Virevoltant, virtuose, nerveux et totalement fascinant le portrait de Conrad Detlev, comte de Dehn, peint en 1723 par Rigaud est sans doute l'un des portrait par Rigaud que nous aimons le plus ! Un dessin rappelant cette belle composition passe justement en vente De Maigret, le 30 mars (lot. 123), ce qui permet de revenir sur la genèse de cette œuvre.

 

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Portrait du comte de Dehn, d'après Rigaud © T. de Maigret

 

Conrad Detlef, comte de Dehn (1688-1753), était le fils d’un colonel danois. Page au château de Wolfenbüttel, il fut le favori et ministre du duc August-Wilhelm (Régent de 1714 à 1731). Jusqu’à la mort de son protecteur, en 1731, il est au service des Danois. Kammerjunker (1714), conseiller (1716), conseiller secret (1718), membre du collège supérieur du gouvernement du duché, il devient ministre plénipotentiaire à Saint-Petersbourg de 1736 à 1742, secrétaire à Steinburg (Holstein), puis envoyé à Madrid en 1742 et à La Haye jusqu’en 1748, et enfin échanson à Gandersheim. C’est grâce à Charles VI qu’il obtient le titre de comte. Il devra la croix de l’ordre de Danebrog au roi du Danemark en 1727.

 

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Hyacinthe Rigaud : Portrait du comte de Dehn - 1723 (Brunswick, Anton Ulrich-Museum) © Herzog Anton Ulrich-Museum

 

Seigneur de Wendhausen et Schöningen, Reichgraf (1726), Detlef épouse, en 1718, Ilsa-Luise von Wendhausen, fille de Philippe-Ludwig Probst von Wendhausen (1660-1718). Le comte sera disgracié dans les années 1730 après avoir été suspecté de s’enrichir personnellement. Il meurt à La Haye, alors qu’il était conseiller du roi du Danemark.

 

C’est lors de son ambassade en France, en juillet 1723, que le modèle commande son portrait à Rigaud[1], un an avant que Largillierre ne soit sollicité pour le même travail[2]. Le tableau original, dont aucune copie ne semble avoir été réalisée, fut conservé vers 1737 au musée du petit château de Salzdahlum (Blankendurg)[3]  puis déposé au Herzog Anton Ulrich Museum de Brunswick[4].

 

DETLEF, Konred (Brunswick)

Nicolas de Largillierre - portrait de Konrad Detlev (Brunswick) © d.r.

 

Selon les propos de Klessman, rapportés par Rosenfeld, « du portrait de Konrad Detlef de Largillierre, se dégage une intimité caractéristique de l’art sous la régence »[5]. Le comte y est vu en riche habit de cour dans des tons de rose et d’argent. Il est figuré debout, près d’une table où son disposés certains objets évoquant son rôle d’ambassadeur : deux livres (« médailles de Louis Le grand » et Perspective de Versailles »), une lettre portant le sceau de Louis XIV et adressée « à mon cousin le Duc de Wolfenbutel, Prince du St Empire » ainsi qu’une miniature à pierreries[6].

 

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Rigaud - portrait de Detlev (détail) © S. Perreau

 

Chez Rigaud, le parti pris est tout autre. Nous sommes dans l'ostentation du statut d’ « envoyé de Bronswick » du modèle. Detlev est debout, près d’un fauteuil à bras qui, selon les règles de l’étiquette, était la marque de la grandeur du personnage. Cet accessoire, d’ailleurs récurrent dans les œuvres de grande envergure de l’artiste, était très probablement d’un de ses meubles personnels du peintre. Le décorum est, là aussi, plus ostentatoire que chez Largillierre : un environnement de palais (sans doute imaginaire), fait d’une rotonde à pilastres ioniques et de deux colonnes cannelées. La fonction militaire du modèle est doublement évoquée par un casque sur lequel il pose la main et par la vêture de l’armure de militaire. Rigaud avait tout particulièrement étudié le rendus des métaux, grâce à aux éléments d’armure qu’il conservait chez lui[7] et dont on garde des études très réalistes. 

 

Le prix élevé de 3000 livres est parfaitement justifié par l’ambition de la pose. On sait que Rigaud s’est tout particulièrement attaché a ux détails de ce type de composition. En témoigne une étude de drapés et d’attitudes, provenant du legs de la collection Baderou au musée de Rouen[8].

 

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Etude des drapés et de vêtements (détail) © musée des Beaux-arts de Rouen

 

On y retrouve la manche à grand revers à gauche de la feuille qui a servi notamment à en élaborer le bras droit, repris ensuite dans un portrait d’homme encore non identifié, passé en vente plusieurs fois sur le marché de l’art[9].

 

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Rigaud - portrait d'homme (v. 1723) © Chistie's images

 Ce très beau portrait, qui offre de nombreuses similitudes avec celui du comte de Dehn, a été longtemps catalogué comme portrait du marquis de Villars, né en 1658, frère de Claude-Louis-Hector, duc de Villars, maréchal de France. Lors de sa vente, le tableau était daté des environs de 1715 et curieusement confronté avec l’étude d’homme, dit Portrait du duc de Villars, conservé au musée de Toledo (dont l'identité a fort justement été récemment remise en cause par Dominique Brême lors de l’exposition Lastic)…

 

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François Chéreau d'après Rigaud (2e état) - 1728 © d.r.

 

Très vite, le portrait de Rigaud a été soumis à la gravure. C’est François Chéreau, fidèle transpositeur des œuvres de Rigaud qui fut choisi (voir les planches figurant d’Andrezel, De Launay, Fleury, d’Antin, d’Harcourt, Bossuet, Boileau...). Le premier état de l’estampe fut réalisé avant 1727, sans la crois de l’ordre de Daneborg[10]. Un an pus tard, sortait le second état, avec la croix cette fois, brodée sur le drapé près de la poitrine et pendant à un cordon, au niveau du pommeau de l’épée. Selon Hulst[11], il s’agissait bien de « la même planche que celle qui précède à laquelle on n’a fait qu’ajouter les marques de l’ordre de Danneborg et changer l’inscription. Quoiqu’on y ait ajouté après les mots Hyac. Rigaud pinxit la date de 1728, il est certain néanmoins qu’il a fait ce portrait en 1723. » Il ajoute ensuite : « Les changements en 1730 »[12].

 

Se pose donc le problème de l’attribution du dessin de la vente de Maigret alors décrit comme préparatoire à la gravure de Chéreau par ce même artiste. Cependant, plusieurs détails nous font remettre en question cette hypothèse. A commencer par la position de l’épée, dans les deux états de l’estampe, justement : elle se trouve en contrepartie droite, près de la cuisse. Sur le tableau original, l’épée est reléguée sur la droite réelle de la composition, derrière le drapé, près de la table, dans l’ombre. Pourtant, sur le dessin (sanguine dirons-nous), elle n’apparaît nulle part… Exit également la croix de Daneborg. Il nous semble donc plus vraisemblable d’imaginer que la feuille fut faite d’après le tableau, non pas pour la gravure, mais comme exercice de style d’un artiste inconnu.

 

Le degré de fini des crayons de Rigaud, connus et bien étudiés par Dominique Brême, dans son exposition « Rigaud dessinateur » en 2000, empêche également d’y voir la main du maître ou de ses aides spécialisés tels Montmorency. Les quelques exemples ci dessous viennent attester de la qualité des feuilles réalisées à fin de commerce.

 

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Rigaud, portrait Louis-Francois Henri Corlbert de Croissy, 1693

Original à gauche (collection privée) - dessin correspondant (Paris musée du Louvre) © d.r.

 

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Rigaud, portrait présumé d'Alessandro Roconvieri - 1702

Original à gauche (collection privée) - dessin correspondant (Paris musée du Louvre) © d.r.

 

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Rigaud, portrait de Louis de France, duc de Bourgogne - 1703

Original à gauche (Versailles) - dessin correspondant (anc. coll. Prat) © d.r.

 

 

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Rigaud, portrait présumé du « marquis d'Assigny » [13] - 1721

Original à gauche (collection privée) - dessin correspondant (Vienne, Albertina) © d.r.

 

Enfin, notons que la planche, comme souvent, a été reprise pour le marché allemand par Johann Martin Bernigeroth, en buste dans un ovale à gauche[14].

 

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Konrad Detlev par Berningeroth d'après Chereau et Rigaud - coll. priv. © d.r

 

Joint avec une exemplaire de la gravure, le dessin réalisait finalement 3200 euros.

 

[1] « Mr le comte de Dhen, envoyé de Bronswick ». Roman, 1919, p. 196.

[2] Myra Nan Rosenfeld, Largillierre, portraitiste du dix-huitième siècle, catalogue de l’exposition de Montréal, 19 septembre – 15 novembre 1981, n°55 (ill.), pp. 270-272.

[3] Inventaire fait par Harms.

[4] Huile sur toile. H. 92 ; L. 73,5 cm. Inv. Nr. GG 724. Cat. Brünswick, 1975 [Jacob & Klessman], p. 9-10, repr. fig. 8 & 10 (avec la gravure) ; Cat. Brünswick 1976, p. 49 ; Rosenfeld, 1981, p. 271, repr. fig. 55b ; Cat. Brünswick, 1983-84, n°25 ; Perreau, 2004, p. 60, 61, repr. p. 61, fig. 48 ; Rosenberg, 2005, p. 75-81, repr. p. 78 (fig. 4) ; Rosenberg & Mandrella, 2005, n°957, p. 164, repr. 

[5] Rüdiger Kleismann, Herzog Anton Ulrich-Museum, Braunsweig, Verschzeinis der Gemälde vor 1800, Brunswick, 1976, p.38.

[6] Myra Nan Rosenfeld, op. cit., p. 272.

[7] Inventaire après décès de Rigaud, fol. 44, n°325 : « Item une Cuirasse de fer battu a froid avec ses brassards et son casque servant aussy à l’usage de la peinture ». Léguée à Hyacinthe Collin de Vermont par disposition testamentaire, elle se retrouve dans la vente de la collection de ce dernier, en 1761, sous le numéro 20 (chapitre Modèles et Figures) : « Cinq pièces d’Armures de fer battu avec boutons & attaches de cuivre, savoir deux morceaux de Cuirasses devant & derrière, un Casque ou Heaume à charnière, & deux Epaulettes à charnière » (p. 22).

[8] Inv. 975-4-7031. Pierre noire, estompe, pastel, lavis et rehauts de craie blanche sur papier bleu (jauni), collé en plein. H. 28,4 ; L. 45,1. Bibl. : Schnapper, 1980, p. 56-57, fig. 18 ; Coquery, 1997, repr. p. 144 ; Perreau, 2004, p. 62, repr. fig. 50 ; cat. Exp. Rigaud intime, La Célestina, 2009, n°29, p. 108, ill. p. 111.

[9] Huile sur toile. H. 130,2 ; L. 97,2 cm. Vente Hôtel Hôtel Drouot, 7 février 1907, lot 38 ; Wildenstein, New-York ; André Seligmann, Paris ; Vente New-York, Christie's, 10 janvier 1990, lot 42, repr. p. 96 du catalogue. Voir Brême, 2000, p. 57, repr. ; Perreau, 2004, p. 61, repr. fig. 49.

[10] Avec la lettre suivante : « CONRADUS DETLEV – A DEHN. / SERENISS. AUGUSTI GUILELMI – BRUNSWIC ET LUNEBURG DUCIS / STATUS MINISTER – INTIMUS EJUSQUE / AD REGEM CHRISTIANISSIMUM A 1723. – EXTRA ORDINEM ABLEGATUS / SENATUS COENOBIORUM PRAESES – ECCLESIAE GANDESIENSIS PINCERNA / HAEREDITARIUS IN – WENDHAUSEN  SCHOENINGEN / RIDDAGSHAUSEN  - ET LEMMIE. ETC. » Sous le trait carré, respectivement à gauche et à droite : « Hyacs Rigaud pinxit. » – « F. Chéreau lainé sculpsit. » H. 47,5 ; L. 34.

[11] Hulst/3, p. 195 ; Portalis & Béraldi, 1880-1882, I, p. 379, 382 (n°9).

[12] Avec la lettre suivante : « CONR. DETLEV. A. – DEHN. S.R.I. COMES / DUC. BRUNSV. ET LUNEB. – STATUS  MINIST. INTIM. / CAPITUL. ES. BLAS BRUNSV. DECAN. – ECCLES. GANDES. PINCERN. HAERED. / DINAST. IN WENDHUS. SCHOENIN. ET RIDDAGSH. / ORDIN. DANEBROG. – EQUES. » Sous le trait carré, respectivement à gauche et à droite : « Hyacte Rigaud pinxit 1728. – Gravé à Paris par F. Chéreau Lr graveur du cabinet du Roy. »

[13] Cette toile est présumée représenter le « marquis d'Assigny » que les livres de comptes mentionnent en 1721 : « M. le marq. d'Assigny, jusqu'aux genoux ; l'abillement répété d'éprès celui du maréchal de Montrevel » (J. Roman, 1919, p. 191) ce qui est le cas ici dans la vêture puisque le portrait du maréchal de Montrevel était copié sur celui de Vauban (J. Roman, 1919, p. 157). Mais il est peu probable, comme le supposait Roman, d'y voir un Turpin d'Assigny (1669-1720), âgé de 51 ans, au crépuscule de sa vie, commander à Rigaud son portrait et celui de son épouse. Mme A. James-Sarazin, dans l'article qu'elle consacre aux dessins du musée de l'Albertina de Vienne, évoque brièvement une autre hypothèse : celle du portrait d'Alexis Freslon de La Touche-Tréby d'Assigné (Rennes, 28 octobre 1691 - Paris, 7 avril 1748), héritier du marquisat d'Acigné (auparavant propriété des Cossé-Brissac), lors fraîchement marié depuis le 30 janvier 1719 avec Françoise Sophie Gouyon de Touraude-Beaufort (Paris, 16 novembre 1701 - Plerguer, 14 juillet 1765). La production de ce type de portrait, jusqu'au genoux découlait en effet d'un évènement singulier, comme, ici, une union.

 [14] H. 14,2 ; L. 8,4.

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