En mars prochain, la maison Dupont de Morlaix présentera un nouvel opus inédit d'Hyacinthe Rigaud : le portrait de Claude Thiroux de Villercy (1680-1735). Contacté par le cabinet brestois Philippe Jamault — que nous remercions une fois encore —, le tableau nous avait été soumis à l'expertise en mai de l'année dernière. Outre l'aspect autographe de la toile qui s'imposa d'emblée, un détail au dos de l'œuvre allait immédiatement nous permettre relier un pan de son histoire avec le portrait de son frère, Jean-Louis Thiroux de Lailly que nous avions également réidentifié deux ans plus tôt.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy, 1708, collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy, 1708, collection particulière © d.r.

Restée longtemps orpheline, l’image du portrait de Claude Thiroux de Villercy (1680-1735) par Hyacinthe Rigaud est donc une redécouverte du catalogue de l’artiste. Peinte en 1708 pour 150 livres (prix équivalent à un buste sans les mains) [1], son iconographie n'était pas connue jusqu'à aujourd'hui.

Le jeune homme de 28 ans pose face au spectateur, tourné de trois-quarts vers la droite de la composition, vêtu d’un habit veste de soie brune, galonné d’or et boutonné de même sur le devant. Du col ouvert s’échappe une dentelle fine venant agrémenter ordinairement la chemise de coton sous la veste. Seul le bras droit est visible, caché à partir du coude par un grand drapé de velours bleu sur le devant, enserrant dans son entier le buste jusque sur l’arrière, à gauche. Le modèle porte une perruque à hauts tignons légèrement recourbés en leur sommets, caractéristiques d’une mode courante autour des années 1705-1710.

En précisant que son œuvre avait été peinte selon le procédé de « l’habillement répété », Rigaud avouait qu’il s’était inspiré d’un modèle antérieur, comme c’était couramment le cas en cette période de grande activité de l’atelier. L’agencement du manteau — avec ce drapé recourbé sur le devant masquant à peine l’habit veste à gros boutons —, connut un réel engouement et sera repris pour une dizaine de portraits dont l’une des plus célèbres répétitions fut celle du portrait du sculpteur François Girardon (1627-1715), aujourd’hui au musée des Beaux-arts de Dijon[2].

Hyacinthe Rigaud, portrait de François Girardon, 1705, Dijon, musée des Beaux-arts © cliché du musée

Hyacinthe Rigaud, portrait de François Girardon, 1705, Dijon, musée des Beaux-arts © cliché du musée

Considéré lui-même par l’artiste dans ses comptes comme une reprise d’après un modèle antérieur[3], ce Girardon évoquait déjà un item originel qui reste encore à redécouvrir. Quatre autres portraits sont également connus pour avoir emprunté la même attitude : trois représentant des anonymes[4] et un quatrième figurant en 1711 Jean Martin de La Chapelle[5]. D’autres clients du peintre, militaires quant à eux, bénéficièrent d’adaptations voisines, à l’instar des portraits de Bonaventura Ortaffa en 1715[6] ou du comte de Sparre en 1717[7], l’artiste habillant leurs bustes armés par le même drapé au pli près.

Dans le cas du Thiroux, deux des meilleurs aides du moment — Jean-Baptiste Montmorency et Claude Bailleul —, participèrent au chantier en recevant respectivement 7 et 10 livres pour leur travail de reproduction de l’habillement. Ce type de collaboration, présent dans bien d’autres ateliers européens (on pense à Van Dyck ou Rubens notamment), permettait à Rigaud de gagner du temps pour qu’en dernier recours il n'ait qu'à procéder aux ultimes finitions et aux retouches éventuelles pour que le portrait puisse être remis à son commanditaire sous sa meilleure condition. Le maître se réservait toutefois toujours la confection des mains et du visage, berceau de l’expression. Les carnations du Thiroux, travaillées avec soin dans l’épaisseur des blancs, sont idéalement illustratrices d’un artiste parvenu à la maturité et pour qui la ressemblance valait tout. L’artiste s’attache ici à rendre au vrai le velouté des chairs, à jouer sur la transparence de l’épiderme et à recréer un volume anatomique rigoureux.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy, 1708 (détail), collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy, 1708 (détail), collection particulière © d.r.

Les jours, rehaussés de délicates touches de blanc dans le creux des yeux, servent également à souligner délicatement l’arête du nez. À l’instar d’autres artistes contemporains, Rigaud ne manqua pas d’apposer sur chaque pupille inférieure, une discrète humeur blanche servant à faire vibrer le regard. Il porta également toute son attention à la confection de la perruque. Il pouvait y jouer de contrastes forts entre ombre et lumière profitant parfois, afin de mieux faire vibrer par transparence les boucles des cheveux, de la sous-jascence rouge terreuse d’une préparation appliquée sur la toile avant de commencer le travail. Si aucune copie ne semble avoir été notée dans les livres de comptes de l'artiste, le portrait fut tout de même dupliqué par un artiste anonyme comme en témoigne cette version, passée il y a peu comme portrait d’anonyme sur le marché de l’art espagnol [8].

Anonyme d'après Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy. ap. 1708. Madrid, marché de l'art © d.r.

Anonyme d'après Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy. ap. 1708. Madrid, marché de l'art © d.r.

Extrait des livres de comptes pour l'année 1708. Paris, bibliothèque de l'Institut de France © photo Stéphan Perreau

Extrait des livres de comptes pour l'année 1708. Paris, bibliothèque de l'Institut de France © photo Stéphan Perreau

Sur plusieurs générations, les Thiroux, gens de finance aisés originaires d’Autun, furent clients assidus de Rigaud. Dès 1694, le père de notre modèle, Lazare Louis Thiroux (1656-1742), futur fermier général et directeur de la Compagnie perpétuelle des Indes dans son dernier temps, avait payé 110 livres pour son portrait[9]. Son second fils, Jean-Louis Thiroux de Lailly (1682-1742) allait lui aussi succomber quelques années plus tard en commandant à Rigaud une élégante effigie que nous avons tout récemment identifiée dans une collection privée[10]. De même format que celle de Claude, rentoilé et mis sur un châssis similaire, le portrait porte, lui aussi au dos, une inscription à la graphie identique identifiant le modèle : « M.r Thiroux de Lailly n°2». Il est donc très probable que les portraits des deux frères furent un temps réunis au sein d’une seule et même collection dont on prit soin de réaliser un inventaire.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy, 1708 (détail de l'inscription au dos), collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Claude Thiroux de Villercy, 1708 (détail de l'inscription au dos), collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Louis Thiroux de Lailly, v. 1710 (détail de l'inscription au dos), collection particulière © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Louis Thiroux de Lailly, v. 1710 (détail de l'inscription au dos), collection particulière © d.r.

En 1712, quelques années avant que sa nièce et son neveu — Catherine  Marie Augustine Thiroux de Millery (v. 1711–1759) et Louis Lazare Thiroux d’Arconville (1712–1789) —, ne le firent à leur tour en 1741[11] et 1743[12], Claude Thiroux commanda à Rigaud le portrait de sa nouvelle épouse, Marie-Anne Le Meignan (v. 1692-1729), fille d’un notaire parisien[13]. Quant à la femme de son frère Jean-Louis ainsi que leur frère cadet Philibert François Thiroux de Gerseuil (1691-1755), ils passèrent également tous deux dans l’atelier de l’artiste en 1722[14] et 1724[15], avant que Claude ne pose lui-même une seconde fois devant son peintre, en 1732[16]. En reprenant sine varietur l'avis du professeur Gallenkamp, on avait d'ailleurs jusqu’ici fait correspondre ce nouvel item avec un portrait de parlementaire, daté et signé de 1732, passé sur le marché de l’art américain en 1959. La réapparition de la première effigie de Claude Thiroux, remet en doute cette dernière hypothèse tant les visages ne se ressemblent pas, même au prix d’un vieillissement des traits du personnage.

Chevalier, seigneur chastellain de Villemesle, Ouarville et autres lieux, Thiroux de Villercy était devenu receveur général en 1717 avant de prendre ses fonctions comme payeur général des rentes de 1723 à 1735[17]. La date d'acquisition de cette dernière charge précise d’ailleurs le rajout postérieur et correctif de l’ami de Rigaud, Hendrick van Hulst[18] et confirme le choix d’un vêtement civil correspondant aux activités du modèle dans la haute finance du royaume. Après avoir fait rédiger son testament, le 21 mars 1735[19], Claude Thiroux mourut le 7 juin suivant dans sa maison de la rue Michel le Comte, non loin de l’hôtel de son frère Jean-Louis.

Paris, rue Michel Le Comte. Extrait du plan de Turgot, 1739 © d.r.

Paris, rue Michel Le Comte. Extrait du plan de Turgot, 1739 © d.r.

 


[1] Paiement inscrit aux livres de comptes en 1708 pour 150 livres (ms. 624, f° 27 v° : « M[onsieur]r De Villercy [rajout :] h[abillement]. r[répêté]. »). Joseph Roman, qui publia en 1919 pour la première fois les comptes de Rigaud, avait fautivement lu la mention et proposé le nom de « Jacques de Villery, marchand libraire à Paris vers 1708 ». Nous avons rétabli pour la première fois en 2013 celui de Thiroux de Villercy (Perreau, 2013, cat. *PC.1006, p. 211).

[2] Inv. CA 452 (cat. 1823).

[3] Livre de comptes de Rigaud (ms. 624, f° 23 v°) : « M[onsieu]r Girardon [rajout :] hab[illement] rep[été] » (Perreau, 2013, cat. PC.878, p. 190-191).

[4] Williamstown, The Sterling et Francine Clark Intitute. Inv. 1955.953 (Perreau, 2013, cat. P.882, p. 191) ; ventes Rioms, Vassy-Jalenques, 18 février 1996 (Perreau, 2013, cat. P.881, p. 191) et Sotheby's, Paris, 28 novembre 2016, lot. 84 (Perreau, 2013, cat. P.879, p. 191).

[5] Vente Rennes enchères, 12 février 2018, lot 15 (Perreau, 2013, cat. *PC.1156, p. 231).

[6] Vente, Paris, Fraysse svv, 25 mai 2023, lot. 6 (Laurent Fonquernie, « Portrait de Bonaventure d'Ortaffa i Vilaplana, noble roussillonnais, commandant en chef des miquelets », Institut du Grenat, [en ligne], 5 décembre 2016).

[7] Vente Stockholm, Bukowskis, 25 novembre 2009, lot 243 (Perreau, 2013, cat. PC.1257, p. 253).

[8] Madrid, Alcala Subastas, 22 décembre 2022, lot 817, 79,5 x 63,5 cm. Voir Perreau, https://hyacinthe-rigaud.over-blog.com/2023/02/hyacinthe-rigaud-derniers-feux-2022.html.

[9] Perreau, 2013, cat. *P.367, p. 108.

[10] https://hyacinthe-rigaud.over-blog.com/2023/10/monsieur-thiroux-de-lailly-par-hyacinthe-rigaud-histoire-d-un-prototype.html.

[11] Perreau, 2013, cat. *P.1432, p. 301.

[12] Perreau, 2013, cat. *P.1439, p. 304.

[13] Perreau, 2013, cat. *PC.1204, p. 241.

[14] Perreau, 2013, cat. *P.1302, p. 266.

[15] Perreau, 2013, cat. *P.1334, p. 272.

[16] Paiement inscrit aux livres de comptes en 1732 : ms. 624, f° 44 : « M[onsieu]r de vilarcy, Cons[eille]r au gr[an]d conseil, [rajout de Hulst :] Thiroux de Villercy » (Perreau, 2013, cat. *P.1371, p. 285).

[17] Claeys, 2011, t. II, p. 2293-2294.

[18] Si l'original du portrait de Villercy fut convenablement porté au crédit des œuvres produites en 1708, il fut curieusement noté de nouveau de 1709, probablement pour marquer le paiement du solde de l’œuvre comme cela arrivait parfois. Cette dualité interrogea toutefois Hulst qui biffa cette dernière annotation pour ajouter les charges ultérieures de Villercy, à savoir celle de receveur général des finances en Flandres puis de contrôleur au Grand Conseil.

[19] Paris, archives nationales, minutier central, et. LII, 267. Son inventaire après décès fut réalisé le 14 juin suivant (ibid. et. LII, 268).

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