Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait d'homme (détail), v. 1708. Franckfort, Städel Museum © Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait d'homme (détail), v. 1708. Franckfort, Städel Museum © Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Il arrive qu’au détour d’une recherche iconographique, l’œil croise par hasard une autre image que celle qu’il était venu chercher. Ce fut le cas dans le fond des collections graphiques du musée du Städel à Karsruhe dans lequel nous étions venus voir un dessin donné à Robert Le Vrac de Tournières (1667-1752), l’un des collaborateurs d’Hyacinthe Rigaud pour la période 1698-1699 (inv. 1331), et figurant un portrait d'homme en armureSi l'œuvre, signée dans le bas à la plume « R. Tournière f[ecit] » était datable du tournant du Grand siècle par le port d'une perruque encore peu montante et se révéla tout à fait dans le ton de son auteur, elle suivait dans l’ordre du catalogue une autre feuille, plus ambitieuse et d’une technique plus vive qui, malgré son rattachement au corpus de Tournières, nous sembla davantage appartenir à celui de Rigaud (inv. 1340).

Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait d'homme, v. 1708. Franckfort, Städel Museum © Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait d'homme, v. 1708. Franckfort, Städel Museum © Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Tourné vers le côté, la tête légèrement vers le spectateur qu’il semble toiser, le modèle pose une main sur ce qui pourrait être un carton à dessin ou un porte document, esquissant, de l’autre, un mouvement de montre vers le dessus d’une table où apparaissent plume, encrier et divers feuillets.

On peut arguer que le piètement du meuble, en balustre à décor floral, constituait un élément récurrent des portraits historiés chez de nombreux portraitistes dans les années 1690-1710, mais le reste du décorum nous sembla beaucoup plus caractéristique encore du vocabulaire du Catalan, de son Philippe V en 1700 jusqu'au Konrad Detlef en 1723 : la présence de la colonne cannelée à droite, lovée par un rideau, répond à la disposition du grand fauteuil, à gauche, simple accessoire destiné à recevoir le fracas du grand manteau volant ; mise en scène exploitée à l'envie par Rigaud. Les dimensions de la feuille (H. 38,8 ; L. 30 cm), suivaient également, à quelques millimètres près, celles de tous les portraits de personnages à mi-corps, dessinés par le maître tout au long de sa carrière.  

Comme nous l'a aimablement indiqué Martin Sonnabend, conservateur du département des gravures et des dessins avant 1750 du musée allemand, la feuille avait été d'ailleurs primitivement acquise sous le nom de Rigaud par le fondateur du musée, Johann Friedrich Städel (1728-1816), lequel en fit don par la suite à l’institution avec l’ensemble de sa collection. Il fallut attendre 1862, et le premier inventaire des fonds, pour qu’elle prenne le nom de Tournières, probablement (toujours selon Mr Sonnabend), parce que l’équipe muséale de l'époque lui trouva avec raison une technique assez différente de celles des quatre autres feuilles attestées de Rigaud également léguées par Städel : un portrait de jeune abbé (inv. 1066), celui de Nicolas Le Camus (inv. 1069), du sculpteur Martin Desjardins (inv. 1068) et, surtout, de l’extraordinaire Sébastien Bourdon (inv. 1067), pièce délicatement préparée par Rigaud pour la gravure de Laurent Cars, d’après un autoportrait retouché par le Catalan et qu’il avait en sa possession.

Dessins de Rigaud au Städel : de haut en bas et de gauche à droite : Jeune abbé (inv. 1066) ; Martin Desjardins (inv. 1068) ; Nicolas Le Camus (inv. 1069) ; Sébastien Bourdon (inv. 1067) ©Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Dessins de Rigaud au Städel : de haut en bas et de gauche à droite : Jeune abbé (inv. 1066) ; Martin Desjardins (inv. 1068) ; Nicolas Le Camus (inv. 1069) ; Sébastien Bourdon (inv. 1067) ©Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Martin Sonnabend nous indiqua en outre, qu’en cette seconde partie de XIXe siècle la comparaison d’avec le dessin de Tournières avait peut-être également plaidé pour une telle réattribution. Il convenait toutefois avec nous que les raisons de ce rapprochement étaient devenues bien minces tant la connaissance de l’Œuvre respectif des deux artistes avait évolué.

La récente rétrospective dédiée à Tournières, supervisée par Eddie Tassel, spécialiste de l’artiste et organisée du 14 juin au 21 septembre 2014 au musée des beaux-arts de Caen, a pu ainsi conforter s'il en était besoin les historiens et les experts dans leur perception du style désormais bien identifié du peintre caennais. Imitant l’emphase des postures de Rigaud, du décorum aux gestes des modèles, Tournières a très vite sut imposer sa propre manière, particulièrement reconnaissable dans le traitement frénétique des tracés, le moelleux de la touche miniaturiste et ou l’usage très systématique des ambiances très contrastées « à la Gerrit Dou », entre ombre denses des fonds et lumières crues des avant-scènes.

Robert Le vrac de Tournières, portraits d'hommes (détails). Photo d.r.

Robert Le vrac de Tournières, portraits d'hommes (détails). Photo d.r.

Mais c’est surtout dans les visages qu’il peignit, que Tournières reste encore aujourd'hui inimitable. Les moues quasi enfantines de ses modèles, aux yeux en amande, se reconnaissent désormais aisément, à l’instar des traits poupins du militaire du Städel ci-dessous, assez éloigné finalement de ceux plus anguleux du personnage que nous proposons de réattribuer à Rigaud.

Robert Le Vrac de Tournières, portrait d'homme en armure, v. 1700. Franckfort, Städel Museum © Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

Robert Le Vrac de Tournières, portrait d'homme en armure, v. 1700. Franckfort, Städel Museum © Photo Städel Museum, Frankfurt am Main

La connaissance des dessins de Rigaud n'avait pas tardé à connaître de profonds bouleversements depuis les travaux fondateurs de Mary O’Neill dans les années 1980. L’exposition « Hyacinthe Rigaud dessinateur », organisée en 2000 au musée de Meaux, avait ainsi montré la très grande diversité des dessins réalisés par ou sous la direction du maître : était mis en lumière, et pour la première fois, tout un ensemble d’esquisses, de modello ou de ricordi, sur papiers bistres, bleu ou lavés, à la pierre noire ou parfois à la sanguine, rehaussés de lavis bruns ou de gouache blanche (parfois d’or), mis au carreau ou non, ayant des buts aussi variés que la préparation des idées, la première mise en forme d’une posture, la transposition à la gravure d’un tableau ou la mise en catalogue d’un modèle destiné à une certaine récurrence. Pour preuve cette élégante petite feuille figurant un parlementaire, conservée au musée des arts décoratifs de Marseille (château Borély, inv. 68.116), et qui illustre le travail incessant des aides d'atelier à fixer sur le papier les créations de leur professeur.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait d'un parlementaire Echevin. Marseille, château Borély, musée des Arts décoratifs © Photo MAD

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait d'un parlementaire Echevin. Marseille, château Borély, musée des Arts décoratifs © Photo MAD

À la suite de l’exposition de Meaux, on avait donc encore mieux pris conscience des nombreux travers dans lesquels l’interprétation de l’Œuvre graphique de Rigaud pouvait tomber, de nombreuses feuilles ayant, depuis, muté d’œuvre autographe en œuvre de collaboration ou d'interprétation. Au sein des quatre dessins conservés au Städel d’ailleurs, une certaine hiérarchie pouvait s’instaurer puisque le portrait de Le Camus trahissait plusieurs mains, tandis que les trois autres, avec malgré tout des degrés de finition variables, semblaient revenir pleinement au Catalan.

Un Rigaud caché dans les collections du Städel
Un Rigaud caché dans les collections du Städel
Un Rigaud caché dans les collections du Städel

La juxtaposition de la feuille du Städel avec quelques spécimens de l'art dessiné de Rigaud, montre à notre avis une réelle cohérence dans la mise et les tracés (faisceaux de hachures convergentes, fonçage des ombres et des creux par surcharge de pierre noire, touches nerveuses dans les contours) : de l'homme sur papier bistre ci-dessus (avec ses tracés presque esquissés) à la force expressive du jeune homme à la chaconne dénouée (technique mixte de lavis, de craie blanche en rehauts), en passant par « l'application » du portrait de Colbert de Torcy, réalisé sur papier bleu par Charles Viennot et retouché par Rigaud.

Bien que l’on sache le jeu hasardeux, on se prend vite à vouloir mettre un nom sur ce visage fier, sur lequel on devine quelques repentirs, sur l’arête du nez mais aussi sur la main posée sur le carton à dessin. Compte tenu du style des meubles et, surtout, de la perruque, on suppose que le modèle frappa aux portes de l’artiste dans les années 1705-1710, intervalle durant lequel Rigaud commissionna Charles Viennot et Jean-Baptiste Monmorency pour la reproduction en dessin de ses plus belles productions. D’une valeur d’au moins 6 livres, prix habituel pour une feuille de cette dimension, le dessin pourrait être l’évocation du portrait de Charles Collin des Tourelles, maître de musique (1699), ingénieur du roi (1690) et professeur de mathématiques, œuvre portée à l’année 1708 au crédit de Monmorency.

Extrait des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud pour l'année 1708. Paris, Institut de France © photo Stéphan Perreau

Extrait des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud pour l'année 1708. Paris, Institut de France © photo Stéphan Perreau

Oncle du filleul de Rigaud, le peintre Hyacinthe Collin de Vermont (1693-1761), et frère du lieutenant colonel Hubert François Collin de Blamont et du musicien Nicolas Collin de Vermont, Collin des Tourelles fut très tôt désigné par Rigaud comme l’exécuteur de son premier testament de 1707, après avoir été témoin en 1692 au mariage du frère de l'artiste, Gaspard Rigaud.

Son portrait « en grand » (à mi-corps), avec ceux de ses frères, est référencé dans la collection personnelle de l’artiste dès 1715 avant de passer dans les mains du filleul du peintre puis dans la collection du compositeur Bernard de Bury (1720-1785) qui avait épousé en 1744 une de ses nièces.

Bien entendu, les indices manquent pour porter plus loin l’évocation mais l’idée n’en reste pas moins séduisante, à une époque où Hyacinthe Rigaud est en pleine possession de ses moyens et de son vocabulaire…

 

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