Monsieur Thiroux de Lailly par Hyacinthe Rigaud : histoire d'un prototype
01 nov. 2023Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Louis Thiroux de Lailly, v. 1710. Collection privée © photo Stéphan Perreau
Le 6 août 2021, un collectionneur privé parisien nous soumettait à l'étude par différents clichés recto et verso, un élégant portrait de jeune homme entré dans sa famille depuis plusieurs générations. En buste, le col ouvert « au négligé » débordant sur une veste de soie crème à boutons et galon d'or, le personnage semblait flotter dans un fracas créé par l'ordonnancement des plis de son manteau de velours violine doublé de brocard d'or. Son visage, juvénile — au sourire légèrement esquissé que vient compléter un regard inspiré, perdu vers l'extérieur gauche de la composition —, conférait à l'image une indéniable spiritualité que ne parvenait pas à alourdir une ample perruque blonde encore ancrée, par son volume et sa hauteur, dans ce premier quart du XVIIIe siècle [1].
L'image n'était pas inconnue. Elle possédait en effet son double — en tous point identique excepté les tons de bruns du manteau —, léguée en 1883 par le peintre valenciennois Émile-François Dessain (1808-1882) au musée des Beaux-arts de sa ville. Proposée initialement comme effigie du Régent Philippe d'Orléans (probablement à cause du port altier du personnage et la richesse de sa vêture), elle avait bien vite retrouvé un provisoire anonymat avant d'être associée pour longtemps à l'iconographie du jeune Comte de Toulouse et duc de Danville, fils légitimé de Louis XIV et de Madame de Montespan.
Hyacinthe Rigaud (et atelier ?), portrait dit à tort du duc de Damville, v. 1710. Valenciennes, musée des beaux-arts © RMN / Michel Urtado
L'image renvoyait aussi à plusieurs autres portraits issus du catalogue de l'artiste, tous calqués sur la même posture. Rigaud y avait, comme à son habitude pour ses « gentilshommes », dupliqué durant plusieurs années et sur le principe de l'« habillement répété », l'une de ses compositions à succès. Celle-ci fut sans nul doute élaborée dans les années 1710 comme en témoigne les sur-tout capillaires des modèles représentés, véritables marqueurs de leur temps permettant de les dater avec une assez grande finesse.
Hyacinthe Rigaud (à gauche), portrait dit du comte de Pontchartrain. v. 1710, Loc. inc. ; (à droite), portrait de Lucas Schaub, 1721, Bâle, Kunstmuseum © d.r.
Après avoir été léonine dans les années 1690-1700, avec des tignons peu élevés et légèrement évasés, elle s'élève peu à peu durant la première décennie du XVIIIe siècle. Au prix de variantes dans les textures des vêtements et à l'exemple du portrait dit anciennement du comte de Pontchartrain ou de plusieurs autres à sa suite, ces messieurs sacrifièrent ainsi à la mode des « hautes cheminées ». À partir des années 1720, et même si un même habillement pouvait perdurer à l'instar du portrait de Lucas Schaub, les postiches ne manquèrent pas de s'adapter au nouveau goût en se raccourcissant ou en baissant d'un étage. Peu à peu enfin, vers la fin de la carrière de Rigaud, elles deviendront « bouton », épousant la forme du visage par un réseau de boucles resserrées et plus sagement agencées.
Outre sa grande qualité, dont nous avons pu récemment juger par un examen in situ de la toile, l'exemplaire parisien offrait une réelle nouveauté dont nous fit part son propriétaire dès 2021 : la présence en son revers, sur la traverse médiane de son châssis, de l'inscription apocryphe, « M. Thiroux de Lailly N°2 ». Probable témoin d'un inventaire réalisé au XIXe siècle, date du rentoilage et de la remise sous châssis du tableau, on pouvait apporter quelque crédit à cette identification familiale puisque la même graphie sera présente au dos du portrait de son frère Claude Thiroux de Villercy, peint en 1708, que nous avons récemment identifié [2].
Là encore, le patronyme ne nous était pas inconnu. Durant tout le XVIIIe siècle en effet, plusieurs générations de Thiroux, gens de finance aisés originaires d'Autun, passèrent devant l’œil avisé de Rigaud. Le premier, Lazare-Louis (1656-1742), seigneur de Lailly-Vaujour, avait sollicité l'artiste dès 1694. Son fils aîné, Claude (1680-1735), seigneur de Villercy, passera devant le peintre en 1708, rejoint par sa femme en 1713 et avant d'y revenir lui-même beaucoup plus tardivement, en 1732, alors qu'il était devenu payeur général des rentes. Si son cadet, le conseiller Thiroux de Gerseuil (1691-1755), avait à son tour sollicité un buste en 1724, rien ne laissait présager par son absence des comptes du peintre, que le second de la fratrie, Jean-Louis Thiroux (1682-1742), seigneur de Lailly et d'Arconville, avait lui aussi cédé à une tradition picturale qui devait perdurer chez ses descendants [3].
À ses débuts receveur général des fermes à Bourges depuis 1707, et comme le rappelle le dictionnaire de Thierry Claeys, Jean-Louis Thiroux avait succédé le 20 mars 1715 à son frère aîné, démissionnaire, comme conseiller trésorier receveur général et payeur ancien triennal de la 47 ème partie des rentes de l'hôtel de ville de Paris. L'un des « fermiers généraux des Fermes unies du roi et des postes et relais de France » à partir de 1721, trésorier général de la maison du roi depuis 1727, il fut également porte-manteau des écuries du roi.
C'est le 16 avril 1709 à Autun, qu'il épousa Claude Buffot de Millery (1690-1766), peut-être cette « Madame Thiroux de Lailly » que Rigaud représenta en 1722. S'il était tentant d'imaginer que le portrait de Jean-Louis Thiroux, « oublié » des comptes de l'artiste ait pu être peint en même temps que celui de sa femme, il aurait alors figuré un homme de 40 ans, bien peu concordant avec la jeunesse du modèle nouvellement identifié ici.
Si aucun portrait — excepté celui de Louis XIV —, ne fut décrit dans l'imposant inventaire après décès de Monsieur de Lailly [4], l'acte nous permet d'entrer dans son intimité, au coeur du Marais, là où il avait fait bâtir, de 1739 à 1741, son hôtel particulier, non loin de celui des d'Ollivier...
1. Le 22 mai 1957, Pierre Lamy, agréé et assermenté en tableaux et dessins anciens et alors vice-président de la Chambre syndicale des experts, fournissait au propriétaire un certificat authentifiant déjà sans réserve l'auteur du tableau : « la noblesse de la tête et du port, et les qualités picturales maîtresses que l'on trouve dans les passages de tons des ombres du visage, l'exécution magistrale du costume et des broderies permettent de donner cette œuvre au maître ». Nous remercions le propriétaire du tableau de nous avoir fourni ces renseignements et de nous avoir donné son autorisation pour la publication de l'œuvre.
2. Nous reviendrons prochainement sur ce portrait, dont nous avions publié ce qui s'avère être aujourd'hui une copie (alors non identifiée), récemment passée sur le marché de l'art madrilène. La présence du numéro 2 sur le portrait de Monsieur de Lailly pourrait faire penser que deux effigies du même modèle furent répertoriés puisqu'aucun chiffre n'est présent sur celui de son frère Claude. À moins qu'il y ait eu inversion lors dudit inventaire entre les Thiroux, car l'on sait que Claude fut peint à deux reprises par Rigaud ? Il reste toutefois bien hasardeux de conclure car le modèle aurait tout à fait pu s'être fait peindre par un autre artiste...
3. Le premier des petits-fils de Monsieur de Lailly, Louis-Lazare Thiroux d'Arconville (1712–1789), paiera son propre portrait 600 livres en 1743, suivant ainsi l’initiative de son propre beau-père, le fermier général Darlus, peint en 1733. La sœur de d’Arconville, Madame de Semonville, les imitera en 1741. Une véritable histoire de famille...
4. Paris, archives nationales, Minutier Central, ét. 52, liasse 307, 1er août 1742.