EPÎTRES
LIVRE SECOND
Epître première.

 

A M. Rigaud, peintre célèbre.

De la vanité de ceux qui veulent être flatez dans leur portrait

 

« Rigaud cherche le Vray, pein toûjours la Nature,

Plein l'homme tel qu'il est, quans tu sais sa peinture.

De son visage en vain prompte à saisir les traits,

Ta docte main fait vivre & parler tes Portraits,

 

En vain, non moins sçavant en l’Art des drapperies,

Des habits, qu’à ton choix, tu peins & tu varies,

On se trompe à l’étoffe  & L’on croit que Gautier[1]

Te la fournit brillante au sortir du métier :

 

Si tu ne peins l’esprit, les mœurs, le rang & l’âge,

Je ne te connois point dans ton plus grand ouvrage :

Je n’y vois qu’un Pinceau des temps toujours vainqueur,

Mais je n’y trouve point ta droiture & ton cœur.

 

Ennemi du mensonge, abhorrant l’imposture,
Jamais n’a de ton cœur hésité la droiture,
Et pour la vérité ton zele impétueux
De ta langue toujours a délié les nœuds.

 

Inspire à ton Pinceau la même hardiesse,
Au mauvais goût du temps oppose ta sagesse,
Et ne te rend jamais dans un Portrait flatté,
Complice du mensonge & de la vanité.

 

Ce n'est point à son art pour donner plus le lustre,

Pour acquérir un nom, plus Prompt & plus illustre,

Que de riches habits, le peintre fait son choix,

Et pare de Velours jusqu'aux moindres Bourgeois.

 

Qu'il change du Marchand le Comptoir, la Boutique,

En table de Porphire, en superbe Portique,

Et que, sur un Carreau de Galon d'or brodé,

En robe de Brocart il le peint accoudé.

 

Le Peintre connoit mieux en quoi son Art consiste,

Il sait que d'une main également Artiste,

Il feroit un Portrait non moins fort, non moins beau,

Habillant le Bourgeois de simple Drap d'Usseau,

Et peignant au Comptoir, assis auprès d'un Bouge

Le Marchand en Bonnet, en Camisole rouge.

 

Tels, avant que l'Orguëil eût confondu les Rangs,

Quand l'Habit annonçoit les états differents,

Distinguoit la Noblesse, & que de la Police

Le Bourgeois plus sournis redoutoit la Justices.

 

Tels surent les Portraits, simples & naturels,

L'Habit en étoit vrai, les ornemens réels,

Les airs de tête tels qu'on les eût sans étude,

Le choix du Peintre seul en regloit l'attitude,

Et l'on ne croioit pas qu'il dût sous ses couleurs

Rendre l'homme autrement qu'on ne le trouve ailleurs,

 

C’est ainsi que Vandeik, sans parure étrangère,

A d’un Pinceau fidele & d’une main légère,

Fait en habit de Bure, au Cabinet des Rois,

Entrer le Bourguemestre & le simple Bourgeois,

Et qu’on voit de Remhand, mise en place éclatante,

A côté des Héros, la rustique Servante.

 

D’où vient donc qu’aujourd'hui, nez un siècle plus tard,

Nos Rembrand, nos Vandeik, sçavans Maîtres de l’Art,

Quittant la verité, manquant aux vrai-semblances,

De leurs meilleurs Portraits, gâtent la ressemblance ?

 

D'où vient qu'au bon François qui se livre à leur main,
IIs donnent un habit Grec, Persan, ou Romain,
Et que toujours flatez, leurs traits les plus fidéles,
S'écartent si souvent des airs de leurs modeles ?

 

C’est que plus complaisant, ou plus âpres au gain,

Connoissant aujourd’hui combien tout homme est vain,

Ils ont crû qu’il vouloit qu’aux traits de son visage,

De sa vanité folle on ajoutât l'image.

 

En ont-ils pû douter ? Entre ces noms écrits

De qui pour leur portrait chez toi les jours sont pris,

En est-il, cher Rigaud, qui par un Emissaire

Ne t'ait pas mendié quelque trait moins sincere ?

Et qui pour son argent n'ait pas crû recevoir

La bonne mine & l'air tels qu'il veut les avoir ?

 

En as-tu vû quelqu'un qui, lors même qu'il semble

Demander à ta main un Portrait qui ressemble,

Ne pardonne en secret à ton Art indulgent

De quelques traits flateurs le mensonge obligeant ?

 

O ! qu'on en verroit peu se choisir pour les peindre

Un Peintre qui ne sait ni déguiser ni feindre !

Toujours l'homrne se flate & veut être flaté,

Mais des femmes sur tout la folle vanité

S'attend qu'en leurs portraits par le Peintre embellies,

 

Toutes, jusqu'à la laide, y paroîtront jolies,

Et voudroit que l'on pû, leur forgeant des appas,

Leur faire ressembler des traits qu'elles n'ont pas.

C'est ainsi qu'espérant de tes égards pour elles,

Que, nouveau Créateur, tu les ferois plus belles.

 

Je sçai bien, (c’est Rigaud en quoi ta main excelle,)

Qu’en peignant la Nature, il faut la peindre belle ;

Mais cet Art n’est permis à l’égard des Portraits,

Que pour en exprimer plus sçavamment les traits,

 

Choisi, peignant l'Histoire, un modele achevé
Tel qu'en tant de morceaux le tems l'a conservé,
Pein l'air de tes Heros sur les nobles figures
Qu'offrent aux yeux savants les antiques gravures.
 

Ou du moins embelli par des traits gratiéux
Le modele imparfait où s'attachent tes yeux.
C'est où doit ton adresse en ce genre paroître
Et malheur au Pinceau qui me sait reconnoitre
Dans les traits des Heros dont il peint les hauts faits,
Qu'il les a copiez d'après des Portesaix.

 

Dans ces Plafonds qu'ont peints, à i'envi l'un de l'autre,

[maison de Mr Lambert de Thorigni, à la pointe de l'Isle]

Ces deux Peintres fameux dans leur Siècle & le notre

Le Sueur d'un côté sur le sacré Vallon
Déguisant son modele a peint son Apollon ,
Et de l'autre, le Brun change l'air ridicule
Du grossier porteur d'eau dont il fait son Hercule,
 

Déguisé le Recors, sur lequel modelé,
Du superbe Plafond tombe un Mercure ailé.
Ces Dieux qu'on voit sortir de la Voûte Celeste,
N'ont plus de leur modele aucun trait qui leur reste,
Tout est grand, tout est noble, & l'on croiroit aux yeux
Que les Dieux qu'on y voit sont peints d'après des Dieux.


Mais l'art qui te permet d'embellir tes figures,
N'appartient qu'à l'histoire, & si dans tes Peintures
Je ne vois tel qu'il est, le pesent Porteur d'eau,
Une Sangle à son cou portant son double Seau,
Si le Bourgeois n'est peint comme un Bourgeois doit l'être,

Si le grave Officier a l'air d'un petit Maître,
Plus ton tableau me plaît, plus j'en ai de regret,
J'admire ta Peinture & je ris du Portrait.

 

Ne di point qu'à ton Art ces changemens burlesques
Furent toûjours permis comme traits pictoresques
Et que ce sont d'ailleurs des secours importans
Pour rendre les Portraits du goût de tous les tems.

Répons-moi. Quelle mode inconstante & bizare,

Rend par ses changemens un habit plus barbare,

 

Que ce bizare habit par le Peintre inventé,
Qu'aucun de deux qu'il peint en nul tems n'a porté ?
Quelle femme à la Cour s'habille à la Persans
Quelle femme à Paris est vétue en Diane ?
 

 

Et quand avons-nous vû, sur l'habit d'Alidor,
Badiner les replis d'un Manteau de drap d'or ?
Qui veut courir le bal peut-être ainsi se masque,
Et tu crois, les fixant à cet habit fantasque,
Que leurs Portaits, ainsi déja trop deguisez.
Seront à reconnoitre en tout tems plus aisez.

 

Di, sur quel fondement cet espoir peut-il naître ?
S'est-on jamais masqué pour se saire connoître ?
Et qui peut, au Portrait d'Eraste ou de Cliton
Deviner le Marchand de fer ou de leton ?
Mais n'est-ce donc en nous que notre habit qui change ?

Cette jeune beauté que tu peins comme un Ange,

Verra plûtôt changer ses roses & ses lis,

Que ses habillemens par la mode vieillis.

 

Le tems à tes portraits sait bien d'autres injures,

Que de changer la mode & le goût des parures.

Tu veux fixer l'habit & des prompts changemens

D'un usage nouveau sauver tes ornemens.

Cherche donc aussi l'Art de fixer le visage,

Du tems qui le fletrit sauve-le de l'outrage,

 

De ce rapide tems, plus prompt à l'effacer.

Que ton habile main ne l'est à le tracer.

Laisse suivre aux habits le sort qu'a le visage,

Qu'importe que le tems en vieillisse l'usage,

Puisque l'Original aura le même sort,

Qu'effacé par le tems, & voisin de la mort,

Le Buste sous lequel on a peint sa jeunesse,

Le déguisera moins que sa triste vieillesse.

 

Mais alors tes Portraits, non moins rares & beaux,

Cessant d'être Portraits redeviendront Tableaux.

Pein donc selon le tems auquel on se fait peindre,

Mais sui cet autre écueil qui n'est pas moins à craindre.

Pren garde en composant, emporté par ton feu,

De donner au portrait un air qui lui sied peu,

Et par une attitude ou fausse ou trop forcée,

De détourner ailleurs les yeux & la pensée.

 

On me montre un Portrait. Vous le reconnoissez,

Me dit-on, c'est un tel. Un tel ? oüi, c'est assez,

Souffrez que je le voie & que je l'examine.

Oui, ce sont là ses traits, mais ce n'est point sa mine,

Il n'eut jamais cet air, jamais il n'eut ce teint,

Est-ce donc sous ses traits quelque autre qu'on a peint ?

C'est lui... Vous vous mocquez, il a la mine basse,

L'air simple, mais ici quel air, & quelle grace,

Quelle mine ! quel port ! quel feu brille en ses yeux !

Quel souris de sa bouche échappe gracieux !

 

De cent & cent Portraits, c'est-là ce qu'on peut dire,

Licante a l'air brutal, la mine d'un Satyre,

Son teint semble pétri de la jaune couleur,

De l'or qu'il nous dérobe, & dont âpre voleur,

Par l'usure il amasse, & met somme sur somme.

Cependant son Portrait a l'air d'un honête homme.

Quel air veut-on qu'il ait, diras-tu, quoi, veut-on

Qu'on fasse à son Portrait reconnoître un fripon ?

Et que du cœur de l'homme en peignant son visage,

L'excelient Peintre ait l'Art de peindre aussi l'image ?

 

O ! si l'on pretendoit que le Peintre excellent

Dût porter jusque là son art & son talent,

Qui voudroit être peint d'une main excellente ?

Est-il quelque vertu si pure & si constante

Qui voulût éprouver le fidéle Portrait,

Et s'exposer du Peintre au pinceau peu discret ?

 

Oui, je le sai, Rigaud, qu'en ce siécle hipocrite,

Où se masque applaudi, brille le faux mérite,

On fuiroit tout bon Peintre , & qu'alors avec toi,

Largiliere, Cheron & Santerre & de Troi,

Laissant aux barbouilleurs leur toile & leur palette,

N'auroient, craints, desertez, qu'à plier la toilette.

 

Mais ce n'est pas du cœur l'impenetrable fonds,

Que je veux, qu'apperçû par tes regards profonds,

Ton fidéle pinceau prononce sur la toile.
Par quel art pourrois-tu percer le triple voile
Sous lequel, sensuel, avare, ambitieux,
Le saux devot se cache & trompe tous les yeux ?

Du cœur il te suffit de nous donner l'image
Que les traits naturels tracent sur le visage.
C'est cet air naturel, c'est ce je ne sai quoi
Qui saute aux yeux d'abord, que l'on attend de toi.

 

C'est-là de ton métier l'art le plus difficile,

Quiconque à ton pinceau vient se prêter docile

Se gêne? se contraint, se sentant regardé,

D'abord peu naturel, il prend cet air guindé

Qu'affecte & croit donner pour marque de Prudence

Le Magistrat novice & fier d'une Intendance,

 

Puis insensiblement il change, embarassé

Du jour où pour le peindre on l'a d'abord placé,

Il tombe il se redresse, & du tems qui l'ennuye

Comptant les durs momens que captif il essuie,

II presente au pinceau, lent à saisir ses air,

Deux airs tout diserens, deux visages divers.

 

C'est à toi de saisir, attentis & fidéle,

Et d'expiimer exact la mine naturelle.

C'est-là ce qu'on ignore, ou qu'on voit negligé.

Peint-on un Magistrat qui ne soit rengorgé,

Qui n'ait en Cavalier sa Perruque flottante,

Et ne semble affecter une mine insultante ?

 

Tu peux donner ces airs au jeune Magistrat,

Qui sans honte, oubliant les loix de son état,

Du Palais chaque jour s'échappe & se dérobe.

Et n'a de Magistrat que le titre & la robe.

 

Et du Peintre en ce gente exact, docte & fidèle,

L’Original qu’il peint est l’unique modèle.

Mais s’il s’agit de peindre, ou Lambert ou Bignon,

Et ceux dont la vertu fait révérer le nom,

Je veux qu’en leurs Portraits éclatte la sagesse,

La probité, l’honneur, l’aimable politesse,

Et qu’ils soient tels enfin, qu’à la peindre invité,

Toi-même tu voudrois avoir peint l’Equité.

 

Mais veux-tu quelque fois sur la toile orgueilleuse

Tracer une attitude & fière & fastueuse ?

Sache à qui l'appliquer & choisis les Portraits

De ces gens qui trcmblans, humbles chez Desmaretz,

Fiers d'un nouveau Traité qu'il ne permet qu'à peine,

Viennent, le front superbe, & la mine hautaine,

S'engraisser des profits qu'ils savent lui cacher,

Mais qu'il doit tôt ou tard punir & rechercher.

 

Rigaud, je souffrirai que ton pinceau se joüe

A rengorger ces gens frais sortis de la bouë

Donne à leur air ignoble une sotte fierté,

Tu ne pecheras point contre la verité.

Tu les peux, enrichis des dépouilles publiques,

Peindre lourds, surchargez d'étoffes magnifiques,

 

Par un faste orgueilleux, par des airs insolents
Tu rendras, à coup sur, tous leurs Portraits parlants,
Ainsi tu peux encor sottement arrogante
Peindre du Roturier la fille extravagante.
Qui de l'or que son Pére a par l'usure acquis,
S'étant fait pour époux acheter un Marquis,
Se croit une Princesse, & fuiant sa famille.
De sa bourgeoise mère a honte d'être fille,
Et dit que c'est pitié, d'avoir en certains rangs,
Ces petites gens là pour ses proches parens,
Qu'ils sont si sots ... si sots ... aussi de leur sotise
Sait bien se garantir la Bourgeoise Marquise,
Elle n'en voit aucun, mais de femme de Cour
Croit avoir les bons airs en jouant jusqu'au jour,
Et sans en imiter l'esprit, la politesse,
Des femmes de la Cour ne prend que la paresse.

 

A peindre un sot orgueil si tu veux t'essaïer,
Sur de pareils Portraits tu pourras t'égaier.

Pour tout autre, je veux que ta main toujours sage

De ces airs fastueux dépouillant ton Ouvrage,

Tu ne donnes pas même un front audacieux

Au Héros conquérans, aux Rois victorieux.

 

C'est où du Peintre habile on reconnoît l'adresse;

Toujours de la Nature imitant la sagesse,

Il la suit pas-à-pas dans son moindre morceau,

 

[...]

 

Qu’au bon sens tes desseins toujours subordonnez,

Eloignent des Tableaux, au Temple destinez,

Et des Portraits de ceux qu’y mène la Prière,

Tout air profane & vain, toute attitude fière ;

Que ton Tableau nous prêche, & qu’on y trouve peint,

L’air que doit le Pecheur porter au Temple Saint.

Ainsi Porbus a peint les vœux de nos Ancêtres !

Ainsi dans ses Tableaux admirez des grands Maîtres,

Le modeste Prévôt, le dévot Echevin,

En implorant la grace & le secours divin,

Disent leur patenôtre, humbles, les yeux en terre,

Tels dans d’autres Tableaux qu’on cherche & qu’on déterre,

Tel celui du Chartreux, Ouvrage du Sueur,

Dont si bien en priant il peine l’humble ferveur,

Qu’on ne peut s’empêcher, voyant cette peinture,

D’envier le bonheur d’une âme simple & pure.

Rigaud, telle du Peintre est souvent l’imposture.

Que qui veut se masquer emprunte la Peinture,

Et qu’enfin pour finir par ce bizare trait,

Rien ne déguise mieux l’homme que son Portrait. »

 


[1] Gautier, marchand de soie et d’étoffe d’argent, où s’approvisionnait la cour. « Les étoffes de soye, d’or et d’argent, sont amplement commercées par Messieurs Gautier et Begnault, rue des Bourdonnois. » Les Adresses de la ville de Paris, etc., par Abraham de Pradel, etc. Paris, M.dcxci., in-8°, pag. 23. Charles Gaultier, marchand drapier à Paris et à Marie Sandreu.
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