Le portrait retrouvé du président de Nicolay par Rigaud
03 nov. 2013Il y a tout juste 300 ans, Jean Aymar de Nicolay, marquis de Goussainville (1657-1737) s’adressait à Hyacinthe Rigaud pour obtenir un portrait de grande envergure qui devait se révéler suffisamment significatif de sa charge de premier président de la chambre des comptes[1]. Toujours conservée par les descendants du modèle l’œuvre n’avait jusqu’à présent jamais été publiée[2]. C’est à l’occasion d’une visite au château de Brissac pour expertiser un autre tableau, que nous avons eu le plaisir d’en découvrir sa trace.
Si le personnage du marquis est aujourd’hui peu connu du grand public, il fut pourtant remarqué en son temps pour avoir notamment été le tuteur de Voltaire. Le père de ce dernier, Nicolas Arouet, greffier à la Chambre des comptes, avait en effet craint qu’après sa mort ses biens ne fussent dissipés en vaines prodigalités. Il confia alors à son premier président la tutelle de ses deux fils et alla jusqu’à lui substituer leur héritage. Goussainville accepta la première et refusa le second. Voltaire conserva toujours pour le nom de Nicolay, la plus tendre reconnaissance et une sorte de piété filiale.
Jean-Aymard de Nicolay, également seigneur de Courville, de Sèvres et de Villebourg avait suivi en premier lieu la carrière des armes comme mousquetaire noir dès 1677 comme le rappelle Borel d’Auterive : « Lors du siège de Valenciennes, et alors qu’il n’avait que vingt et un ans, il servit comme guidon dans la compagnie des mousquetaires du roi. Peu de jours avant l’assaut, Louis XIV, qui dirigeait en personne les travaux du siège, annonça au jeune mousquetaire qu’il lui accordait la survivance de la première présidence laissée vacante par la mort de son frère aîné, et lui enjoignit de quitter immédiatement l’armée pour occuper son nouveau poste. « J’accepte avec reconnaissance les dons de Votre Majesté, répondit le jeune homme, mais qu’elle me permette d’y mettre une condition. - Laquelle, demanda le roi. - De ne quitter l’armée que lorsque la ville sera prise. » Louis XIV applaudit à ce sentiment généreux, et le jour de l’assaut Jean Nicolay, escaladant les remparts de Valenciennes, y plantait le guidon de sa compagnie. En souvenir de ce haut fait, le roi l’autorisa à se présenter à la cour dans n’importe quelle résidence royale il se trouverait, et lui accorda même les entrées de Marly, dérogeant ainsi à la loi qu'il s’était faite de ne point y recevoir de magistrats, privilèges que Louis XV et Louis XVI accordèrent à son fils et son petit-fils. »[3]
Le 26 janvier 1680, notre modèle acquit la charge d’avocat général en la chambre des comptes. Dix ans plus tard, il fut reçu premier président en la même chambre. Lors des désordres de la Régence, Nicolay se fit remarquer par la rigidité de ses principes et l’énergie de ses remontrances. Lorsque parut l’ordonnance qui interdisait de garder chez soi aucune monnaie d’or ou d’argent, l’intrépide magistrat, après avoir publié que si on osait venir chez lui il ferait (ce fut son expression) un mauvais parti aux curieux, dit au régent – « Je garde cent mille écus, parce qu’au train dont on mène les affaires, le roi aura grand besoin des offrandes de ses sujets, et cette somme, j’irai la lui offrir le jour où il sera majeur ». Les Nicolay résidèrent dans l’ancien hôtel sis au n°9 de la place des Vosges à Paris. Le marquis de Goussainville quitta la scène à un âge vénérable, laissant à ses héritiers la tâche de chérir son grand portrait :
« Le 6 Octobre, Jean Aimard Nicolai, Marquis de Goussainville, Seigneur d’Amy, Vilbourg, Sove, &c, Premier Président honoraire de la Chambre des Comptes de Paris, mourut âgé de 79 ans. Il étoit le 7e de sa famille, qui de Pere en Fils possédoit cette Charge depuis jean Nicolai, son 5e Ayeul qui y fut reçu le 25 Octobre 1506. »[4]
Signature autographe du marquis de Goussainville au bas d'un acte notarié, daté du 30 juillet 1730, nommant Philippe Poirier, ancien recteur de l'Université de Paris et professeur de Philosophie au collège de la Marche comme collateur ordinaire de la chapelle de la Sainte Vierge du prieuré de Moucy-le-Neuf. Paris, Archives Nationales @ C.P.
Nicolay contracta deux unions. La première, le 26 juin 1690, avec Marie-Catherine Le Camus (1671-1696), nièce du président à la cour des Aydes[5]. La seconde, le 26 novembre 1705 avec Françoise Élisabeth de Lamoignon (1678-1733), fille de Chrétien II de Lamoignon, marquis de Basville (1676-1729).
Hyacinthe Rigaud, portrait du marquis de Basville, anciennement dit de d'Ormesson, 1713. Paris, château d'Ormesson-sur-Marne @ photo Stéphan Perreau
C’est donc de concert qu’en cette année 1713, le nouveau beau-père et le gendre frappèrent à la porte de Rigaud. Malgré l’importance des deux modèles, les deux portraits n’eurent jamais les honneurs de la gravure et leur image ne fut jamais diffusée. Daté et signé au dos « fait par Hyacinthe Rigaud 1714 », le portrait « en grand » du marquis de Goussainville avait été payé 700 livres un an auparavant[6]. L’œil vif, le port de tête assuré, la main posée sur les insignes de sa fonction dont il revêt la robe noire, Nicolay s’inscrit dans la lignée dans grandes effigies où l’art du peintre était à son apogée. Quoique seulement payée 700 livres, ce qui ne correspondent pas habituellement à la mention « attitude toute originale » portée aux livres de comptes, la posture choisie par notre parlementaire est composée de divers éléments empruntés à d’autres compositions. Si la disposition pyramidale du personnage, occupant le centre du tableau n’est pas nouvelle (voir celle du président Cardin Le Bret en 1712)[7], la position de la main, lourde de virilité n’est pas sans faire penser à celle du marquis Corsini, peint en 1710, posée à droite sur un rebord là où celle de Nicolay s’appuie sur un édit de marocain. Malgré l’angle de vue différent, on constate la même disposition des doigts avec cet index débordant et ce pouce volontaire. Plus grande est encore la comparaison d’avec l’effigie peinte par Rigaud du directeur des Médailles du Roi, Nicolas de Launay, en 1712[8].
François Chéreau d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de Nicolas de Launay, 1719. Coll. priv. © Stéphan Perreau
Outre la même façon de s’enrober à l’aide d’un drapé volant retenu devant ses jambes (comme pour sublimer les plis savant d’une pompe indispensable à la représentation du personnage), la même main s’y retrouve. Nicolay et Launay peuvent ainsi se toiser sans rougir. De la Monnaie au Parlement il n’y a qu’un pas et la fonction de l’un n’en imposait pas à l’autre.
Le système récupérateur de l’art du Catalan au sein de ses productions est encore plus vif dans la comparaison du portrait de Nicolay d’avec celui du cardinal de Rohan-Soubise (1710).
Hyacinthe Rigaud, portrait du marquis de Goussainville, 1713 (à gauche) et portrait du cardinal de Rohan, 1710 (à droite) Paris, coll. priv. & Paris, hôtel de Rohan, archives Nationales © d.r.
Deux personnages aux fonctions éloignées mais, deux chefs-d’œuvre qui se font face comme des ombres chinoises. Mis en regard de Nicolay, le prélat vêtu d’écarlate par la pompe cardinalice semble jeter un regard condescendant sur son collègue parlementaire habillé de la soie moirée noir. Tout deux regardent à l’opposé de leur compositions respectives, comme s’ils s’examinaient, mais tous deux retiennent leur robe d’un poing serré permettant à Rigaud de sublimer les carnations. Si la copie d’atelier du Rohan (seule version de qualité connue à ce jour) nous prive de l’aspect totalement autographe que devait avoir l’original, nul doute que cette paume aux doigts graciles et sophistiqués eu livré une peau claire, rosie par endroits, trahie par les veines viriles sous-jacentes comme on peut le voir chez Nicolay.
Dans celui-ci, on sent le Rigaud inspiré, celui qui a tout compris de l’épiderme et des effets que la lumière peut avoir sur elle. Il en joue, arrondie les chairs, les caresse d’un rayon de lumière abrupte surgissant par le devant d’un néant de noir de soie, lui même d’une profondeur d’ombre extraordinaire. De part et d’autre des tableaux, ces deux « gloires de la France » posent l’autre main lourde au doigts épais sur leur « insignes » distinctifs. Le livre de loi précieusement défendu pour Nicolay, la barrette fièrement maintenue pour Rohan (quoiqu’il ne l’avait acquise qu’en 1712)…
Comme pour le cardinal Rigaud réutilisa chez notre ancien mousquetaire un élément de décor cher à son répertoire : la fameuse lourde table à tête de satyre récurrente chez l’artiste à partir de 1700 et surtout dans les années 1710-1715.
On la retrouve en effet déjà dans le magnifique Bossuet puis dans les portraits du ministre Dodun (1723)[9], du financier La Jonchère (1721)[10], ou dans celui dit anciennement de d’Andrezel, plus probablement figurant Fleuriau d’Armenonville (1706)[11].
Hyacinthe Rigaud et B. Monomrency, portrait présumé de Jean-Baptiste Fleuriau d'Armenonville, 1706. Paris, coll. part © d.r.
Cette table était en réalité un riche bureau plat, au plateau gainé de cuir et reposant sur quatre pieds en console cambrés en « sabre » disposés en diagonale. Ces derniers sont rehaussés de chutes en forme d'espagnolettes à têtes de faune dont la barbe enroulée marque la naissance de l'arrête des pieds. La tête de Satyre était un hommage aux bureaux plats exécutés par André-Charles Boulle et ornés du fameux satyre sculpté d’après un dessin d’un des plus sincères amis de Rigaud, François Girardon (Paris, musée du Louvre, INV 26775).
On la retrouvera chez de nombreux artiste et surtout dans les œuvres du disciple et parent de Rigaud, Jean Ranc qui usera largement de ce meuble caractéristique, comme dans son effigie de l'académicien Eusèbe Renaudot...
[1] Roman, 1919, p. 169 ; Perreau, 2013, cat. P.1200, p. 241, ill. coul. Pl. XXI.
[2] Christian de Nicolay, En feuilletant les archives familiales, Paris, 1986, p. 98-105, ill. p. 98 ; Perreau, 2013, cat. P.1200, p. 241, ill. coul. Pl. XXI.
[3] André-François-Joseph Borel d’Hauterive, Annuaire de la noblesse de France et des maisons souveraines de l’Europe, Paris, 1864, p. 209.
[4] Mercure Français, octobre 1737, p. 2311.
[5] Nicolas IV Le Camus (1625-1715), peint par Rigaud en 1701 (Perreau, 2013, cat. *PC.729, p. 166).
[6] On retrouve de manière inédite dans la composition la véritable signature de l’atelier et la date de 1714 ou le dos de la toile avait été doublé au xviiie siècle avec une inscription à la fois erronée et apocryphe : « Antoine de Nicolay, conseiller / en survivance, premier président / de la Chambre des comptes / en 1717, né en 1692 mort en / 1731 » (communication inédite du propriétaire actuel du tableau que nous remercions).
[7] Perreau, 2O13, P.1180, p. 253.
[8] Perreau, 2013, P.1178, p. 235.
[9] Perreau, 2013, P. 1322, p. 269-270.
[10] Perreau, 2013, P.1285, p. 263.
[11] Perreau, 2013, cat. PC.940, p. 201.