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Hyacinthe Rigaud, portrait de jeune militaire, (détail) v. 1690.

Londres, commerce d'art © Christie's Londres

 

Durant les soixante deux années que dura sa carrière, Hyacinthe Rigaud (1659-1743), s’attacha dans ses portraits à rendre les visages de ses modèles les plus proches de la nature. En cela, il ne se démarquait pas de certains de ses aînés (notamment Rembrandt dont il collectionnait quelques pièces), mais il rompit avec une certaine idéalisation que l’on voyait volontiers depuis plusieurs décennies dans le portrait français. Avec François de Troy et Largillierre, on avait, quoiqu’on en dise, quelque peu perdu la fraîcheur d’un Lefebvre, la perfection d’un Champaigne au profit de visages figés et empourprés. Rigaud revint à davantage de réalisme en s’inspirant de l’école du Nord. Ainsi, le célèbre mémoraliste Saint Simon, si avare parfois de compliments, n’hésita pas dans ses mémoires à avouer que « Rigault était alors le premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable ».

 

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Hyacinthe Rigaud, portrait de jeune militaire, v. 1690.

Londres, commerce d'art © Christie's Londres

 

Une telle maxime trouve aujourd’hui sa raison d’être dans un portrait en buste de jeune militaire, peint sans artifice ni décorum, et presque surpris dans une sorte d’intimité que la maison Christie’s de Londres a bien voulu soumettre à notre expertise[1]. Anciennement dans une collection européenne jusqu’en 2012, date à laquelle son actuel propriétaire en fit l’acquisition, la toile est dans un superbe état de conservation. Elle sera vendue à Londres le 29 avril prochain sous le lot 122.

 

Alexis Ashot, spécialiste de la maison, le pensait attribuable à Rigaud. Comme il avait raison ! Immédiatement, nous avons partagé son enthousiasme et reconnu la main indubitable de cet artiste lorsqu’il nous demanda de rédiger la notice du catalogue. Par ses dimensions réduites, 56 x 46 cm, ce petit tableau est tout à fait caractéristique des premiers formats utilisés par Rigaud au tout début de sa carrière[2]. On en a vu un flagrant exemple récemment avec la « belle eu bleu » vendue chez Osenat à Fontainebleau à l’automne et qui, après restauration, a quitté son ovale et son agrandissement pour un rectangle plus réaliste et plus modeste[3].

 

Le militaire proposé par Christie’s nous est figuré tourné vers la gauche, le visage légèrement vers le spectateur suivant ainsi les préceptes des peintres nordistes qui préconisaient d’éviter soigneusement « que la tête ne soit tournée du côté où le corps s’incline ou se penche, au risque que l’ouvrage ne traduise notre incapacité »[4]. En prenant ce parti éprouvé par l’efficacité, Rigaud rend d’ailleurs un hommage appuyé à son maître spirituel, Anton Van Dyck, dont la manière simple, touchante et sophistiquée réapparait souvent en filigrane des œuvres du jeune Catalan.

 

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Anton van Dyck, Autoportrait, v. 1630, estampe © National Galerie of Canada

 

On ne peut en effet s’empêcher de retrouver dans le tableau proposé par Christie’s toute la spiritualité de plusieurs autoportraits du hollandais, notamment celui où il s’est figuré avec Endymion Porter (Madrid, musée du Prado), dont dérive d'autres, popularisés par l'estampe, ou encore la sublime version de l’artiste seul, récemment acquise par la National Portrait Gallery de Londres.  

 

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Anton van Dyck, Autoportrait, Londres, National Portrait Gallery © Londres NPG

 

Chez Rigaud, les clairs-obscurs sont maîtrisés, le port de tête est lascif en un léger mouvement naturel vers l’arrière. Quant aux cheveux, traités « au naturel » avec une légèreté dans le brossage de la matière, ils prouvent la maîtrise d’un l’artiste alors extrêmement courtisé. On ne peut s’empêcher de lorgner du côté du portrait que fit Van Dyck vers 1631 du prince d’orange (Madrid, musée du Prado) et dans lequel on retrouve la même liberté, la même réussite dans la captation de l’instant.

 

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Anton van Dyck, Portrait du prince d'orange (détail).

Madrid, musée du Prado © musée du Prado

 

Dans le tableau de Christie’s, on est déjà loin des débuts du Catalan. Le jeune homme avait déjà affirmé la précocité de ses talents et fait évolué la manière sage et scrupuleuse de ses premiers modèles. Nous possédons d’ailleurs suffisamment d’exemples datés de la première décennie de sa carrière parisienne pour voir qu’ici, il s’affranchit quelque peu du hiératisme appuyé d’un Sarazin, d’un Desjardins, d’un Bertin ou des quelques inconnus que nous avons intégré au début de notre catalogue. La construction verticale du port de tête se rompt pour laisser la place à un dégagement plus sensuel du buste en arrière, comme si le modèle prenait part de manière subite à une conversation avec son peintre.

 

Il est donc aisé de reconnaître ici une œuvre des années 1690, période où se presse dans l’atelier parisien toute une cohorte de jeunes militaires ayant servi dans les guerres de Hollande sous les ordres des ducs de Luxembourg et de Villeroy. L’éclat bleuté de l’armure en fait foi et l’on y retrouve la caractéristique tête de lion, rivée sur le devant du plastron comme dans plusieurs effigies à cette époque. Rigaud possédait d’ailleurs lui-même quelques éléments de cuirasse qui lui permirent de recréer dans le calme de son atelier, les effets subtils de la lumière sur la matière[5].

 

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Hyacinthe Rigaud, portrait de jeune militaire, (détail) v. 1690.

Londres, commerce d'art © Christie's Londres

 

Une véritable féérie de bleus et de gris, simplement ponctués de touches délicates de blanc pour les côtes et de jaune pour les rivets. Tout n’est que prétexte à l’étude des jeux d’ombre. Le visage, par contre, est traité avec une grande finesse dans le velouté des chairs, tout entier dévolu à la lumière. Il n’est pas sans rappeler celui des œuvres de Rubens (« Autoportrait au cercle de Mantoue », Münich, Alte Pinakoteck). On retrouve aussi pareille posture, toute de sensualité, dans le minois de la sœur de l’artiste (Paris, musée du Louvre) peint en 1695 et qui fut aimablement décrit par l’historien Louis Hourticq telle « une brune grassouillette, sa figure ronde casquée d’un beau chignon de cheveux noirs (…), nous lorgne de côté, la prunelle brillante et mobile, la lèvre prête à rire, la chair prête à fleurir en fossettes »[6]. On y retrouve la même légèreté dans le rendu des cils, la même évanescence dans l’apposition de l'humeur blanche dans le bas de l’oeil.

 

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Hyacinthe Rigaud, portraitde Clara Rigau, (détail) v. 1695.

Paris, musée du Louvre © RMN

 

Et que dire du propre autoportrait de Rigaud dit « au manteau rouge » (Karlsruhe, gemäldegalerie) qui partage avec le présent portrait de militaire, le même esprit de conversation, déjà loué par Dezallier d’Argenville[7] ?

 

Par la simplicité de son décorum, l’utilisation d’une belle touche de bleue dans le manteau, l’aspect presque esquissé du fond où l’on voit encore le travail des brosses, tout concours à inscrire ce portrait dans la liste des œuvres autographes de Rigaud. Ici, nulle sublimation d’une part la plus triviale du visage, nul asservissement à un modèle social. La fameuse préparation rouge, commune à de nombreux peintres, transparaît d’autant ici plus chez Rigaud que sa peinture est plus légère[8]. Elle en est donc d’autant plus vibrante et pleine d’émotion comme on le voit dans l’aérien arrangement des cheveux.

 

cheveux.jpgHyacinthe Rigaud, portrait de jeune militaire, (détail) v. 1690.

Londres, commerce d'art © Christie's Londres

 

Malheureusement il n’est pas possible de mettre pour le moment un nom sur ce visage en l’absence d’un élément probant d’iconographie comparative. De plus, ainsi que nous l’avions déjà remarqué dès le début de nos études sur l’artiste et la parution de notre monographie de 2004, les livres de comptes de Rigaud ne sont pas exhaustifs et on ne trouvera pas forcément dans ces listes, l’identité du beau militaire de la vente Christie’s.

 

Mais l’œuvre en a-t-elle véritablement besoin ?

 

[1] L’œuvre est en cours d’intégration dans une prochaine vente.

[2] Stéphan Perreau, Catalogue de l’œuvre d’Hyacinthe Rigaud, Sète, juin 2013, p. 39 (« le prix des toiles »).

[3] Ibid. cat. P.386b, p. 111 et ill. coul. planche III.

[4] Karel van Mander dans son Den Grondt der Edel vrij Schilder-const (cité dans Carl Depauw & Ger luijten, Antoine van Dyck et l’estampe, 1999, p. 99).

[5] Perreau, 2013, Ibid., P. 452 & 453, p. 121. Ces exemplaires de pièces d’armures sont cependant sans tête de lion mais on les retrouve, par exemple, dans celle du portrait de Louis XIV du musée du Prado (P. 696, p. 160).

[6] Louis Hourticq, « Promenade au Louvre : Hyacinthe Rigaud en famille », in Revue de l’Art ancien et moderne, 1913, T. 2, pp. 103-111. Stéphan Perreau, Hyacinthe Rigaud le peintre des rois, Montpellier, 2004, fig. 10, p. 27 ; Stéphan Perreau, Hyacinthe Rigaud catalogue complet de l’œuvre, Sète, 2013, cat. P.334, p. 118 et pl. XIV).

[7] « Rigaud sçavoit donner à ses portraits une si parfaite ressemblance, que du plus loin qu’on les apperçevoit, on entroit, pour ainsi dire, en conversation avec les personnes qu’ils représentoient » (Dezallier d’Argenville, abrégé de la vie des plus fameux peintres, Paris, de Bure, 1745).

[8] Contrairement à Largillierre, par exemple, dont la palette est toujours très chargée.

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