Depuis les manifestations qui ont récemment célébré le nom et l'Œuvre d'Hyacinthe Rigaud, la présence de plus en plus régulière des productions de l'artiste sur le marché de l'art ne faiblit pas. Pourvu qu'on y mettre désormais le prix — et ce n'est que justice —, certains pourront ainsi prolonger sur leurs cimaises l'effet admiratif légendaire que le peintre suscitait déjà de son vivant. Ces derniers mois, les salles de ventes n'ont donc pas démérité pour faire valoir l'inédit en profitant d'une cote qui, lot après lot, semblait toujours aller croissante. Mais à ce jeu, toutes ces pièces n'ont pas remporté le succès escompté. Si l'aspect autographe de certaines s'imposait sans discussion de par leur provenance ou leur style bien reconnaissable, d'autres, intégrées avec un peu de rapidité au corpus des autographes du Catalan ont pu, par l'intérêt moyen qu'elles suscitèrent, être victimes d'un consensus artistique préalable loin d'être unanime.

Hyacinthe Rigaud, portrait du marquis de l'Hopital, 1738, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait du marquis de l'Hopital, 1738, collection particulière © d.r.

Le 23 mars dernier par exemple, une vente Artcurial valait un certain détour pour avoir réuni pas moins de trois créations de l'artiste, dont deux inédits. Le lot 1, notamment, proposait la renaissance du portrait de Paul-François Galluccio, marquis de L’Hôpital (1697-1776) dont on savait qu'il avait été réalisé en 1738 par Rigaud mais dont on ignorait jusqu'ici le lieu de conservation. Commandé l'année de la nomination du modèle comme inspecteur général de la cavalerie et des dragons, le portrait vint fort à propos combler un manque iconographique dans le catalogue de son créateur en confirmant, par sa posture, l'image que l'on se faisait de lui. À cette époque en effet, le maître vieillissant tendait à reprendre plus qu'auparavant les mêmes postures, leur insufflant quelques infimes variantes les unes par rapport aux autres sans que les clients n'y trouvent à redire. Son nom, à lui seul, mais aussi ses prix fort soutenus, valaient trop pour que l'on exige une originalité de composition par trop onéreuse... Et si certains chroniqueurs n'hésitèrent bientôt pas à témoigner que le vieux Rigaud, « dans son dernier temps, et à force de finir ses tableaux », en rendrait les contours secs par l'usage « d'une couleur tirant un peu sur le violet », la critique valait tout autant pour son collègue Largillierre qui, en abandonnant la rigueur du dessin au profit d'une touche plus abstraite, donnait à ses ultimes modèles des airs de difformité anatomique parfois accentuée.

Excepté quelques menues variantes dans les accessoires (le nœud de soie noire au cou « à la Nattier » notamment), on se doutait donc que l'attitude proposée par le peintre pour le marquis en reprenait une autre, déjà utilisée pour un client sinon antérieur, du moins contemporain. L'intuition se révéla exacte puisque l'on reconnaît aisément la même posture utilisée la même année dans le portrait d'un officier inconnu de l'ancienne collection Politz ou encore dans celui du comte de Lautrec qui, bien que non localisé en son original, est connu des chercheurs par des copies et une ré-interprétation à mi-corps. Malgré l'attrait de la nouveauté et l'honnêteté de son prix (40 à 60 000 euros), le tableau ne trouva pas preneur, ce qui ne fut pas le cas du lot 102 de la même vente (le portrait original de Claude Hénin de Cuvilliers, exposé à Perpignan à l'automne dernier sous le vocable de Rigaud et atelier) et, surtout, du lot tout juste précédent sous le numéro 100.

Hyacinthe Rigaud, portrait d'un homme, 1684, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait d'un homme, 1684, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait d'un homme, 1684, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait d'un homme, 1684, collection particulière © d.r.

« Fait par Lexelente hiacinte Rigaud en 1684 », comme l'indiquait une inscription apocryphe au dos du carton, ce petit portrait d'homme aux cheveux naturels d'à peine 10 cm de haut fut fort disputé, dépassant les 8000 euros de son estimation basse pour s'abandonner à plus de 55000 euros. Déraisonnable pour certains, mérité pour d'autres, ce prix témoignait du goût des collectionneurs autant pour la rareté des premières productions de Rigaud que pour l'aspect séduisant de l'objet. On savait depuis longtemps que l'artiste avait versé dans ces petits formats, à mi-chemin entre la miniature en émail de bracelet ou de boîte à priser et le portrait réduit comme on avait pu le voir encore récemment avec le petit ovale que nous avions redécouvert au musée de Bordeaux (article dans la page) et dont la taille ne dépassait pas 15 pouces. La touche toute en pointillisme du pinceau semble relier les deux pièces par un même style et une même époque, faisant penser à l'historien de l'art que bien d'autres pépites pourront à l'avenir former de nouveaux lingots chez Rigaud.

Hyacinthe Rigaud (et atelier), portrait de Jean-Antoine Lullin (détail), 1705, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud (et atelier), portrait de Jean-Antoine Lullin (détail), 1705, collection particulière © d.r.

La fluctuation des enchères fut assez bien illustrée le 4 mai dernier, alors que le très spirituel portrait en buste du richissime Genevois Jean-Antoine Lullin (1666-1709) créait la surprise en atteignant la somme astronomique de 470 000 francs suisses (452 295 euros), soit plus de 23 fois son estimation basse. À la vérité, le succès de l'enchère devait sans doute davantage à l'affect de l'acheteur envers cette illustre figure de l'histoire de sa ville, au regard mutin et séduisant, qu'à l'originalité de la pose, maintes fois démultipliée par l'artiste en ces années 1705-1710. Il est vrai que ces « gentilhommes de Rigaud », comme nous avions aimé les appeler, portaient beau dans leurs habits de soie et de velours, agrémentés de riches revers de brocard même au prix d'une formule répétée à l'envi qui pouvait paraître répétitive. Dans ce cas précis d'une œuvre de collaboration pourtant et dans laquelle Rigaud n'intervint visiblement que pour le visage, le prix d'adjudication ne laisse donc d'interroger par sa démesure...

Hyacinthe Rigaud, études de bras et esquisse d'un visage, v. 1715, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, études de bras et esquisse d'un visage, v. 1715, collection particulière © d.r.

Quelques jours plus tard, le 19 mai, une élégante feuille d'étude, inédite, remplissait son office chez Millon à Paris, à 9500 euros. Sur papier bleu crémé, elle montrait que Hyacinthe Rigaud avait été un dessinateur accompli et qu'il précédait ses portraits de nombreuses feuilles d'étude de mains, de bras, le vêtures ou d'attitudes. Ici, deux bras identiques, prévus pour un militaire portant un habit veste sous un plastron de cuirasse accompagnés de l'esquisse d'un visage de femme. Si l'on a à l'esprit, dans ce genre, la jolie feuille de Rouen (bras, rideaux et drapés) — qui trouvait de multiples correspondances dans des œuvres connues du catalogue —, il reste ici assez périlleux de tenter de relier ces bras à un portrait existant. La tête, par contre, évoque assez précisément les effigies féminines des années 1710-1715, avec ce visage délicatement oblique, presque séducteur, à l'instar de celui d'Anne Louise Pitel de Fleury dont on reconnaît parfaitement le port de tête, dans le même sens, avec quelques variations dans l'arrangement des cheveux.

Si la question de l'autographe ne se pose pas dans le cas du subtil crayon de Millon, le statut de la belle étude de fleurs que propose l'antenne parisienne de Sotheby's le 15 juin prochain (lot 164) s'avère plus complexe.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud (?), études de fleurs, après 1720, collection particulière © Christie's images Ltd

Atelier d'Hyacinthe Rigaud (?), études de fleurs, après 1720, collection particulière © Christie's images Ltd

Nous ne connaissions en effet cette image que par le biais d'une reproduction en noir et blanc incluse dans le catalogue d'une vente monégasque de 1988 ce qui nous avait fait émettre des réserves quant à son inclusion dans notre catalogue en 2013. Aujourd'hui, l'œuvre peinte sur papier marouflée sur bois, d'une facture tout à fait éclatante, se révèle dans ses plus belles couleurs. Outre la qualité indéniable de l'objet, un examen attentif montre que son auteur a repris, au pétale près, les principales roses, plusieurs bleuets et renoncules de la célèbre étude de fleurs que Rigaud composa en 1720 et que conserve le musée des Beaux-arts de Dijon.

Correspondance des fleurs entre l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)

Correspondance des fleurs entre l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)

Malgré la tentation d'autographie, la facture très glacée mais vigoureuse de ce petit format s'avère assez différente de celle, plus vibrante, plus naturelle et plus en transparence de sa consœur dijonnaise que le maître prit le soin de dater et de signer en bas à droite, bien à la vue du public. Dès lors, et forts de cette œuvre de référence, on pouvait s'interroger : Quand et surtout pourquoi Rigaud aurait-il choisi de ne reproduire que certaines fleurs de son tableau primitif sans en inventer d'autres ? Mais aussi pour quelle raison aurait-il simplifié sa touche et changé de manière aussi significative de style pictural ?

Comparatifs de facture des fleurs de l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)
Comparatifs de facture des fleurs de l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)
Comparatifs de facture des fleurs de l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)
Comparatifs de facture des fleurs de l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)
Comparatifs de facture des fleurs de l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)

Comparatifs de facture des fleurs de l'étude de Dijon par Hyacinthe Rigaud (à gauche) et celles de l'étude de Sotheby's (à droite)

Compte tenu de la grande qualité de la version Sotheby's et connaissant désormais le haut degré de qualification de certains aides d'atelier du maître, ne pourrait-il pas s'agir en réalité du fruit de l'exercice de l'un d'entre eux ? En l'absence de signature ou de traçabilité, la question mérite à tout le moins d'être posée.

Robert Levrac Tournières, portrait de chevalier de Saint Louis, v. 1695-1700. collection privée © d.r.

Robert Levrac Tournières, portrait de chevalier de Saint Louis, v. 1695-1700. collection privée © d.r.

Pour achever ce tour d'horizon, et à l'heure où nous débutions la rédaction de ces lignes, a été vendu chez Beaussant Lefèvre à Paris, le 10 juin (lot 199), un grand portrait d'officier général, récipiendaire de l'ordre de Saint Louis que sa propriétaire nous avait soumis à l'étude comme Rigaud en tout début d'année. Si de nombreux indices évoquaient d'emblée l'artiste en promettant l'inédit — notamment la main droite tenant le bâton de commandement — nous fument malheureusement plusieurs à émettre des réserves sur cette attribution, héritée par tradition de son ancien détenteur, François Marcille (1790-1856) et bien peu convaincante aujourd'hui. 

Il est vrai que tout prêtait à l'illusion dans ce morceau : de la pose martiale en armure au décorum de paysage agrémenté d'une bataille, le portrait n'était pas sans rappeler les grandes effigies de militaires qui se pressèrent aux portes de l'atelier du Catalan après avoir servi sous les ordres royaux lors de la guerre de la Ligue d'Augsbourg. Il n'en fallait sans doute pas moins à Marcille pour évoquer le nom de Rigaud et, sur la foi d'une gravure (introuvable aujourd'hui), de rattacher à la toile le nom illustre du maréchal de Catinat. Si le nom du célèbre militaire fut conservé jusque dans les années 1980, mais raisonnablement écartée depuis [1], celui de Rigaud persista en filigrane.

À gauche : Robert Le Vrac Tournières, portrait d'un homme inconnu, v. 1705, collection particulière © Christie's images LTD. à droite : Hyacinthe Rigaud, portrait d'un homme inconnu, v. 1700 © Tooveys

À gauche : Robert Le Vrac Tournières, portrait d'un homme inconnu, v. 1705, collection particulière © Christie's images LTD. à droite : Hyacinthe Rigaud, portrait d'un homme inconnu, v. 1700 © Tooveys

De l'avis de plusieurs observateurs donc, et de par sa facture générale, l'élégant militaire paraissait davantage évoquer la technique de Robert Le Vrac Tournières, mieux connue aujourd'hui par les travaux fondateurs d'Eddie Tassel. Cet artiste, proche de Rigaud pour avoir travaillé un temps pour lui, avait tout comme ses collègues, repris sans vergogne maintes tournures de son employeur, sans que le Catalan ne s'en offusque d'ailleurs. Sa manière de reprendre nerveusement les mèches des cheveux des perruques, sur de larges aplats en fond, son goût pour le brossage rapide des drapés des étoffes (ici l'écharpe blanche) et l'air mélancolique qu'il donnait à ses modèles (dont les yeux étaient eux aussi animés d'une humeur blanche), sonnent comme autant d'indices en cette faveur.

Pour finir de s'en convaincre, il suffisait alors d'effectuer un rapide comparatif entre le visage et les boucles de la perruque du miliaire et ceux d'un autre portrait d'homme peint par le portraitiste caennais et vendu par la maison Christie's en 2015. En mettant à leur suite l'un de ces visages tout en humanité, peints par Rigaud à la même période (à droite), le doute pouvait alors définitivement s'installer. Mis à prix 50000 euros, le tableau fut abrégé en quelques minutes à 72000 euros sans en attendre plus et bien loin des 180000 d'une estimation haute peut-être un peu trop gourmande.

Gageons qu'à l'inverse d'un autre portrait de militaire, bien imputable celui-ci à Rigaud et présenté par Christie's le 18 mai dernier sans être acquit (lot 205) [2], le possible Tournières fera l'objet d'une belle restauration qui permettra d'en continuer l'étude et d'affiner l'avis des spécialistes.

Hyacinthe Rigaud (et atelier ?), portrait d'homme, vers 1710-1711, collection particulière © Christie's Ltd

Hyacinthe Rigaud (et atelier ?), portrait d'homme, vers 1710-1711, collection particulière © Christie's Ltd

1. L'iconographie en faisant foi ainsi que l'absence de bâton fleurdelisé de maréchal que le peintre n'aurait pas omis de représenter.

2. Malmené par un historique entre spoliation et récupération d'après guerre, le portrait a beaucoup souffert dans sa couche picturale ce qui le fit passer un temps comme une œuvre de l'atelier de Rigaud. Le militaire représenté, sur le modèle du portrait du maréchal de Vauban, passa aussi être le marquis d'Acigné, peint en 1721 par le Catalan. Toutefois, le style de la perruque appelle selon nous sans hésitation à une datation vers 1710-1711, à une époque où les deux tignons du postiche étaient encore haut, avant qu'ils ne disparaissent dix ans plus tard en un accessoire beaucoup plus plat porté à l'exemple d'un autre militaire à cette époque.

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