Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691.  Paris, collection P. © photo galerie Fischer

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691. Paris, collection P. © photo galerie Fischer

Il est de ces hasards heureux qui, en l’espace de quelques mois, font réapparaître coup sur coup deux œuvres majeures de Hyacinthe Rigaud, datées, signées et jusqu’ici complètement inédites. La première d’entre elles est particulièrement intéressante car elle figure un modèle dont la famille fut très fidèle à l’artiste[1].

 

Vendu comme militaire anonyme par la maison Fischer de Lucerne le 20 novembre dernier sous le lot 1044, le tableau était jusqu’alors conservé en mains privées et n’avait jamais fait l’objet d’une publication. En suivant sa restauration, nous proposons aujourd’hui avec vraisemblance de l’identifier comme celui du général Suisse Franz Lorenz von Greder (1658-1716)[2].

 

La signature encore présente au dos de la toile d’origine, « fait par Hyacinthe Rigaud 1691 » est, en effet, en totale adéquation avec le style pictural du portrait : celui d’un peintre déjà arrivé à une certaine maturité, celui qui donne l’assurance de la ressemblance et du rendu des textures.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail du verso).  Paris, collection privée © photo C.P.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail du verso). Paris, collection privée © photo C.P.

On admirera ainsi avec une certaine délectation les effets de matière permettant de rendre le « vrai » d’une cuirasse ou de l’éclat d’une matière dont Rigaud connaissait les moindres variations. L’artiste ne possédait-il pas « cinq pièces d’armures de fer battu avec boutons & attaches de cuivre, savoir deux morceaux de cuirasses devant & derrière, un casque ou heaume à charnière, & deux épaulettes, aussi à charnière » servant à l’usage de la peinture[3] ? La lumière, ici, pénètre le métal, fait varier ses couleurs du blanc au bleu, sublimées par des touches de blanc, de rouge et d’or.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail).  Paris, collection privée © photo C.P.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail). Paris, collection privée © photo C.P.

Partout, Rigaud trouve le ton juste. Là où l’œil du spectateur va se focaliser, il réserve le meilleur de son pinceau. Le visage, l’épaule, l’écharpe sont pour l’artiste les zones clés où il va travailler en épaisseur. On se délecte de tant rondeur dans les chairs, le rose disputant aux ombres la vedette. La bouche, dessinée d’un trait simple et assuré, révèle une palette complexe de rouges d’une rare précision, la lèvre inférieure se trouvant comme rengorgée avec gourmandise par un subtil reflet de blanc. Au dessus, la lumière caresse l’arête du nez pour remonter en un arc délicat jusqu’aux yeux pénétrants et alanguis de Greder. Là se concentre l’art de Rigaud : une perception exemplaire de l’âme du modèle, dont le calme ferait presque oublier l’horreur déjà vécue des premiers champs de bataille européens.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail).  Paris, collection privée © photo C.P.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail). Paris, collection privée © photo C.P.

Par ailleurs, si l'artiste a visiblement laissé le reste de sa composition dans un état presque ébauché (impression accentuée aujourd’hui par l’usure que le temps a fait subir à certains endroits à la couche picturale), c’est que ces zones, selon Rigaud, restent secondaire, ne devant pas interférer dans la conversation entamée entre modèle et spectateur. Dans ces zones, la préparation rouge sous-jacente dont l’artiste usait volontiers, transparaît ainsi avec d’autant plus de netteté.

 

Surnommé « le Laurentin », Franz Laurenz von Greder était l’un de ces militaires étrangers qui servirent avec courage dans les armées de Louis XIV, lors des guerres de la Ligue d’Ausburg et de la Succession d’Espagne. Fils aîné de Wolfgang II Greder (1632-1691)[4] et de sa première épouse, Maria Franziska d’Estavayer (1635-1674), notre modèle naquit à Soleure le 1er janvier 1658. Très tôt au service du roi de France, le jeune homme débuta à 21 ans comme lieutenant de la compagnie du Régiment Suisse de son père. Le 13 décembre de cette même année 1679, on lui confia une compagnie au sein du même corps dont il devint également major dès 1686. Remarqué par Versailles, « François Laurent » fut alors nommé à la tête du régiment de Fürstemberg Infanterie Allemande (Anhalt) qu’il gardera jusqu’à sa mort. Créé brigadier le 25 avril 1691 (ce que commémore très probablement le présent portrait), il fut fait chevalier de l’ordre militaire de Saint Louis le 8 février 1694. Maréchal de camp (3 janvier 1696), lieutenant général (26 octobre 1704), Greder « s’étoit acquis une grande réputation par ses longs services & les différens commandemens dont il avoit été chargé. Il avoit été blessé aux batailles de Mont-Cassel, & de Fleurus, avoit été employé comme Brigadier en 1692 dans l’Armée du Dauphin en Flandres, en 1693 dans le corps des troupes commandé par le Marquis de Bousiers, lieutenant Général, & ensuite dans l’Armée du Dauphin en Flandres, en 1694 dans la même armée, en 1695 dans celle du Maréchal de Villeroy en Flandres, & en 1696 comme Maréchal de Camp dans la même armée, il servit en ceste qualité au siège d’Ath, en 1701 dans l’Armée de Bousiers en Flandres, en 1702 dans l’Armée du Duc de Vendôme en Italie, en 1703 & 1704 est Flandres, & comme Lieutenant-Général les années suivantes » [5].

 

 

Vue du « Roten Salon » du château Blumentein de Solothurn  À  gauche : état avant sa vente en 1933 aux Beumgartner.  À  droite : état actuel

Vue du « Roten Salon » du château Blumentein de Solothurn À  gauche : état avant sa vente en 1933 aux Beumgartner. À  droite : état actuel

Notre modèle sollicitera à nouveau Rigaud en 1705, pour un portrait en « habillement répété » largement inspiré de modèles contemporains qui remportaient alors un vif succès. L'œuvre, anciennement au château d’Auvernier à Neuenburg[6], orne aujourd’hui le trumeau de la cheminée du salon rouge du musée Blumenstein de Soleure[7] (ancienne demeure de plaisance des Mollondin) et nous offre ainsi d’utiles éléments comparatifs sur la morphologie du modèle (elle remplace dans le même cadre, une copie du portrait de Charles XII de Suède peinte par Rigaud...).

Hyacinthe Rigaud, portrait de franz Laurenz von Greder, 1705.  Solothurn, musée Blumenstein  © photo Verena Gerber Menz, Burgdorf, Suisse.

Hyacinthe Rigaud, portrait de franz Laurenz von Greder, 1705. Solothurn, musée Blumenstein © photo Verena Gerber Menz, Burgdorf, Suisse.

On y retrouve la face assurée du même homme, de la moindre inflexion du sourcil à l’acuité du regard déjà présents quelque quinze ans plus tôt.

Hyacinthe Rigaud, portrait de franz Laurenz von Greder, 1705 (détail).  Solothurn, musée Blumenstein  © photo Verena Gerber Menz, Burgdorf, Suisse.

Hyacinthe Rigaud, portrait de franz Laurenz von Greder, 1705 (détail). Solothurn, musée Blumenstein © photo Verena Gerber Menz, Burgdorf, Suisse.

Présenté de trois quart vers la droite (plutôt que de face), Greder avait gagné en renommée et portait haut ses faits d’armes. À la même époque, plusieurs militaires optèrent pour semblable posture. Nous pensons notamment à Christian III de Bavière, comte palatin de Birkenfeld (1674-1735) [8] ou à Alexandre-Etienne-Raoul-Claude de Labbadie d’Aumay (1687-1773)[9] l’année suivante, toutes réductions en buste d’une attitude inventée vers 1690 par Rigaud pour les grand militaires à mi corps, brandissant un bâton de commandement devant un paysage de bataille du type du « Grand Dauphin »[10]. On retrouvera semblable mise en scène, réduite en buste, dans bien d’autres portraits de militaires, ces derniers renvoyant par leurs variantes à des prototypes très voisins du genre « Belle-Isle »[11]. C’est le cas des portraits peints en 1712 d’Armand-François de Bretagne, comte de Vertus[12] ou, en 1713, du duc Maximilien-Henri de Béthune-Sully[13]. Un peu plus tôt dans le temps, on jettera un œil attentif aux postures du duc de Bouillon (1703)[14], de Ferdinand Albert II de Brunswick-Bevern (1702)[15] et à celle du prince de Saxe Johann-Wilhelm von Sachsen-Gotha (1700)[16]… la liste pouvant s’allonger à l’envie et Rigaud s’amusant à varier à l’infini ses postures comme le prouvent les répertoires de postures cuirassées qu’il nous a laissés[17].

Hyacinthe Rigaud et atelier, répertoire d’attitudes cuirassées, v. 1698.  Coll. part © d.r.

Hyacinthe Rigaud et atelier, répertoire d’attitudes cuirassées, v. 1698. Coll. part © d.r.

Le tableau de Solothurn est aujourd’hui encadré d’une effigie de la sœur du modèle, Maria Franziska (1674-1749) d’après Largillière et du portrait de l’époux de cette dernière, Franz Heinrich von Stäffis-Mollondin (1673-1749) [18], lui-même copie XVIIIe d’après un original également peint par Rigaud en cette même année 1705[19].

À  gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Heinrich von Stäffis-Mollondin, 1705. Neuffchâtel, musée d'art et d'Histoire © d.r. À  droite : Anonyme d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Heinrich von Stäffis-Mollondin, XVIIIe s. Solothurn, musée Blumenstein  © Jürg Stauffer, Langenthal, Suisse

À  gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Heinrich von Stäffis-Mollondin, 1705. Neuffchâtel, musée d'art et d'Histoire © d.r. À  droite : Anonyme d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Heinrich von Stäffis-Mollondin, XVIIIe s. Solothurn, musée Blumenstein © Jürg Stauffer, Langenthal, Suisse

Si Rigaud se fait plus subtil en 1705, il ne ménageait pas son talent quinze ans plus tôt,, donnant raison à Dezallier d’Argenville qui assurait que le moindre coup de pinceau, le moindre reflet, le moindre passage, le moindre réveillon ne se trouva jamais placé par l'artiste sans qu’il ne pût en rendre compte. Ainsi parle la pointe de blanc apposée dans l’iris de l’œil de l'effigie de 1691..

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail).  Paris, collection P. © photo C.P.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Franz Laurenz von Greder, 1691 (détail). Paris, collection P. © photo C.P.

En écho aux portraits de Greder, nombreux sont les personnalités Suisse qui furent séduites par la vérité de l’art du Catalan. Aux Chambrier, aux Keller, aux Du Buisson, aux Monier, aux Lullin, aux Cherrier, aux Thelusson et à la célèbre duchesse de Neumours s’ajoutèrent deux des frères de Franz Laurenz, Hans-Ludwig dit « Louis » (1659-1703) peint dès 1691[20] et Balthazar (1667-1714) l’année suivante[21].

 

Greder, pour sa part, fut particulièrement apprécié de Louis XIV. À sa mort, le 16 Juillet 1716 aux Eaux de Bourbonne, Saint-Simon témoigna de l’estime dans laquelle il était considéré[22] :

 

« Greder, lieutenant général fort estimé, mourut aux eaux de Bourbonne. Il avait un régiment allemand qui lui valait beaucoup, et qui fut donné au neveu du baron Spaar, qui avait longtemps servi en France, qui y fut depuis ambassadeur de Suède, et qui y est mort sénateur, toujours le cœur français, un des plus galants hommes et des mieux faits qu’on pût voir, avec l’air le plus doux et le plus militaire. »

 

Dans ses Rêveries, le pétulant maréchal de Saxe, autre modèle de Rigaud en 1740, dressa quant à lui un court portrait du fameux militaire Suisse resté célibataire :

 

« Feu monsieur de greder, homme de réputation, & qui a longtems commandé le régiment d’infanterie que j’ai en France, avoit toujours pour méthode de faire porter le mousquet sur l’épaule dans les affaires : & pour être encore plus maître du feu, il ne faisoit point compasser les mêches, marchoit ainsi aux ennemis, & dans l’instant qu’ils commençoient à tirer, il se jettoit devant les drapeaux, l’épée à la main, & crioit, à moi ; cela a toujours réussi : c’est ainsi qu’il défit les gardes de Frise à la bataille de Fleurus [1er juillet 1690] »[23].

 


[1] Stéphan Perreau, Catalogue concis de l’œuvre d’Hyacinthe Rigaud, Sète, 2013, p. 90, cat. *P.227. Le second portrait est celui du fermier général Charles Savalete [sic] de Magnanville Ibid., p. 275, cat. *P.1348), sur lequel nous reviendrons dans un prochain article.

[2] Perreau, 2013, p. 89, cat. P.227 (nous n’avions alors pas pu illustrer le tableau).

[3] Perreau, 2013, p. 121, 327, 328.

[4] Lui même peint par Rigaud en 1690. Voir Roman, 1919, p. 21 ; Perreau, 2013, p. 84, cat. *P.185.

[5] Beat Fidele Antoine Jean Dominique Baron de La Tour-Chatillon Zurlauben, Histoire militaire des Suisses au service de la France, vol. 3, Paris, Desaint, 1751, p. 16-18.

[6] Paul de Vallière, Treue und Ehre, Geschichte der Schweizer in Fremden Diensten, Les éditions d’art suisse ancien, Lausanne, 1940, p. 429 ; Perreau, 2013, p. 188, cat. *PC.871.

[7] Huile sur toile, 80 x 63 cm. Inv. 1951.70. Voir Stefan Blanck, Die Kunstdenkmäler des Kantons Solothurn ; Stadt Solothurn II. Profanbauten, Volume 2, Weise, 2008, p. 147. Nous remercions le Dr. phillip Erich Weber, conservateur du Museum Blumenstein de Solothurn pour nous avoir aidé dans nos recherches et nous avoir fait l’exclusivité des photographies de son musée.

[8] Perreau, 2013, p. 199, cat. PC.925.

[9] Perreau, 2013, p. 198, cat. PC.916.

[10] Perreau, 2013, p. 132, cat. *PC.526.

[11] Perreau, 2013, p. 237-238, cat. PC.1186.

[12] Perreau, 2013, p. 232, cat. *PC.1159. Une copie moderne d’après Rigaud a récemment été identifiée par nos soins dans une collection privée française.

[13] Perreau, 2013, p. 239, cat. P.1191.

[14] Perreau, 2013, p. 179, cat. *P.809.

[15] Perreau, 2013, p. 168, cat. P.740.

[16] Perreau, 2013, p. 155, cat. P.664.

[17] Perreau, 2013, p. 327 & cat. P.650, P.651, p. 152.

[18] Huile sur toile, 81 x 64 cm. Solothurn, musée Blumenstein, inv. 1955/79. Voir Perreau, 2013, p. 193.

[19] Neufchâtel, musée d’art et d’Histoire. Inv. AP 591. Voir Perreau, 2013, p. 192, cat. P.895.

[20] Perreau, 2013, p. 90, cat. *P.227.

[21] Perreau, 2013, p. 95, cat. P.267.

[22] Mémoires, 1716, XIV, 1.

[23] Mémoires, chapitre I, article VI, p. 43, 44.

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