Atelier de Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Tournai, Caillebot de La Salle. France, collection privée © droits réservés au propriétaire de l'oeuvre

Atelier de Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Tournai, Caillebot de La Salle. France, collection privée © droits réservés au propriétaire de l'oeuvre

Me voici retiré depuis quelque temps déjà en ma bonne abbaye de Rebais en Brie, dont je reçus fort tôt la commande, à l’âge de vingt ans[1].

Ma santé décline et, en cette fin de 1736, et alors que j’avance dans ma quatre-vingt-quatrième année, moi, François de Caillebot de La Salle, c’est désormais l’incertitude de la mort et du pardon de Dieu qui me gouvernent, craignant à chaque instant qu’une attaque d’apoplexie ne m’emporte. Je n’eus pourtant point à rougir de mes actions, ayant toujours été, je crois, bienveillant dans mes sacerdoces, honnête dans ma profession.

Aujourd’hui, en regardant mes traits peints par le célèbre Hyacinthe Rigaud, je ne puis m’empêcher d’éprouver quelque nostalgie de mes débuts.

Me revient en mémoire ce début de l’année 1690 quand je me rendis chez cet artiste, devenu grand depuis, afin de retirer le portrait pour lequel j’avais posé à l’automne précédent. Il ne s’agissait à la vérité que d’un simple buste mais, m’avait-on assuré, les 115 livres que Rigaud avait exigés de moi étaient la norme chez cet homme que toute la cour commençait à courtiser. C’est qu’il avait déjà peint Monsieur, frère du roi, et son fils, et tout leur parti. On chuchotait même que sa Majesté pourrait, à son tour, accepter de lui concéder des séances.

Pour lors, je fus fort satisfait du mien car Monsieur Lafontaine, poète de son état qui l’obtint peu avant moi, dut débourser 200 livres pour un format qui n’était guère plus grand. Si le secrétaire de Monsieur Rigaud ne m’inscrivit alors que sous le nom de simple abbé de La Salle dans son livre de compte, c’est que c’était ainsi que j’étais alors connu. Ayant fait les preuves de mes vertus à la commande de l’abbaye de Plaimpied au diocèse de Bourges de 1666 à 1674, j’avais entretemps eu celle de Rebais, plus grosse, et que je conservais tout le temps.

Extrait des livres de comptes de Hyacinthe Rigaud pour l'année 1690. Paris, bibliothèque de l'Institut de France © photo Stéphan Perreau

Extrait des livres de comptes de Hyacinthe Rigaud pour l'année 1690. Paris, bibliothèque de l'Institut de France © photo Stéphan Perreau

Sa Majesté avait aussi eu la bonté de me faire entrer en son cercle le 14 avril de l’année 1686 comme l’un de ses aumôniers ; un des premiers dit-on à qui l’on ait donné la charge depuis qu'elles ne se vendent plus. On assurait alors que je le devais très certainement à la bonté de mes mœurs[2].

Il est vrai que mon assiduité aux études et dans mes humanités avaient fait de moi, je crois, un honnête homme et c’est avec passion que j’étais entré en classe de philosophie au collège du Plessis. Après quelques temps à Paris, je fus même reçu maître ès arts en 1676 puis docteur en théologie huit ans plus tard.

Mais l’évènement de ma vie fut sans conteste mon élévation au siège de l’évêché de Tournai dont le roi me fit la grâce au printemps 1690. C’est ainsi qu’il l’annonça à la cour, le 21 mai, au sortir du salut, peu après avoir fait ses dévotions et avoir touché les malades des écrouelles[3].

Je succédais ainsi à Monseigneur Gilbert de Choiseul-du-Plessis-Praslin qui y était mort le 31 décembre de l’année précédente et me proposais d’y perpétuer le bien considérable que ce grand évêque y avait fait, soit dans la disposition des bénéfices, soit dans le soin du magnifique séminaire qu’il y avait établi. Mais je n’en pris pas possession tout de suite, me démettant en juillet de ma charge d’aumônier royal. Je dus attendre deux ans pour obtenir mes bulles et être confirmé le 5 mai 1692, avant mon sacre à Tournai le 31 août suivant.

Le Diocèse de Tournay Présenté à Monseigneur l'Ill[ustrissi]me. & R[eve]R[entissi]me M. François de Caillebot de la Salle Evesque de Tournay et Abbé de Rebez / Par son très humble et très-obeissant Serviteur Bernard Cappelier Pasteur de S.Leger ; Cordier sculpsit, 1694

Le Diocèse de Tournay Présenté à Monseigneur l'Ill[ustrissi]me. & R[eve]R[entissi]me M. François de Caillebot de la Salle Evesque de Tournay et Abbé de Rebez / Par son très humble et très-obeissant Serviteur Bernard Cappelier Pasteur de S.Leger ; Cordier sculpsit, 1694

Par excès de vanité peut-être, je n’attendis pas pour me célébrer. Je repassais chez Rigaud au cours du printemps 1690 pour commander une copie de mon portrait, que je payais 57 livres et 10 sols et que l’on inscrivit dans le registre, cette fois, sous ma nouvelle dignité d’évêque.

J’envisageais rapidement de le faire graver par Pierre Giffart, qui officiait rue Saint Jacques, à l’image Sainte Thérèse[4], puis d’en faire imaginer une extrapolation en pied, de plus grande envergure.

Pierre Giffart, portrait de François de Caillebot de La Salle, évêque de Tournai. Wien, Österreichische Nationalbibliothek, Bildarchiv und Grafiksammlung © d.r.

Pierre Giffart, portrait de François de Caillebot de La Salle, évêque de Tournai. Wien, Österreichische Nationalbibliothek, Bildarchiv und Grafiksammlung © d.r.

Rigaud étant fort occupé déjà et m’en demandant près de 300 à 400 livres, comme il l’avait fait pour l’archevêque d’Albi Serroni, j’optais pour le pinceau de l’un de ses aides, du moment que le maître m’assura pouvoir retoucher ensuite l’œuvre pour plus de sûreté.

C’est ainsi que l’on me voit aujourd’hui : assis dans un fauteuil à haut dossier dont les accotoirs en crosse et bec de corbin sont décorés d’une feuille d’acanthe simple sur la volute. C’était le même dessin que l’on voyait alors à cette époque sur un meuble que l’artiste utilisait fort fréquemment en ces dernières années du siècle.

Quand je passais chez Rigaud retirer mon portrait... ou l'évêque Caillebot à Tournai

Le parti pris initial d’un buste de trois quarts fut habilement adapté par le peintre comme on le fit pour Monsieur Colbert un an plus tard, de sorte que la torsion du corps et la perspective n’en pâtirent pas : la main gauche posée sur l’accotoir de droite, je maintenais naturellement de l’autre un ouvrage de plein maroquin posé sur une table.

On décida de terminer le fond d’un mur à pilastres et d’une colonne sur laquelle un grand rideau fut maintenu par des cordelettes.

On signa « Rigau px » (pour pinxit) sur le bras du fauteuil et je pus m’en retourner.

Atelier de Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Tournai, Caillebot de La Salle (détail de la signature). France, collection privée © droits réservés au propriétaire de l'oeuvre

Atelier de Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Tournai, Caillebot de La Salle (détail de la signature). France, collection privée © droits réservés au propriétaire de l'oeuvre

La formule fit recette et, comme à son habitude, Rigaud s’en inspira pour d’autres clients. Avec quelques menues variantes dans la vêture, l’agencement de la mozette et le sens de la composition, l’idée fut reprise en 1695 pour le portrait de l’évêque de Saint Papoul.

Quel étonnement de voir comment le peintre a agencé de manière très similaire le retombé de notre aube respective, jusque dans l’ordonnance des drapés et des plis !

Mais c’était là une convention de dignité de prélat et on ne saurait lui en faire reproche. A tel point que l’on m’a dit avoir vu, à la sacristie de la petite bourgade catalane de Boulternère, près Perpignan, un Saint François de Sale très inspiré de lui.

A gauche : Anonyme du XVIIIe siècle, portrait de Saint François de Sale. Bouleternère, sacristie © d.r. / A droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Saint Papoul, collection privée © d.r.

A gauche : Anonyme du XVIIIe siècle, portrait de Saint François de Sale. Bouleternère, sacristie © d.r. / A droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Saint Papoul, collection privée © d.r.

Arrivé à Tournai, je poursuivais le maintien de la saine doctrine, de la réformation du clergé et la suppression des abus auquel Monseigneur de Choiseul s’était attaché[5], à tel point que pour certains, la pureté de mes meurs, mon zèle pour tous mes devoirs, mon austérité et mon attachement à la Vérité m’en rendaient recommandable.

Mais je me crus pulmonaire et pris le parti de me démettre dès en 1704. J’en fus bientôt fâché lorsque je me vis remplacé par Coëtlogon, livré aux Jésuites, à la place de Monsieur l’abbé de Louvois que j’espérais. Mais le roi me donna alors l'Abbaye de la Couture du Mans, vacante par le décès de Monsieur l'Abbé de Chamilly, neveu du Maréchal de ce nom. 

Le Mercure Galant assura à cette occasion que je fus fort regretté dans mon Diocèse où j’étais aimé et estimé. Selon la chronique, ma douceur naturelle m’avait gagné l'amitié et la considération de tout le monde[6].

En 1729, je remis mon abbaye de La Couture pour me retirer définitivement en celle de Rebais dont le revenu était pourtant beaucoup moins considérable. J’y trouvais de la satisfaction dans la survivance unique de l’aumône des fidèles plutôt que par les bénéfices.

Toutefois, le roi regardait plus encore d’un œil inquiet mon ralliement à la religion réformée depuis mon appel en 1718 contre le Formulaire et la bulle Unigenitus. J’avais alors rejoint avec force les initiateurs de l’appel, qui se trouvaient, pour certains, de bons clients du peintre Rigaud : Les évêques de Senez Soanen, celui de Montpellier Colbert, celui de Boulogne De Langle et celui de Mirepoix La Broue.

Cela fit du bruit, poussant sa Majesté à vouloir faire intervenir auprès de moi mon frère, qui avait repris chez lui la charge de capitaine des gendarmes de la garde à la suite de mon père. Mais je ne reniais pas mes convictions.

En cette fin d’année 1736, diminué par la maladie, un début de paralysie, des saignées, l'émétique et autres remèdes violents, et même poussé au reniement de mon appel par les curés les plus opposés, je me faisais lire encore le dernier ouvrage de Monseigneur de Montpellier en faveur des miracles contre M. l’archevêque de Sens. J’en étais si édifié et si pénétré, que j’assurais n’avoir jamais rien lu ni entendu de plus beau[7].

 

F. Caillebot de La Salle, anc. évêque de Tournai, ci devant abbé de Rebais

L'Abbaye de Rebais dans "Monasticon Gallicanum"

L'Abbaye de Rebais dans "Monasticon Gallicanum"

Nouvelles ecclésiastiques pour l'année 1736

De Paris,

« M. l’ancien Evêque de Tournay mourut dans son abbaye de Rebais Diocèse de Meaux, à 11 h & demie du soir, le jour de Saint Thomas, le 21 Déc. 1736, âgé de 84 ans, après avoir seulement reçu l’Extrême Onction des mains du R.P. Prieur de l’abbaye. Une apoplexie dans laquelle il étoit tombé le 14 du même mois, fut suivie dans l’instant d’une paralisie qui le jetta principalement sur le côté gauche de la tête & qui fui fit perdre pour toujours l’usage de la parole […] ».

 


[1] Ce texte fictif est inspiré des différents témoignages sur la vie de l’évêque François Caillebot de La Salle (1656-1734), cités en références et in-extenso dans la notice correspondante de notre catalogue raisonné en ligne.

[2] Mercure Galant, mai 1690, p. 215-216.

[3] Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XIV, 1660, Volumes 3-4, p. 241.

[4] Inventaire du fonds français, graveurs du XVIIe siècle, tome IV, n°386, p. 597-598. 

[5] René Cerveau, Nécrologe des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la vérité au 18e siècle contenant les principales circonstances de la vie et de la mort des personnes de l'un et de l'autre sexe, qui ont été recommandables par leur piété, leur science et attachement à la vérité, et surtout par les persécutions qu'elles ont essuyées au sujet du formulaire, et de la part des Jésuites, sans éditeur, 1760, partie 1, p. 292-293.

[6] Mercure Galant, avril 1705, p. 147-148.

[7] Nouvelles Ecclésiastiques, ou Mémoires pour servir à l'Histoire de la Constitution Unigenitus, vol. 3, qui contient les années 1734, 1735, 1736 et 1737, Amsterdam, p. 45-46.

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