Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville (1680-1765)

 

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D'argenville par Vanghelisty d'après Rigaud

 

Abrégé de la Vie des plusfameux peintres, avec leurs portraits gravés en taille-douce, les indications de leurs principaux ouvrages, Quelques Réflexions sur leurs Caractères, et la manière de connoîtreles dessins des grands maîtres,

Paris, De Bure, 1745, p.310

 

« La France a perdu son Van Dyck dans la personne d’Hyacinthe Rigaud, né à Perpignan en 1659. Son père Mathias & son ayeul, qui étoient peintres, lui inspirèrent aisément le goût de leur profession. Il n’avoit que 8 ans, quand le premier mourut : sa mère ne voulant point s’opposer à l’inclinaison qu’il sembloit avoir héritée de ses parents, l’envoya à l’âge de 14 ans à Montpellier, pour y étudier sous Pezet & Verdier, peintres assez médiocres : quelques personnes assurent qu’il travailla aussi chez Ranc le pere, dont les portraits approchoient de ceux de Van Dyck. Quatre années furent employées dans cette étude, & ses talents ne commencèrent à éclore que dans la ville de Lyon, où il fut occupé pendant quelque tems. Le goût de Vandyck a toujours été son objet ; rarement s’en est-il écarté.

 

Rigaud, dans la vue de se perfectionner, vint à Paris en 1681. L’année suivante, il fit connoître son avancement par le premier prix de peinture qu’il remporta à l’Académie ; un évènement imprévu l’empêcha de jouir du fruit de cette victoire, qui d’ordinaire est la pension pour aller à Rome. Quelques portraits commencerent sa réputation ; son premier fut celui d’un nommé Materon, joaillier, qu’il fit au premier coup dans le goût de VanDyck. Ce portrait passa successivement au fils et au petit-fils du joailier. Ce dernier, voulant s’assurer s’il étoit de Rigaud, le fit porter chez lui & Sur le nom de Materon, Rigaud reconnu son ouvrage : La tête, dit-il, pourraît être de Van Dyck, mais la draperie n’est pas digne de Rigaud, et je la veux repeindre gratuitement.  Le portrait du fameux Girardon fut son second morceau. Charles Le Brun, premier peintre du roi, ayant vû plusieurs productions de ce jeune artiste, lui trouva un si gran talent pour le portrait, qu’il le détourna de faire le voyage d’Italie, qu’il méditoit depuis longtemps. Rigaud alla en Roussillon, en 1695, pour revoir sa mère : une de ses principales vues, en faisant ce voyage, étoit de peindre, & de remporter avec lui, l’image de celle qui lui avoit donné le jour. Il la peignit de plusieurs côtés, & fit exécuter, par le fameux Coyzevox, son buste en marbre, qui fut pendant toute a vie l’ornement de son cabinet. Drevet fut choisi pour le graver, & afin de rendre ce monument plus authentique, Rigaud l’a laissé par son testament à l’Académie de peinture. M. le prince de Conti, étant appellé, en 1697, par les Polonois pour être leur Roi, se fit peindre par Rigaud avant que de partir. Ce portrait en pied est dans le château d’Issy, appartenant à ce prince. Le duc de Saint-Simon, intime ami de M. Bouthillier de Rancé, Abbé de La Trape, dont il désiroit avoir le portrait, malgré sa répugnance, engagea Rigaud à en faire le voyage avec lui pour le peindre ; il exécuta heureusement le projet du Duc dans les quatre jours qu’il estoit à la Trape : la ressemblance y est aussi parfaite que l’ordonnance du tableau est riche ; l’Abbé y est assis méditant devant un crucifix qui est sur son bureau, & la plume à la main, il paroit composer quelque ouvrage ;

 

On le reçu à l’Académie en qualité de peintre d’histoire en 1700, & pour sa réception il donna le portrait historié de Desjardins, & fit voir en même temps un crucifiement, composé de plusieurs figures, mais qui n’étoit pas terminé. Pierre Mignard, qui succéda, en 1690, à Charles Le Brun, dans la qualité de premier peintre du roi, engagea Rigaud à le peindre, pour le mettre dans la salle de l’Académie, à laquelle Rigau en fit présent : il y est placé à côté de Desjardins, célèbre sculpteur, que Rigaud son ami avoit peint gratuitement, ainsi que Depréaux, le Fontaine & Santeuil : ces hommes illustres, que ce fameux peintre a fait revivre, de même que plusieurs autres distingués dans les arts & les sciences, font connoistre le cas qu’il sçavoit faire des grands talents.

 

Monsieur, & son fils le Duc de Chartres, depuis, régent du Royaume, voulurent avoir leurs portraits de la main de Rigaud : M. le Prince, le Duc de Bourbon son fils, Mademoiselle de Montpensier, en firent autant. L’exemple des princes fut suivi de toute la cour, & la quantité de Souverains & de Seigneurs qu’il a peins, le fit nommer dans la suite le peintre de la Cour. Ilsemble que le ciel veuille qu’il n’y ait que les grands peintres qui peignent les héros, il les fait naître ensemble.

 

Le portrait qu’il peignit de Monseigneur devant Philisbourg, redit son nom célèbre à la Cour, & engagea Louis XIV à le nommer, en 1700, pour peindre Philippe V son petit-fils, avant son départ pour aller prendre possession de ses Royaumes, Philippe demanda à Louis XIV son portrait ; & Rigaud commença à peindre ce Monarque en 1701. Ce morceau fut trouvé si beau, que le Roi lui ordonna d’en faire une copie toute de sa main, & de la même grandeur, pour l’envoyer au Roi d’Espagne.

 

M. le Duc de Mantoue, étant à Paris, fit l’honneur à ce peintre, en 1704, de le venir voir, & de lui commander son portrait & celui de la Duchesse sa femme : Madame de Némours en fit autant, quoiqu’elle eût près de Quatre-vingt ans, âge où l’amour-propre redoute la fidélité d’un pinceau sans fard. Il peignit en même temps le célèbre Bossuet, Evêque de meaux ; on le voit en pied au milieu de ses ouvrages, & c’est une de ses plus belles productions. Quelques années après, la Reine d’Angleterre lui donna ordre de se rendre à Saint Germain-en-Laye, pour commencer le portrait de Jacques III son fils. L’Académie chargea ensuite Rigaud de peindre le Duc d’Antin son protecteur, pour être placé dans la salle d’assemblée : Rigaud y employa tout son sçavoir & en fit présent à l’Académie. Le cardinal de Bouillon, doyen du Sacré Collège, qui s’étoit retiré la même année à Rouen, par ordre du Roi, lui envoya un de ses officiers avec une lettre de sa main, pour l’engager à venir faire son portrait : ce cardinal est assis & entouré de deux génies, qui sont le Duc d’Albret & un autre Seigneur de sa maison : c’est encore un de ses meilleurs morceaux, & il a été gravé en 1744, par Jean M. Preisler.

 

La ville de Perpignan, qui jouit du privilège spécial accordé en 1449 par le Rois & Reines de Castille & d’Arragon, qui est de nommer tous les ans un noble, voulut donner, en 1709, à son citoyen la marque d’estime la plus éclatante. Elle crut que son choix ne pouvoit mieux tomber que sur Hyacinthe Rigaud, qu’elle agrégea au corps de ses nobles citoyens : le Duc de Noailles, Gouverneur de la province, se trouvant pour lors à Perpignan, voulut bien le féliciter sur ce nouvel honneur. Louis XIV & le Roi ont confirmé ces lettres de noblesse, & il y a un arrêt du 3 novembre 1723, dont voici les termes : « maintenu dans la noblesse à lui confirmée, tant en considération de la réputation qu’il s’étoit acquise dans son art, que pour avoir eu l’honneur de peindre la maison royale jusqu’à la quatrième génération ». Il donna à cette ville, en 1736, un grand portrait du Roi dans une riche bordure, qui est plaçée à l’hôtel de ville.

 

Madame, Duchesse d’Orléans, Princesse Palatine de Bavière, s’étant fait peindre à Marly, par Rigaud, Louis XIV fut si frappé de la ressemblance & de l’ordonnance du portrait, qu’il dit que ce morceau, dans tous les tems, feroit honneur au peintre. Sur la demande du cardinal Albani neveu de Clément XI, les cardinaux de Rohan & de Polignac, firent faire leurs portraits par Rigaud, pour les envoyer à cette Eminence. Le Prince Royal de Danemarck, aujourd’hui regnant, & le Prince Electoral de Saxe, maintenant Roi de Pologne, avant que de sortir de france, voulurent avoir leurs portraits d’une si habile main. Au commencement du regne de Louis XV, le Duc d’Orléans régent, le choisit pour aller à Vincennes peindre Sa Majesté de la même grandeur que Louis XIV : ces portraits sont en grand & très historiés ; le dessein, le coloris, des draperies magnifiques, égalent l’intelligence & la belle touche qui s’y remarquent.

 

Alors, qu’il peignoit Louis XV, Sa majesté eut la bonté de lui demandé s’il étoit marié & s’il avoit des enfans, il répondit qu’il l’étoit, & qu’il n’avoit point d’enfans , Dieu merci ; le Roi, surpris de ces derniers mots, lui en demanda l’explication : « C’est, dit-il, Sire, Que mes enfans n’auroient pas de quoi vivre, votre Majesté héritant de tout ce que j’ai pu gagner au bout de mon peinceau ». Le Roi l’assura qu’il se feroit expliquer la chose, & qu’il en parleroit à M. le Régent & au cardinal Dubois, alors premier ministre. On fit pour Rigaud ce qu’on n’avoit fait pour personne ; on lui conserva, malgré la rigueur du visa (Réglement de l’Etat, en 1722, pour examiner l’origine de la propriété des billets de banque entre les mains de chaque particulier, afin d’en faire la réduction suivant les différentes preuves qu’il en donneroit), le même revenu qu’il avoit sur l’hôtel de ville, avec cette différence, que ses rentes auparavant perpétuelles, furent converties en viageres, tant sur sa tête que sur celle de sa femme. Le grand Duc de Toscane avoit demandé le portrait de Rigaud, dans le temps de la nonciature du cardinal Gualtieri. Ce portrait eut le triste sort de son équipage, qui périt en mer ; le Grand Duc en souhaita un nouveau, que Rigaud lui envoya avec un abrégé de sa vie, auquel il a toujours exactement travaillé. Ce Prince lui fit présent de deux beaux gouppes de bronzes modernes, montés superbement. La dernière fois qu’il eut l’honneur de peindre le Roi, ilfut anobli de nouveau, & ensuite fut fait chevalier de Saint Michel en 1727, avec une pension de 1000 livres : c’est ainsi qu’il arrivoit aux honneurs par la voie du mérite.

 

Il y avoit déjà du tems que l’Académie l’avoit nommé professeur ; elle le fit ensuite Recteur & Directeur, places dont il s’est dignement acquitté en travaillant à rédiger les Statuts de l’Académie, qu’il avoit communiqués au Duc d’Antin, & dont le projet n’a point eu d’exécution. Le Duc d’Antin, Surintendant des bâtimens de Sa Majesté, faisoit un grand cas d’Hyacinthe Rigaud ; & plusieurs personnes de disctinction prenoient plaisir à le fréquenter. Il étoit bien fait, spirituel dans ses réparties, & malgré la difficulté qu’il avoit de s’énoncer, sa conversation n’en étoit pas moins agréable ; ses sentimens élevés sont peints dans ses ouvrages. Il gagnoit à être connu, il étoit bon ami, très charitable, exact à ses devoirs, d’une générosité peu commune & d’une piété exemplaire. Lorsqu’un Souverain avoit dessein de former un cabinet de tableaux, Rigaud étoit nommé par préférence ; la grande connoissance qu’il avoit des écoles & des différens caractères des maîtres, avec une probité reconnue, justifioit le choix qu’on voit fait de sa personne. Le Roi l’avoit nommé en dernier lieu pour l’acquisition d’une partie du cabinet du Prince de Carignan, & le Roi de Pologne en pareille occasion s’étoit adressé à lui : il a eu l’honneur de recevoir de ce Prince un assortiment des plus belles porcelaines de Dresde.  Le nom de ce peintre étoit aussi fameux dans les pays étrangers qu’en france ; aucun Milord ne passoit à Paris sans exercer son pinceau : l’Allemagne & l’Espagne sont remplies de ses ouvrages. Lorsqu’après la mort du sieur Ranc son neveu, il  fallut nommer le premier peintre de Sa Majesté Catholique, Rigaud, chargé de le choisir, y envoya M. Vanloo le fils qui a longtems occupé cette place avec distinction, & qui ne se distingue pas moins présentement en cette ville[1].

 

Les honneurs & les lettres que ce grand peintre a reçûs de différens Souverains, demanderoient ici trop de détail. Il a peint cinq Monarques, tous les Princes du sans royal, & les personnages les plus distingués d’Europe. Sa coûtume étoit de tenir un registre exact, où les noms & les qualités des personnes qu’il peignoit, étoient marqués avec leur âge, l’année & le prix du tableau.

 

Un étranger étant venu demander le portrait de son père que Rigaud avoit peint il y avoit plus de 40 ans, il le conduisit dans une salle où étoient plusieurs anciens portraits, & lui dit de les examiner : l’étranger reconnu le portrait, ouvrit sa bourse, & le peintre ayant regardé derrière la toile l’année dans laquelle il avoit été fait, ne li demanda que 50 livres, prix qu’il exigeoit en ce tems là : l’étranger fut extrêmement surpris de cette bonne foi. Rigaud sçavoit donner à ses portraits une si parfaite ressemblance, que du plus loin qu’on les apperçevoit, on entroit, pour ainsi dire, en conversation avec les personnes qu’ils représentoient : on peut dire que ces portraits laissoient plus de choses à penser, qu’ils n’en exprimoient ; il s’étoit fait sur la physionnomie des règles si certaines & si bien établies par l’usage, que rarement il manquoit une ressemblance. Comme il ne pouvoit pas suffire à tous ceux qui s’empressoient d’être peints de sa main, il mit à ses portraits un prix assez haut ; & quoiqu’il l’eût doublé dans sa suite, il n’en fut pas moins employé.

 

Son inclinaison à peindre l’histoire éclatoit de tems en tems : il a fait un Saint André plus grand que nature, & à mi-corps, qu’il a donné à l’Académie, une présentation au Temple peinte dans le goût de Rembrant qu’il a laissée au Roi en mourant ; un crucifiement fini en partie, & une nativité en petit, gravée par Drevet. Son cabinet se distinguoit par plusieurs bons tableaux, tels que du Giorgion, de Rubens, de Vandyck, de Rembrant, de Salvatore Rosa, du Guaspre, du Bourdon, & des bons maîtres français.

 

Rigaud pouvoit être nommé le peintre de la nature, il ne peignoit rien que d’après elle : sans la copier servilement & telle qu’elle se présentoit à lui ; il en faisoit un choix exquis : étoffes, habillemens, jusqu’à une épée, un livre, tout étoit devant ses yeux, & la vérité brilloit dans tout ce qu’il faisoit. Les petites choses servent à faire valoir les grandes. Horace l’a si bien dit : Parvis quoque rebus magna juvari. Les draperies qu’il sçavoit varier de cent manières différentes, & faire paroître d’une seule pièce par l’ingénieuse liaison des plis, faisoient sa principale étude. S’il peignoit du velours, du satin, du taffetas, des fourrures, des dentelles, on y portoit la main pour se détromper ; les perruques, les cheveux si difficiles à peindre, n’étoient qu’un jeu pour lui ; les mains surtout dans ses tableaux sont divines : souvent pour se contenter lui-même, il effaçoit des choses qui l’avoient occupé plusieurs jours, & qui auroient satisfait les goûts des plus difficiles ; le moindre coup de peinceau, un reflet, un passage, un réveillon, n’étoit jamais placé que Rigaud ne pût en rendre compte : extrêmement propre dans ses couleurs, il broyoit les plus belles, & ne négligeoit rien pour en conserver la durée jusqu’à charger lui-même sa palette : ses couleurs en effet & ses teintes sont si vives, que ses premiers ouvrages sont aussi frais que les derniers : personne n’ébauchoit ses tableaux, les fonds même étoient de sa main ; sans en ôter le goût & la belle touche, sans qu’il y parût rien de peiné, il les finissoit avec une patience admirable. L’on ne doit pas cependant mal juger de ce long travail. Quant il vouloit aller vite, il peignoit une tête en deux heures de tems ; c’est ainsi qu’il a fait le portrait de son beau-père, & un enfant nu, qui est aussi beau que s’il étoit de Vandyck.

 

Plusieurs de ses portraits sont historiés, tels ceux de Louis XIV, Louis XV, du Roi d’Espagne, de Madame Duchesse d’Orléans, de Madame de Neumours, du Duc de Villars, du Duc d’Antin, des cardinaux de Bouillon, de Rohan et de Polignac, de l’Evêque de meaux, de l’Abbé de Rancé, de MM. Orry, d’Hosier, de Desjardin, de Mignard, de Léonard & autres. La plupart de ces beaux ouvrages ont été gravés par les plus habiles gens : il avoit un art particulier à faire valoir la gravure, en retouchant les épreuves avec une patience & une intelligence surprenantes ; on peut même dire qu’il a formé les graveurs de son tems. Les vers suivans ont été tirés d’un ouvrage périodique :

 

Fameux dispensateur de l’immortalité,

Qui ne reconnoîtroit dans ta docte peinture,

Et le rival de la Nature,

Et l’amant de la Vérité ?

Que de Héros sembent renaître !

Est-ce l’image ou la réalité ?

Dispose-tu de la vie & de l’être ?

Ou, nouveau Prométhée, ose-tu dans les cieux

Dérober ce feu précieux,

Qui dans tes mains prompt à paroître,

Tel qu’il anima l’homme, anime tes portraits ?

Atropos des humains ne détruis plus les traits ;

On croit entretenir encore

Ceux que se coups ont abbatus,

Et sur la toile on voit éclore

Et leur esprit & leurs vertus

 

Quoique Rigaud fut naturellement galant avec les Dames, il n’aimoit point à les peindre : « Si je les fais telles qu’elles sont, elles se trouveront pas assez belles ; si je les flatte trop, elle ne ressemblerons pas ». On raconte aussi que Rigaud, alors qu’il était en train de peindre une dame de qualité, reçu les critiques du modèle à ce qu’il n’employait pas assez de belles couleurs face au rouge abondant dont elle s’était elle-même peinte, et lui demanda où il les achetait : « Je crois, Madame, que c’est le même marchand qui nous les vend à tous deux ». Ce qui arriva au sujet du portrait du fameux Quinault ne doit pas être oublié. Après avoir employé tout ce que son art put lui fournir pour représenter ce grand poète, il lui envoya son portrait par un de ses élèves. Malheureusement, le maître qui étoit homme de robbe, étoit au palais dans ce moment-là, & l’élève ne trouva que sa femme qui, au lieu d’examiner si le portrait étoit bien ressemblant, s’avisa de regarder la toile sur laquelle il étoit peint ;& la trouvant trop grosse, elle renvoya le portrait à Rigaud, en lui faisant dire qu’il se mocquoit de son mari, de l’avoir peint sur pareille toile, & qu’il méritoit bien qu’il en eût employé une plus fine. Cette réponse fit autant rire le peintre, qu’elle fâcha le mari, qui courut à son retour du Palais chez Rigaud lui faire ses excuses & reprendre son portrait.

 

La singularité de son mariage mérite encore d’être rapportée. Le laquais d’une Dame qui cherchoit par son ordre un peintre (c’étoit pour mettre son plancher en couleur) fut adressé à Hyacinthe Rigaud, qui, sans se fâcher, s’informa de sa demeure. Il ne manqua pas dès l’après-diné de se rendre chez elle, & lui demanda quel ouvrage de peinture il y avoit à faire dans sa maison : la Dame voyant un homme de bonne mine, & selon la coutume très proprement habillé, ne voulut jamais convenir du fait, & s’excusa sur la sottise de son domestique. On rit beaucoup de l’avanture ; la connoissance se fit, on se trouva de l’esprit, & du mérite de part & d’autre, & enfin Rigaud épousa la Dame après la mort de son mari.

 

On ne peut être plus sensible qu’il le fut à la perte de cette femme en 1742. Les soins qu’il prit d’elle pendant une très longue maladie, ont développé ses sentimens. Rien ne lui coûtoit pour soulager sa nombreuse famille, & particulièrement celle de sa femme. Il me raconta huit jours avant sa mort, qu’il avoit quatorze neveux, & qu’il étoit sans cesse occupé à leur envoyer des secours. Le Roi venoit de lui donner de nouvelles marques de bonté en lu accordant la pension de François Desportes, lorsqu’il fut surpris de grands maux de tête accompagnés d’une fièvre, qui firent craindre pour ses jours. Cette fièvre augmenta considérablement par la necessité où il se trouva pour lever le scellé, d’entrer au bout de neuf mois dans la chambre où sa femme étoit morte. Il fut si saisi, que levant les bras au ciel, il s’écria : « Ah ! je vais bientôt vous suivre ! » En effet, il se mit au lit, la fièvre redoubla, & après 7 jours de maladie, elle l’enleva le 27 décembre 1743, à l’âge de 84 ans, sans laisser aucune postérité. Rigaud témoigna dans ses derniers moments de grands sentimens de piété & beaucoup de charité envers les pauvres & envers ses domestiques. On peut dire qu’il a mérité tous les honneurs qu’il a reçu.

 

Quelques critiques lui ont reproché le brillant fracas de ses draperies qui détournent l’esprit de l’attention naturellement due à la tête d’un portrait. D’autres disent qu’il faut que ce soit le vent qui agite toujours ses draperies, même dans une chambre, ne pouvant pas naturellement se soutenir aussi éloignées qu’elles sont du nû de la figure. On conviendra que ces objections ne sont sans quelques fondement, & que dans son dernier tems, Rigaud, à force de finir ses tableaux, en a rendu les contours secs, & que sa couleur tire un peu sur le violet.

 

JeanRanc qui avoit épousé sa nièce, a aussi été son élève. Né à Montpellier en 1674, il suivit tout le goût de fon oncle, & se distingua dans le portrait jusqu'à mériter en 1714 d'être nommé premier peintre du Roi d'Espagne. Il avoit été reçu auparavant à l’Académie de peinture en 1705, sur deux tableaux de réception qui font les portraits de Verdier & de la Platte-Montagne fils, Professeurs. L’avanture qui suit est assez singulière ; & M. de la Motte en a fait usage (p.220) dans ses fables. Plusieurs gens avoient trouvé que le portrait que Ranc avoit fait d'un de leurs amis, n’étoit pas ressemblant. Ce peintre piqué de ces discours, pria la personne qu’il avoit peinte de le féconder dans fon idée : il prépara une toile dans laquelle il fit un trou pour passer sa tête. Les critiques arrivèrent, & ne trouvèrent pas encore le portrait assez ressemblant. Alors la tête répondit : Vous vous trompez, Messieurs, c’est moi-même. Jean Ranc, après avoir peint plusieurs fois toute la Cour d'Espagne, fut mandé en Portugal pour peindre la famille Royale : il en reçut des présens considérables, que fa trop grande dépense dissipa, ainsi que tout ce qu’il avoit gagné en Espagne[2]. Il est mort à Madrid en 1735, âgé de soixante un ans & six mois, laissant une veuve & cinq enfans. 

 

Rigaud se servoit pour ses études de papier bleu & de pierre noire relevée de blanc de craie : ses desseins terminés sont pareillement soutenus d’un lavis d’encre de la Chine, recouvers de hachures à la pierre noire maniée sçavamment : les jours sont relevés de banc au pinceau avec une précision & une vérité qui enchantent, surtout dans les cheveux, les plumes, les broderies des draperies, les parties de linges & les dentelles. On reconnoît par le beau maniement du crayon & du pinceau, jusqu’à la qualité des étoffes ; le beau fini ne peut être poussé plus loin, joint à l’intelligence des lumières & l’accord des fonds d’architecture & de paysage dont il décoroit ses tableaux : il étoit quelque fois obligé de finir ses desseins, à cause des graveurs qui ont travaillé d’après lui. Ceux qui sont faits au premier coup, sont surprenans pour l’effet : en un mot, tout annonce Rigaud, tout fait connoître la supériorité de ses talents.

 

[Dans l’article consacré à Largillierre :] On ne peut être plus lié qu’il étoit avec le célèbre Rigaud ; quoiqu’attachés tous deux au même genre, très opposés dans leur manière de peindre, ils ne disputoient entr-eux que de mérite. Largillière, qui ne voyoit point un rival dans un concurrent, lui dit un jour en admirant ses ouvrages, qu’aucun peintre n’approchoit de lui. Rigaud lui répliqua : « Vous êtes, Monsieur, non-seulement un académicien très distingué ; mais vos divers talens mériteroient six pareilles places ».


[1] Il s’agit de Louis-Michel Van Loo (1707-1771).

[2] Jean Ranc (1674-1735), qui épousa en 1715 la nièce de Rigaud, Marguerite Elisabeth, dont il était le parrain. Il fut nommé en Espagne en 1722 et partit en septembre : « M. Ranc, natif de Montpellier, de l’Académie Royale de Peinture qui a eu l’honneur de peindre Monsieur le Duc d’Orléans et Monsieur le Duc de Chartres, part pour Madrid, pour faire les portraits de la Famille du Roy d’Espagne, avec 10.000 livres d’appointemens ; les frais de son voyage, et les tableaux qu’il fera seront payesz en particulier » (Nouveau Mercure, sept. 1722, pp. 154, 155). Le 6 juin, il était encore à paris, nommé par l’Académie Royale pour répartir la capitation (Procès Verbaux…, IV, p. 335).  Le 4 juillet, il devait déjà être parti pour l’Espagne car on demande décharge à Madame Ranc pour qu’elle remette Claude Jehandier Desrochers le « portrait de Monsieur Verdier, qui luy est ordonné, et le Secrétaire écrira un mot à Madame Ranc pour la prier de luy mettre entre les mains, lequel billet luy servira de décharge » (Procès verbaux…, IV, p. 337). Le 4 septembre, il est de retour dans la capitale pour régler ses affaires courantes et, notamment, donner une procuration à sa femme (AN, Min. Cent., XIII, 219).

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