Hyacinthe Rigaud : chroniques des ventes 2023-2024
17 avr. 2024Hyacinthe Rigaud, portrait d'un parlementaire, v. 1700. Collection particulière © Artcurial service de presse
L'œil vif, l'iris bleu, le cheveu souple, l'homme de la vente Artcurial du 20 mars 2024 (lot 40), sortait pour la première fois de sa collection privée provençale pour le feu des enchères. Malgré des opacités éparses, et sûr de son effet, il partait rapidement pour une enchère raisonnable à un peu plus de 11000 euros. Une belle affaire donc pour ce portrait de parlementaire, datable des alentours de 1700, à une époque durant laquelle Rigaud maîtrise amplement son sujet. L'effigie appartenait en effet — et sans doute possible — à ce que l'artiste savait faire de plus élégant, rendant à la perfection la probable ressemblance de son modèle.
Hyacinthe Rigaud, portrait d'un parlementaire, v. 1700 (détails). Collection particulière © Artcurial service de presse
Pris de trois quart en buste, le visage tourné vers le spectateur, le jeune homme porte ici la robe noire et le double rabat caractéristiques d'un membre d'une cour parlementaire. Conseiller ? Avocat ? Difficile de trancher. Dans un fracas de tissus moirés, à l'agencement propre à montrer au public sa dextérité, le peintre se joue des textures au sein d'une gramme de tons sombres qu'il affectionne. De cette masse sourd pourtant une indéfectible lumière qui rejoint celle, franche et nourrie illuminant par la gauche le visage oblong du personnage, sans doute l'une des plus belles images des enchères de ce début d'année.
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de jeune homme, v. 1700. Collection particulière © Galerie Moenius service de presse
Quelques mois plus tôt, le 20 janvier, la Galerie Suisse Moenius proposait sous le lot 435 un petit portrait « de noble » qui attirait d'emblée l'attention des connaisseurs. Des connaisseurs de l'Œuvre de Hyacinthe Rigaud bien entendu car, si son auteur était présenté comme inconnu, la posture et les traits du modèle rappelaient immédiatement ceux du jeune homme anonyme peint par le Catalan et conservé au musée Carnavalet. Quoi que plus schématique dans ses finitions que sa consœur parisienne, cette version présentait l'avantage d'une vêture plus lisible malgré son état d'esquisse. Elle renvoyait ainsi au degré d'inachèvement du portrait dit récemment de Gabriel Blanchard dont seule la tête d'expression avait été poussée, laissant le reste du buste à l'état simple débauche.
Hyacinthe Rigaud, portrait de jeune homme, v. 1700, Paris, musée Carnavalet © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
À l'instar de l'inconnu du Smith Collège museum of art, on ne sait si Rigaud termina réellement son portrait ou si d'autres essais furent réalisés en ce sens. Tout comme le sculpteur anonyme de l'ancienne collection Lagerfeld, resté lui aussi inachevé mais qui fut précédé de trois esquisses réduites connues, la composition se voulait peut-être plus ambitieuse. Avec sa matière plus brute, moins léchée, ses contours plus évasifs mains non moins rigoureux anatomiquement, la version suisse est peut-être une reprise ultérieure à partir de celle de Paris, peut-être même par un collaborateur à la main assurée, chargé par son employeur d'esquisser plusieurs visages identiques en vue d'une finition ultérieure. Estimé 500 francs suisses, le tableau partit honnêtement à 3000.
Hyacinthe Rigaud et atelier, autoportrait au porte mine, v. 1711. Collection particulière © Stéphan Perreau
Tout comme ses contemporains et amis, Nicolas de Largillierre et François de Troy pour ne citer qu’eux, Hyacinthe Rigaud se plia avec une grande régularité à l’exercice introspectif de l’autoportrait. Égalant Van Dyck et Rembrandt, aînés auxquels il vouait une véritable admiration, l’artiste catalan fixa une dizaine de fois ses traits sur la toile, de ses débuts lyonnais vers 1677-1680 jusqu’au crépuscule de sa vie en 1743. Une réplique autographe de son autoportrait dit « au porte-mine » de 1711, peint durant la plus belle période de maturité son auteur (et conservé au musée des châteaux de Versailles et de Trianon), a récemment réapparu. Soumise à notre expertise en début d'année dernière par la galerie Moretti, elle constitue une réelle découverte. Restée dans sa collection privée italienne depuis l'origine, elle témoigne en effet s'il était besoin de la renommée du peintre dans la péninsule où il compta de nombreux clients. Son style même et ses compositions firent, comme on sait, de nombreux émules parmi les peintres génois comme Delle Piane (1670-1745) ou Parodi (1672-1742) qui n'hésitèrent pas copier parfois servilement ses postures.
Courtisé par toutes les cours européennes pour son excellence à rendre les ressemblances et à traduire le naturel des accessoires, Rigaud dut, tout au long de sa carrière, alimenter une demande toujours croissante en matière de diffusion de son image. Ses premières effigies, plus intimes, ne furent destinées qu’à sa sphère privée mais son autoportrait dit « au turban » de 1698 connut une duplication active ainsi qu’une large diffusion à l’estampe. S’il fallut attendre les années 1727-1742 pour qu’un autre autoportrait dit « de l’académie » dont dérivera celui « peignant un portrait » connaisse une similaire renommée, l’Autoportrait dit « au porte-mine » tient une place tout à fait particulière dans son Œuvre. Succédant de près à celui dit « au cordon noir » de 1710 dans lequel l’artiste se représente avec sa palette, le buste tourné vers la gauche — et ceint, au prix d’un rajout postérieur, du cordon de l’ordre de Saint Michel acquit en 1727 —, notre portrait ne précède que de quelques années l’autoportrait dit « à la palette », peint en 1716 pour être offert au duc Cosme III de Médicis à Florence. Si ce dernier n’est en réalité qu’une adaptation de celui de 1698 dont on a actualisé les traits et changé la vêture tout comme la coiffure, l’autoportrait au « porte mine » est une réelle création.
Hyacinthe Rigaud, autoportraits (1692, 1698, 1710, 1716, 1727), détails. Collection particulière, Perpignan musée Rigaud, Florence Galerie des Offices, château de Cheverny © d.r.
Le visage de face, le buste tourné vers la gauche, l’artiste se représente dans un intérieur composé à dextre d’une arcature de chevalet portant à l’arrière une toile vierge et, à senestre, d’un rideau de velours brun. Vêtu d’un habit veste de couleur de même ton, doublé de soie bleue et galonnée d’or en son bord comme dans la boutonnière, il semble flotter dans le grand drapé de velours brun rougeoyant de son manteau, jeté au creux des bras. Le mouvement englobant (de la gauche vers la droite) du tissu suit celui du bonnet d’intérieur de soie doublée de brocard dont tout artiste se protégeait alors le crâne rasé, une fois la perruque ôtée et insuffle une réelle dynamique à l’œuvre.
En une posture toute de naturel, les mains du peintre reposent au premier plan sur un carton à dessin contenant diverses feuilles de papier bistre et bleues froissées. Tandis que celle de droite tient ostensiblement un double porte-mine d’argent prêt à être utilisé, la main gauche glisse ses doigts dans le portefeuille qu’elle maintien fermement. L’élégance de l’agencement — qui poussera Rigaud à la réutiliser partiellement la même main, deux ans plus tard pour son portrait du prédicateur royal Antoine Anselme —, permet à l’artiste d’apporter un soin tout particulier à cette partie de son œuvre. Seul endroit du tableau (avec le visage) à être inondé de lumière crue, il focalise ainsi l’attention du spectateur sur l’âme de la création. Le choix du porte-mine n’est d’ailleurs pas anodin puisqu’il affirme ici ostensiblement l’auteur comme un partisan du dessin, lui qui s’était également rangé du côté de ceux de la couleur lors de l’ancienne querelle qui opposa les artistes durant les dernières années du vieux siècle. Ces focus lumineux sont d’autant accentués que le reste de la composition privilégie les tonalités sombres, toutes plongées dans des clairs-obscurs qu’affectionnait Rigaud et qui sonnent tels un plaidoyer pour la peinture du Nord et notamment pour Rembrandt qu’il collectionnait.
Hyacinthe Rigaud, autoportrait au porte-mine (détail des mains et du carton à dessin). À gauche, exemplaire de la galerie Moretti (dans le cours de la restauration). À droite, exemplaire de Versailles © photos Stéphan Perreau
La date de création de notre exemplaire est sans doute très proche de celle de la version de Versailles car l’œuvre quitta rapidement l’atelier pour les cimaises de son commanditaire, Louis Malpenée (1656-1747), sieur d’Assenay grand amateur d’art et collectionneur. Rigaud passa ainsi rapidement à un autre style d’autoportrait dès 1716. Si certaines archives témoignent que des copies de cette version de 1711 et de son « pendant » par Largillierre avaient pu être réalisées, on n’en connaissait véritablement jusqu’ici qu’une seule, de format réduit (Middlevury College Museum of Art). D’une facture nettement plus glacée — qui empêche d’y voir un travail réalisé directement sous la direction de Rigaud —, cette dernière n’est pas sans intérêt puisqu’elle reprend à son compte de menues variantes, apportée par le maître à notre version par rapport au « tableau source » Versaillais.
Si l’on sent à plusieurs endroits de la réplique italienne une possible participation de l’un de ses aides de confiance — notamment dans le remplissage du manteau, celui des aplats du bonnet ou l’esquisse de certaines parties du modelé du visage — le maitre s’appliqua toutefois à retoucher l'ensemble en toute fin sa création. En témoignent les infimes modulations, que ce soit dans l’ordonnancement des plis des manches de coton débordants ou dans l’écaillage du cuir de la tranche droite du carton à dessin lequel, à Versailles, reste vierge de toute « usure naturelle ».
Conservé dans son cadre italien et sur sa toile d'origine, l'œuvre n'avait subit aucune restauration et présentait une couche picturale presque intacte sous un chancis généralisé qui, une fois enlevé, révéla l'indéniable qualité de l'ensemble.
Atelier d'Hyacinthe Rigaud (?) portrait de militaire, v. 1710-1715. Collection particulière © photo Albi Enchères
Ont suivi dans les ventes du début d'année (et outre le d'Argenson d'une récente vente Daguerre, sur lequel nous reviendront), plusieurs autres témoins de l'activité florissante de l'atelier de Rigaud. Une copie du portrait de militaire de la collection de Lastic — vue le 2 mars chez Les Andelys encheres (lot 27) — suivait de peu la version d'un autre qui singeait, à Albi le 24 février (lot 601), des postures martiales bien connues du catalogue rigaudien. Présenté comme le portrait du duc de Sully, Maximilien Henri de Béthune, il n'en reprenait en réalité que la posture, le visage étant bien trop différent pour partager la même identité. De belle facture, à défaut d'être de la main du maître, la toile illustre le soin porté par les aides de Rigaud à la duplication des images de leur employeur, même si la possibilité d'un artiste extérieur à l'atelier singeant le Catalan n'est pas à écarter...