1743 - La Présentation au temple (Louvre)

Hyacinthe Rigaud - La Présentation au temple (détail), 1743 © Stéphan Perreau

 

La piété de Hyacinthe Rigaud est assez bien connue des historiens de l’art mais moins du grand public. Un acte notarié assez original en fournit une preuve plus parlante encore : il s'agit du soutient apporté par le peintre, en 1715, à une mendiante de la rue Coquillière à Paris, Marie Grisy.

 

A la mort de Rigaud, son filleuil, le peintre Hyacinthe Collin de Vermont (qui hérita d’une grande partie de ses œuvres), n’avait pas hésité à décrire son parrain que la misère humaine touchait : « Il avait le cœur admirable, il était époux tendre, ami sincère, utile, essentiel, d’une générosité peu commune, d’une piété exemplaire »… Dezallier d’Argenville, un an plus tard, en 1745, confirma cet avis : « Il gagnoit à être connu, il étoit bon ami, très charitable, exact à ses devoirs ».

 

Les nombreux testaments que Rigaud fit au cours de sa vie, et qui furent étudiés dès 1973 par Claude Colomer,  parlent d’eux même : dès 1707, à l’occasion du premier, chez Maître De Beauvais, Rigaud s’inquièta « qu’entre les choses qui doivent faire souvenir les créatures raisonnables du terme de la vie, son incertitude doit l’en exciter à s’y préparer sans attendre les avertissemens que les maladies causent ».

 

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Premier testament de Hyacinthe Rigaud du 30 mai 1707 (détail)

Me Nicolas Charles de Beauvais. Archives Nationales, XCV, 36 © Stéphan Perreau

 

Comme bon chrétien, il « recommande son ame à dieu, le supplie en toute humilité et par l’intercession de la très sainte Vierge, de St. Hiacinthe son patron, de tous les saints, saintes et esprits bien heureux de la recevoir en sa grace et luy faire miséricorde ». Ces préoccupations allèrent crescendo car, dans le septième testament de 1738 on peut encore lire que Rigaud « remercie Dieu de l’avoir fait naitre dans le sein de l’église romaine, il fait vœu moyennant sa sainte grace d’y mourir, et il luy recommande son ame et luy demande pardon dans tout la sincérité de son cœur de ses péchés et la suplie de ne point le juger selon la rigeur de sa justice mais selon l’étendue de ses miséricordes et de le faire participer aux effets de sa bonté et de son amour dont il nous a donné de si éclatantes marques dans l’incarnation de Notre Rédempteur Jésus christ son fils unique et l’effusion du sang précieux de ce fils, Dieu et homme, et Notre adorable médiateur sur l’arbre de la croix pour tous les pécheurs, invoquant à la même fin les prières en intercession de la très Sainte vierge marie et de tous les bienheureux »…

 

Si Rigaud souhaita aussi que les « cérémonies de son convoy, enterrement, services en prières » soient faites « avec la plus grande modestie et simplicité », il n’en oublie pas moins qu’il soit dit « a son intention et pour le repos de son ame quatre cent messes basses de Requiem scavoir cent en l’église de la parroisse sur laquelle il décèdera, cent en l’église des Révérants pères Jacobins de la rue St. Honoré, cent en celle des Capucins de la même rue et cent en celle des petits pères de la place des victoires »… question de prestige !

 

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Le couvent des Révérends Pères Jacobins rue Saint Honoré près Saint Roch

Plan de Turgot (détail) - 1736 © Stéphan Perreau

 

Ce sont donc les travaux précurseurs de Colomer sur le milieu social du peintre qui levèrent le voile sur l’intimité de Rigaud ; intimité que la transcription partielle des comptes issus de l’exécution testamentaire de Rigaud par l'historien avaient un peu plus éclairés) [1]. Plus récemment, le catalogue de l'exposition de Perpignan en 2009 (« Rigaud intime ») a choisi de mettre l'accent sur la sphère privée du peintre. Soucieux d'effacer des mémoires des publications récentes (mais à son tour non exempt de nombreuses contradictions, prochonismes et autres bizarreries bibliographiques), le catalogue de la rétrospective a toutefois révélé quelques aspects inédits du quotidien de Rigaud. En écho de cette utile manifestation (dont la communication sur place fut malheureusement et particulièrement indigente), la publication scientifique, à l'automne 2009, de l’Inventaire après décès retrouvé du peintre dans le  Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français (BSHAF) [2], a démontré avec pertinence le sentiment religieux de Rigaud en commentant certains de ses objets quotidiens (crucifix, reliques…) et en rappelant que l'artiste portait constamment une « petite croix d’or avec sa chaisne aussy d’or qu’il porte au col dans laquelle croix il y a une autre du bois de la vraye croix ». Les œuvres d’art étaient également de précieux témoins de cette foi : Madeleine pénitente, Saint Pierre, Saint Paul, Présentation au Temple (dont est extraite l'illustration qui ouvre notre article), Christs expiants [3] …

 

1696 - Christ expiant (Perpignan)

Hyacinthe Rigaud - Christ expiant (1696). Perpignan, musée Rigaud © Stéphan Perreau

 

On y lira donc, page 53 du BSHAF, la description assez sommaire d’un acte notarié, aussi inhabituel qu'original, décrivant l'attention portée par Rigaud aux derniers instants de Marie Grisy, veuve de Jean Minet, maître bourrelier (ouvrier fabriquant ordinairement des harnais pour chevaux ou bêtes de somme, dont on ne sait ici s’il était bourrelier-bâtier ou bourrelier-carrossier[4]).

 

St Eustache anc facade

Portrail de l'église Saint Eustache à Paris au XVIIIe siècle © Stéphan Perreau

 

Mendiante rue Coquillière et sur le parvis de l’église Saint Eustache, la pauvresse en fin de vie se plaignit à Rigaud qu’on lui volait son aumône, dans les auberges qu’elle fréquentait pour se sustenter. Logeant dans une chambre de la rue, elle désira confier au peintre son pécule, pour plus de sûreté.

 

Mendiante

Jacques Callot (1592-1635) : La mendiante venant de recevoir la charité (1622).

Vendôme, musée de Vendôme (2011.0.46.9) © Vendôme ; musée de Vendôme. Anaïs Bonin

 

Ce que l'article du BSHAF ne mentionne cependant pas, c'est que la « déclaration » passée devant Maître de Beauvais le 15 novembre 1715[5], ainsi que ses actes satellites (morceaux éparses d'une étude aux liasses malheureusement lacunaires), avait été initialement redécouverte dès 1966 par Daniel Wildenstein, lequel en fit un résumé[6]. Ce fait est suffisamment curieux pour être souligné, surtout quand on connaît l'exigence stricte de son auteur en matière de paternité de découvertes ou de mention sur l'origine des sources primaires utilisées (ce que rappelle d'ailleurs à longueur de pages, et avec raison selon nous, le catalogue de l'exposition Rigaud intime, écrite sous la direction scientifique de l'auteur de l'article du BSHAF)... Wildenstein en fit bel et bien, le premier, la description partielle des trois actes de l'histoire (une convention et une quittance et une notoriété), dont voici l'intégralité :

 

« Aujourd’huy est comparuë, devant les notaires au Chatelet de Paris soussignez Marie Grisy, veuve de Jacques Minet, maître bourelier à Paris, y demeurante en une chambre au quatrième étage aiant veuë sur une cour dépendante d’une maison size ruë coquilliere dont le sieur du Mail, marchand épicier est principal locataire, ladite veuve Minet femme mendiante ordinairement sa vie dans ladite rue coquillere, vis à vis le grand portail de Saint Eustache, laquelle, après avoir requis lesdits notaires soussignez de se transporter en sa dite chambre ci dessus désignée, leur a dit et déclaré, que n’ayant pas et manquant de coffres et serrures suffisantes pour mettre en sureté les aumônes et charitez qu’elle reçoit dont il luy a été dérobé et volé plusieurs petites parties, par quelques domestiques des auberges, qui luy ont apporté, son pain necessaire et sa subsistance, pendant les maladies ausquelles elle est sujette, elle a très humblement prié Hiacinthe Rigaud, écuier, noble citoyen de la ville de Perpignan et Peintre du Roy qu’elle reconnoit pour son bienfaiteur, et duquel elle reçoit depuis plusieurs années des libéralitez et assistances journallières, de garder et conserver chez luy les deniers qui restent à ladite veuve Minet, qui le décharge purement et simplement d’en rendre compte à personne, mais le suplie seullement en cas qu’elle vienne à décéder avant ledit sieur Rigaud, d’en employer telle portion quil jugera a propos à faire dire des messes pour le repos de l’ame de ladite Minet, a faire prier Dieu pour elle, et de remettre ce qui en restera aux héritier du sang de ladite Minet, qui ne pourront luy en demander aucun compte ny payement, mais se contenteront de ce que ledit sieur Rigaud voudra leur donner, - quoy ledit sieur Rigaud voulant bien accorder ses soins charitables, il s’est aussi transporté dans la chambre de ladite Minet qui luy a compté et déllivré présens lesdits notaires soussignés, en pièces de quinze deniers, la somme de deux cent soixante quatre livres sept sols six deniers, et en liards celle de dix huit livres quinze sols ; revenant lesdites deux sommes à celle de deux cent quatre vingt trois livres deux sols six deniers, laquelle somme ledit sieur Rigaud reconnoit et confesse avoir recu de ladite veuve Minet, laquelle il en quitte et promet l’employer conformément aux intentions ci devant expliquées de ladite veuve Minet, ou de luy rendre ladite somme, lorsqu’elle l’en requerera, sans que ledit sieur Rigaud soit tenu d’en retirer aucune quittance ny décharge, attendu qu’elle ne sait point écrire, et qu’elle déclare se confier entièrement à la probité et à l’équité dudit sieur Rigaud, auquel ce requérant a été accordé le présent acte par lesdits notaires soussignez, à Paris, en la maison dessus désignée, après midy, ledit sieur Rigaud a signé et ladite veuve Minet a déclaré ne savoir écrire ny signer de ce enquise,

Marchand – Rigaud

De Beauvais »

 

Il n’est pas surprenant, finalement, de découvrir Hyacinthe Rigaud en bienfaiteur d’une pauvresse que les affres de la vie avaient jetée dans l’infortune de la mendicité. C’était là son quartier. Aussi s’improvisa-t-il banquier…

 

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Signature de Rigaud sur la troisième page de la déclaration de 1715 © Stéphan Perreau

 

En se faisant l’écho, en octobre 1776, de la parution des Anecdotes des Beaux-arts de Pierre Jean-Baptiste Nougaret[7] (dont le récit en ce qui concerne la peinture, s’inspira d’ailleurs grandement des Vies que Dezallier d’Argenville publia en 1754) le Mercure de France ajouta quelques menus détails à l'article consacré à Rigaud[8] : « Rigaud étoit venu loger dans la rue Coquillière, au coin de la rue des vieux Augustins, chez un Notaire ». On aura bien évidemment reconnu l'adresse de Nicolas-Charles de Beauvais (1664-1724), qui possédait deux maisons à portes cochères (n°11 et 12 de la rue). L’artiste testa justement dans son étude de 1707 à 1724 ,avant de passer chez Billeheu.

 

rue coquillière

La rue coquillière, quartier Saint Eustache. Plan de Turgot (détail) - 1736 © Stéphan Perreau

 

La liasse du notaire nous offre également une quittance faite par la veuve Minet à Rigaud pour une aumône de 64 livres :

 

« La veuve Minet a reconnu avoir reçu dudit sieur Rigaud la somme de soixante quatre livres acompte de celle mentionné en l’acte cy dessus, dont d’autant elle quitte ledit sieur Rigault, fait et passé à Paris en la demeure de ladite veuve Minet, size rue cocquilliere, en une chambre au quatrième étage ayant vue sur une cour et deppendante d’une maison size susdite rue cocquilliere, dont le sieur Du mail, marchand épicier est principal locataire, l’an mil sept cent seize, le vingt trois janvier et a déclaré ne savoir écrire ny signer de ce enquise, [signé] Paulhin – De Beauvais »

 

Enfin, le 8 juin 1716 a été joint une notoriété à la minute initiale, formant l'épilogue de l'histoire : Marie Grisy morte, Hyacinthe Rigaud s’occupa des obsèques et des messes puis confia au beau-fils d’un premier lit de la veuve, Alexandre Hemant, le reliquat de l’humble héritage :

 

« Et le huitième juin mil sept cent seize ont comparu par devant les notaires à Paris soussignez, Alexandre Eman [sic], cavalier dans le régiment des crouattes de la compagnie de Several, depuis à Paris, logé chez le sieur Delorme, marchand rue de la Jussienne, paroisse Saint Eustache, seul et unique héritier de ladite Marie Grisy, sa mère dénommée en l’acte des autres parts, à présent décédée, a son dit décès veuve en dernières noces de Jacques Minet, maître bourelier et auparavant veuve de Jean Eman, patissier, lequel a reconnu que ledit sieur Rigaud luy a remis et payé les quatre vingt dix huit livres de deniers comptants qui se sont trouvez rester de les mains dudit sieur Rigaud et appartenant audit Eman, en ladite qualité de seul héritier de ladite deffunte sa mère, des deux cent dix neuf livres qui restoients en mains dudit sieur Rigaud, suivant l’acte aussy des audites parties du vingt trois janvier dernier, de la somme de deux cent quatre vingt trois livres deux sols six deniers qui luy avoient esté mis ès mains par ladite deffunte Minet, et dont ledit sieur Rigaud avoit bien voulu se charger par ledit acte du douze novembre dernier ; le surplus desdits deniers ayant esté employé par ledit sieur Rigaud et par ses ordres, tant à faire dire des messes après le deceds de ladite veuve Minet pour le repos de son âme, qu’à payer ce qui estoit deub par elle pour loyers de la chambre qu’elle occupoit et ou elle est décédée, suivant les quittances qui en ont esté représentées et remises audit Eman qui, du tout, quitte et décharge ledit sieur Rigaud, auquel il a remis l’expédition d’un acte passé devant De Beauvais, l’un des notaires soussignez, le trois du présent mois, servant à justifier que ledit sieur Eman est seul fils et héritier de ladite deffunte veuve Minet. Fait et passé à Paris ès étude, ledit jour et an et a signé. Hemant [sic] / Marchand – De Beauvais »

 
[1] 6 février – 25 mars 1747. Archives nationales, LIII, 319. Nous en avons fait une transcription complète à paraître en 2012.

[2] A. James-Sarazin, « L’inventaire après décès de Hyacinthe Rigaud », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 2009. Le document, considéré comme perdu par les historiens, avait été retiré des liasses du notaire Renard depuis fort longtemps. Il fut redécouvert en 1992 mais restait inaccessible au public. Mis en réserves et numérisé il y a quelques années seulement, nous avons pu le consulter en 2007 aux Archives Nationales avant sa publication et sa mise en ligne sur le site Méditerranées puisque sa cote n'avait pas été révélée au public.

[3] Stéphan Perreau, « Rigaud et la peinture d’histoire », dans Hyacinthe Rigaud, le peintre des rois, 2004 (rééd. 2012), p. 50-56.

[4] Roland de La Platière, Encyclopédie méthodique. Manufactures, arts & métiers, Seconde partie, tome troisième, Paris-Liège, 1790, p. 274-275.

[5] Etude XCV, liasse 63. 

[6] D. Wildenstein, Documents inédits sur les artistes français du XVIIIe siècle conservés au minutier central des notaires de la Seine, aux Archives nationales et publiés avec le concours de la Fondation Wildenstein de New York, Paris, 1966, p. 133. Parmi les autres actes  cités par le BSHAF (p. 64 et en note 99, p. 87) sans citer la référence Wildenstein on trouve le contrat de mariage du domestique de Rigaud, Jacques Champagne, bourgeois de Paris, demeurant rue des Petits Champs (fils de Pierre Champagne, couvreur de maison à Reims et de feue Jeanne Antoine, sa femme), avec Marie Dujardin, fille de defunt Charles Dujardin, serrurier à Neufchâtel en Normandie et Marguerite Mouchet ; contrat à l'établissement duquel Rigaud est « témoin et ami ». (Etude XCV, liasse 58, 5 décembre 1711, Wildenstein, 1966, op. cit., p. 131). 

[7] Anecdotes des beaux-arts, contenant tout ce que la peinture, la sculpture, la gravure, l’architecture, la littérature, la musique, & c. & la vie des artistes, offrent de plus curieux & de plus piquant, chez tous les peuples du mode, depuis l’origine de ces différens arts, jusqu’à nos jours, Paris, 1776, t. II, p. 196-200.

[8] p. 78-81.

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