De de Troy à Rigaud et de Rigaud à Gamelin n'y a-t-il qu'un pas ?
18 nov. 2020Hyacinthe Rigaud, portait de femme au portrait de son époux, v. 1700. Nantes, musée des Beau-arts © photo Stéphan Perreau
Il arrive souvent que la période qui suit une exposition s'avère tout aussi passionnante que l’événement lui-même ou que les longs mois de travail qui l’ont précédé. La rétrospective Ranc n'échappe pas à cette règle. Redécouvertes, œuvres sorties de l’oubli, enrichissement des collections mais aussi discussions, confrontations et arbitrages nous ont tous assaillis durant plus de deux ans. Ces questions parfois émotives ont surtout permis de voir sous un jour nouveau deux œuvres que notre esprit, parfois partisan par la force de l'habitude, n'osait pas déclasser.
Le premier est un portrait dit de Madame de Montginot, attribué à François de Troy (1645-1730) depuis son entrée dans les collections du musée d’art de Nantes. Il fut intégré non sans quelques questions comme tel dans le catalogue de notre exposition, en iconographie comparative du passionnant essai de Pierre Stépanoff sur Le portrait en théorie et en pratique à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle[1]. L’œuvre, figurant une femme âgée, assise dans un fauteuil, coiffée d’un bonnet de dentelle recouvert d’un voile de deuil et montrant du bout de l’index le portrait encadré de son défunt mari disposé derrière elle, avait été pourtant donnée initialement par tradition familiale à Hyacinthe Rigaud. Illustrant parfaitement le principe du « portrait en tableau », elle était accompagnée dans sa collection particulière d’un faux pendant, autre œuvre attribuée à Rigaud, représentant Monsieur de Montginot accompagné du portrait de sa jeune épouse (France, collection particulière). Acquit par le musée nantais en 1996, le portrait de Madame de Montginot fut donc redonné à François de Troy à l’occasion de son exposition, l’année suivante, dans la célèbre rétrospective Visages du Grand Siècle[2].
Hyacinthe Rigaud, portrait dit de Madame de Montginot et de son défunt mari, v. 1700. Nantes, muées des Beau-arts © cliché MBA
Pour expliquer la grande différence entre le style « duveteusement » poétique du peintre Toulousain et celui plus parfaitement tranchant du tableau de Nantes, on argua que François de Troy avait probablement voulu « pasticher » Rigaud afin d’homogénéiser, à l’intérieur de sa composition, la reproduction de l’ovale encadré de Monsieur de Montginot créé par son collègue et ami. Si l’hypothèse était séduisante, elle n’en demeurait pas moins étonnamment inédite, à si haut degré de mimétisme. La copie entre artistes n’était pas nouvelle — qu’elle soit réalisée d’après les grands maîtres flamands ou italiens, ou d’élève à professeur — mais on n’avait jamais eu l’exemple, dans le cadre d’une pure création, d’un peintre abandonnant son propre style pour celui d’un confrère auprès duquel il n’avait pas été formé. D’aucun ont alors dit : si François de Troy est réellement devenu l'espace d'un instant un second Rigaud, ne peut-on pas imaginer que Jean-Baptiste Oudry ait fait du Monnoyer ? que Gobert ait imité Largillierre ou que Perronneau ait donné l’illusion de La Tour ?
Sans tomber dans la caricature, il était bien plus courant de voir certains artistes intégrer à leurs œuvres, l’évocation d’une production à laquelle ils étaient étrangers, sans pour autant renoncer à leur propre manière. Ce fut le cas notamment pour une effigie en pied de Jean-Baptiste Colbert de Torcy (1665-1746), en grand costume de trésorier de l’ordre du Saint Esprit (Versailles, musée national du château, inv. MV7519).
École Française du XVIIe siècle, portrait de Jean-Baptiste Colbert (1655-1746), marquis de Torcy (détail). Versailles, musée national du château © photo Stéphan Perreau
L’auteur — Robert Le Vrac Tournières ou à François de Troy selon les sources — a présenté son modèle devant une interprétation en ovale du portrait de son père, Charles Colbert de Croissy, peint par Rigaud en 1691, mais sans dénaturer sa propre identité. À la gravure aussi, on notait la même envie. Que ce soit Autreau dans son Diogène présentant le portrait du cardinal de Fleury par Rigaud, Antoine Coypel dans l’Allégorie de Louis XIV figurant Minerve assise présentant un ovale du roi par Rigaud ou son fils Charles-Antoine, dans son portrait de Louis XIV par Rigaud soutenu par Mercure et puttis, en frontispice des Médailles sur les principes Événements du Règne de Louis le Grand ; tous ont fidèlement reproduit sans pour autant s'oublier.
À gauche : Jean-Baptiste Massé d'après Rigaud et Antoine Coypel, Minerve présentant tenant le portrait en buste ovale du roi par Rigaud ; à droite : Simon Thomassin d'après Louis Autreau et Rigaud, Diogène soutenant le portrait du cardinal de Fleury. Collections particulières © d.r.
Si la pose de Madame de Montginot pouvait également faire penser à certaines productions du catalogue de François de Troy, ce dernier n’en avait pourtant pas l’apanage dans le cercle des portraitistes du Grand Siècle, beaucoup mieux représenté en matière de récurrence par Hyacinthe Rigaud ou Largillierre. On trouvera certes que le mouvement de la main, désignant le cadre ovale, rappelait celui opéré par une autre femme tenant un portrait en miniature de son époux dans un portrait que peignit de Troy[3]. Mais son modelé soyeux, plus délicat, se pose comme volontairement moins affiné que celui des mains du tableau de Nantes qui, elles, évoquent la manière inimitable de Rigaud.
François de Troy (à gauche) portrait de femme tenant une miniature de son époux, v. 1705 ; (à droite) portrait de Claude Le Blanc buvant du café, v. 1705. Collections particulières © d.r.
La grandiloquence de la pose, mettant en scène le modèle à la manière d’un photographe de mode ou d’un décorateur, ne laisse place à aucune liberté par trop excessive. Tout est structuré, dompté, maîtrisé. Le grand rideau, d’un rouge incarnat, avec ses galons et revers de soie de même traité en colori cogianti teintés de verts, habite le fond de la scène comme un théâtre et s’appuie, en négligé, sur le cadre du tableau ovale qu’il habille. On retrouvera maintes fois ce procédé chez le Catalan à l'instar de son portrait de Monsieur de Montginot ou de la gravure de Drevet mettant en scène le portrait de la mère de l’artiste…
À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de Monsieur de Montginot et de son épouse, 1688 ; à droite, Pierre Drevet d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de Maria Serra, mère de l'artiste, collections particulières © d.r.
Dans l’œuvre nantaise, la rigueur des modelés, la science de l’architecture générale, le fondu extrême des carnations, les couleurs brossées en larges aplats suivant les lignes rigoureuses des tissus.... La perfection du contour des traits du visage, le travail tout en épaisseur des blancs, cette humeur blanche aux coins des yeux et l’absence de concession sur la vieillesse de cette femme presque hautainement élégante et fascinante… tout Rigaud est là.
Le fauteuil enfin, s’avère selon nous un élément des plus déterminants en faveur d'une ré-attribution. Ses accotoirs en crosse et bec de corbin, décorés sur le devant d’une simple feuille d’acanthe remontant sur la volute et prenant appui sur des montants incurvés feuillagés de même, évoquent avec une extrême précision ceux que l’on avait vu dans des productions du Catalan autour de 1700, comme le portrait de Jean-Baptiste Colbert (1696) ou celui présumé de Jean Phélypeaux de Pontchartrain (v. 1700). Par la suite, Rigaud leur préférera d'autres boiseries plus complexes et plus à la mode.
Détails des accotoirs des portraits de Jean Phélypeaux, de Madame de Montginot et de Jean-Baptiste Colbert de Croissy
On trouve aussi chez de Troy un mobilier voisin, à haut dossier de velours, galonné ou non, mais ses sculptures et des rinceaux sont souvent bien différents comme dans le portrait présumé de la baronne de La Rivoire et celui du pétulant ministre Charles Le Blanc (cités plus haut). Tous deux nous transportent dans un univers plus poétique, plus doucereux dans la touche, plus délicat dans les gestes, plus tendre dans les faces et, dans tous les cas, aux antipodes de l’aspect parfois contraint mais extraordinairement brillant du dessin d'Hyacinthe Rigaud.
Après de Troy, c'est au tour de Jacques Gamelin (1738–1803), artiste Carcassonnais, de prétendre déclasser une œuvre de Rigaud, un Christ expiant sur la croix, pourtant bien ancré comme tel dans les catalogues. C'est grâce à la sagacité de Jérôme Montcouquiol — que nous remercions — que ce débat a pu être ouvert suite à sa visite de l'exposition de Montpellier.
Des deux versions conservées au musée Hyacinthe Rigaud de Perpignan, nous avions collégialement choisi de montrer la plus « romantique » (inv. 893.2.1, à droite ci-dessous), issue de l'ancienne collection Izern et acquise par le musée en 1893. Plus baroque dans ses teintes que celle datée de 1696 (léguée par Rigaud au couvent des Dominicains en 1722, à gauche ci-dessous), plus étrange donc que son double académique, elle avait longtemps interrogé les spécialistes.
A gauche : Hyacinthe Rigaud, Christ expiant. Perpignan, musée Rigaud. Inv. 833.12.1 ; à droite : Jacques Gamelin ? Christ expiant, 1696. Perpignan, musée Rigaud. Inv. 833.2.1 © Stéphan Perreau
Nous nous rappelons en avoir parfois débattu avec Marie-Claude Valaison puis Claire Muchir, anciens conservateurs du musée, sans arriver à exprimer la gène qui émanait du tableau. Pourquoi l'artiste avait-il ici abandonné ses couleurs tendres héritées de Poussin et ses arrières plans bien structurés pour des teintes plus sombres, pour un paysage plus dramatique et des personnages plus évanescents ? Une mise en perspective par Monsieur Montcouquiol des saintes femmes en arrière plan du Christ et de la Lucrèce suicidée de Gamelin sonnait presque comme une évidence...
Selon lui, on s'expliquait mal l'usage d'une palette rose et bleu pâle, plus en accord avec celle du XVIIIe siècle et plus particulièrement de Jean Restout. Le contour général du dessin, pour fidèle qu'il soit, n'atteignait pas non plus la précision de l'autre version, plus tranchée, plus affirmée. Le doute s'installait. Ne s'agissait-il pas d'une copie de la main d'un autre artiste ?
A gauche : détail du Christ conservé à Perpignan : à droite, Jacques Gamelin, Le suicide de Lucrèce, Huile sur toile, signée en bas vers le centre et datée an IV (?), 24 x 31,7 cm, vente Paris, hôtel Drouot, Beaussant Lefèvre, 25 octobre 2019, lot 835
Contrairement à la toile de Nantes, dont l'appréciation ne repose finalement que sur un long décryptage stylistique qui peut être propre à chacun, il existe pour le Christ expiant une source historique assez troublante. Comme l'indiquait le journal Le Publicateur des Pyrénées Orientales en octobre 1832, un sujet identique peint par Jacques Gamelin avait été proposé en prêt à Perpignan à l'occasion de la création du musée des Beaux-arts [4] :
« Nos richesses dites d'emprunt (et qui toutes ne sont point telles, graces [sic] à la générosité de certains amateurs), ces richesses dites d'emprunt, seront considérables ; nous y verrons des productions nombreuses du fécond Gamelin, dont les moindres morceaux sont aujourd'hui si recherchés par les amateurs étrangers, par les Anglais surtout ; nous y verrons son beau Christ imité de celui de Rigaud, hommage d'un grand artiste à un des premiers maitres ».
L'hebdomadaire évoquait sans doute la toile de Gamelin, aujourd'hui conservée au musée depuis son achat en 1833 (inv. 833.1.1). Effectivement très proche dans son cadrage des tableaux de Rigaud elle s'avère surtout, très voisine dans son atmosphère du Christ exposé à Montpellier cet hiver. Si celui-ci avait été acquit dès 1893 d'un particulier (et ne pouvait donc être confondu avec celui de Gamelin), il avait peut-être usurpé un peu trop vite une auguste paternité.
Le peintre audois fut très recherché à Perpignan, nous rappelle Jérôme Montcouquiol, « car l'un des rares peintres du Roussillon capable de peintre sans être naïf et sec [...]. » Selon l'expert et historien, le Christ de Rigaud qui nous occupe pourrait être l'un de ses nombreux plagiat : « fausses marines de Joseph Vernet, de Pillement, pastiches de Téniers, de Greuze et de Boilly à la toute fin de sa carrière » étaient bien connues et Gamelin, en peignait la voûte de la chapelle du Tiers-Ordre de Saint-Dominique, aurait eu tout le loisir de s'inspirer du Rigaud encore en place aux Dominicains[5].
Le débat s'avère suffisamment intéressant pour être ouvert.
[1] Jean Ranc, un Montpelliérain à la cour des rois, Silvana éditoriale, Milan, 2020, p. 76, fig 4.
[2] Nantes, 20 juin au 15 septembre 1997 ; Toulouse, 8 octobre 1997 au 5 janvier 1998, cat. 106 (notice de Dominique Brème). Le portrait était toujours attribué à de Troy lors de la rétrospective Éloge du sentiment et de la sensibilité organisée par le Musée d'art de Nantes et le Musée des Beaux-Arts de Rennes du 16 février au 13 mai 2019 (cat. 77, p. 218, notice de Matteo Gianeselli).
[3] L’effigie était présumée représenter Anne-Marie Charron, baronne de La Rivoire (v. 1722-1769), mais elle était trop jeune pour que de Troy ait pu la peindre suite à son mariage en 1751.
[4] n°37, 13 octobre 1832, p. 149. Mention relevée par Laurent Fonquernie de l'Institut du Grenat et aimablement transmise par Jérôme Montcouquiol.
[5] Jérôme Montcouquiol, « Les fresques de Jacques Gamelin de la chapelle de l’Immaculée-Conception à Perpignan », dans La Peinture baroque en Méditerranée de Gênes à Majorque, sous la direction de Julien Lugand, Trabucayres éditions, 2010, page 270.