36.jpg

 

Hyacinthe Rigaud a peint Louis XIV dans trois attitudes : on connaît très bien la seconde, datée de 1701, où le monarque est vêtu du grand manteau royal. Nous avons eu l'occasion de présenter la genèse de cette formidable effigie, symbole de la puissance du pouvoir du "roi soleil" dans un article synthétique sur Wikipedia. Le premier portrait, curieusement absent des livres de comptes et daté par les nombreuses copies réalisées dès 1694. Nous y reviendrons plus bas. L'une des meilleurs copies (faite par Jean Ranc), est conservée au Herzog Anton Ulrich-Museum de Brünswick ( H. 162 ; L. 129 ; Inv. N°523).

 

Le présent portrait, proposé à Drouot par Beaussant-Lefèvre le 27 octobre dernier sous le lot 47 correspond au troisième portrait fait par Rigaud aussi en 1701, mais figurant Louis XIV en pied, tenant un bâton de commandement. L'original est conservé au musée du Prado, en Espagne. Cette belle réduction en buste, mise à l'ovale feint, (H. 90 x L. 72 cm) était agrémentée d'une belle bordure de style "Louis XIV" à décors de palmettes, entrelacs et feuillages. Une bel ensemble dont l'estimation à 1800 / 2500 € permettait tous les espoirs. J'étais à la vente et elle fut électrique. La jolie version du portrait du Régent d'après Santerre, qui passait juste avait, annonça la couleur : de 2000 à 3000 € on aboutissait 5800 €. Le Rigaud fut plus disputé encore et atteignait, au terme d'une joute entre deux enchérisseurs, 9200 € soit un peu plus de 11000 € avec les frais. Comme quoi l'artiste a toujours la cote quand il s'agit d'un beau portrait très décoratif qui ira sans doute meubler un lieu à sa hauteur.


1701---Louis-XIV--Prado-.jpg

Louis XIV - 1701 - Madrid, museo del Prado - Inv. 2343 

 

Lorsqu'il peint, en 1701, un portrait du roi pour qu'il soit envoyé en Espagne car les deux précédents étaient finalement restés à Versailles, Hyacinthe Rigaud s'inspire de ce qui fait sa réputation : le portrait de militaire puissamment armuré et fièrement campé devant le spectateur, prêt à quelque action de bravoure. Ainsi, l'attitude du portrait d'Ulrik-Christian Gyldenloeve (Fredericksborg), peinte en 1696, est-elle ressortie des tablettes pour être conjuguée à celle du premier portrait de Louis XIV de 1694.

 

Rigaud et Louis XIV

 

Rigaud ayant reçu parfait paiement dès 1691 de 188 livres pour une énigmatique « Coppie du Roy »  (J. Roman, 1919, p. 28) il y a tout lieu de penser que l'artiste a déjà été sollicité pour faire une copie d'un portrait officiel de son roi, mais d'un autre artiste. Penser qu’il s’agit ici d’une copie du portrait du prince Frédérick IV de Danemark, « à présent roi » (peint en cette même année) ne convainc pas. Non, il devait s'agir d'autre chose.

 

Si l’on connaît donc bien la genèse du plus célèbre portrait de Louis XIV par Rigaud, daté de 1701, une certaine zone d’ombre plane encore sur la première effigie attestée en 1694 par les nombreuses copies et travaux exécutés par les aides de l’atelier :

 

- « Une coppie du Roy pour Mr le mal d’Harcourt » pour 120 livres (1694).
- « Une du Roy pour Mr de Pontchartrain120 » pour 140 livres (1694).
- « Une du Roy pour Mr  l’évesque de Verdun » pour 120 livres (1694).
- « Une du Roy pour pour Mr Rancq le père » pour 40 livres (1694).
- « Une du Roy pour Mr  Galloy » pour 126 livres (1694).
- « Une du Roy pour Mr  Groüin » pour 126 livres (1694).
- « Une du Roy pr Made la marq. de Châtillon121 » pour 100 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Keiler » pour 110 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Lallemand » pour 40 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr le comte de Guldenleu » pour 124 livres (1694).
- « Une du Roy en grand pr Mr de Caudemont » pour 400 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Lullier » pour 440 livres (1694).
- « Une du Roy en grand pr Mr le Mal de Boufflers » pour 600 livres (1694).
- « Une en buste pour le même seigneur » pour 140 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Langlois » pour 400 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Delafontaine » pour 50 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr le marq. de Croissy » pour 140 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Félix » pour 80 livres (1694).
- « Une du Roy pr Mr Fagon » pour 140 livres (1694).
- « Pour une copie du Roy en pied » par Jean Ranc pour 100 livres (1697).
- « Pour deux copies du Roy en buste » par Jean Ranc pour 36 livres (1697).
- « Plus une copie du Roy armé » par Jean Ranc pour 30 livres (1697).
- « Plus finy deux autres copies du Roy » par Jean Ranc pour 40 livres (1697).
- « Une du Roy pour  Mr  le colonel Tétaut » pour 140 livres (1698).
- « Une en pied du Roy pour M. le mal d’Harcourt » pour 600 livres (1698).
- « Une du Roy de même pour Mr de la Comp.[agnie] Desjordes » pour 600 livres (1698).
- « Une autre du Roy pour Mr le mal de Bouflair » pour 600 livres (1698).
- « Un buste du Roy pr Mr d’Albaret [intendant de Perpignan] » pour 70 livres (1698).
- « Un buste du Roy pr Mr  le marq. de Clérembault » pour 140 livres (1698).
- « Une du Roy pr Mr Germain122 » (par Adrien Prieur contre 30 livres) valant 210 livres (1698).
- « Une pour le chevalier Prudhomme » pour 70 livres (1698).
- « Une du Roy pr le même seigneur123 » pour 600 livres (1699).
- « Une du Roy pr Mr de Clérembaut124 » pour 140 livres (1699).
- « Deux pr milord Gersay du Roy et de Msgr » pour 280 livres (1699).
- « Deux pr Mr le comte de Molac125 du Roy et de Msgr » sans prix (1699).
- « Une du Roy pr Mr l’évesque de Montpellier126 » pour 600 livres (1699).
- « Une du Roy pr Mr  de Guiscard » pour 600 livres (1699).
- « La cuirasse d’une copie du Roy » par Bailleul pour 5 livres (1702).
- « Une [cuirasse] pour un buste du Roy » par Bailleul pour 4 livres (1702).
- « Un autre [buste] armé » par Delaunay pour 12 livres (1705).

 

1694 - Louis XIV (loc. inc.)

Rigaud et Jean Ranc, Louis XIV, 1694, Brünswick, Herzog Anton Ulrich-Museum. Inv. N°523

 

1696---Ulrik-Christian-Gyldenloeve--Fredericksborg-.jpgComme nous le verrons, et malgré une tradition tenace, il ne faut sans doute pas voir dans la belle version du Prado, pourtant datée au dos de 1701, le témoignage de cette production initiale. Des éléments nouveaux sont effectivement venus replacer l’exemplaire espagnol à la date de 1701. Nous pensons à juste titre qu’il faut voir dans la toile conservée à Brünswick, la trace du portrait de 1694. En effet, s’il est désormais attesté que Rigaud représenta le monarque vêtu d’une armure, à mi-corps, en chef  des armées [Louis XIV venait de prendre Namur avec l’aide de Vauban en 1692 et se trouvait à Versailles en cette année 1694], il devient judicieux de comparer la posture utilisée dans l’effigie allemande à celle réemployée par Rigaud dans son portrait d’Ulrich-Christian Gyldenlove peint en 1696 pour 994 livres (ci-contre). En tous points identiques, les deux attitudes prouvent s’il en est l’invention dès 1694 de cette composition. Sans doute assez honéreux à l’origine, le schéma du catalan a donné lieu à un certain nombre d’adaptations dès la production de l’original, destinées à ménager les bourses des plus susceptibles.

 

Evoluant de 40 à 600 livres, ces copies présentent Louis XIV dans des attitudes relativement similaires mais pouvant parfois s’éloigner assez fortement de celle de l’exemplaire de Brünswick. De plus, l’habillement joint à l’armure peut annoncer le portrait de 1701, en costume royal, ce qui n’aide pas à la datation fiable de ces différentes copies diffusées partout en Europe. Ceci est notamment le cas de la version du château de Chenonceaux, empruntant différents éléments trop diffus pour être totalement imputable à Rigaud. Victime de son succès, le maître devait sans doute déjà s’en remettre au professionnalisme des aides de son atelier comme le prouve le détail des rémunérations allouées aux collaborateurs durant les années qui suivirent : Verly reçoit ainsi 144 et 105 livres pour 14 exemplaires, deux livres « pour la cravate du Roy » et deux autres « pour une ébauche du portrait du Roy ». Marc Nattier obtient quant à lui 21 livres pour une copie, Leroy 45 et 15 livres pour un total de quatre tableaux, Barthélémy 20 et Hérault 15 pour une copie chacun. Leroy (48 et 16 livres) en 1695, Taraval 32 livres (pour deux copies), puis le même 28 livres pour à nouveau deux copies en 1696. Alors que Legros ébauche une copie du monarque, Jean Ranc reçoit 28 livres 16 sols pour une ébauche en pied. C’est sans doute lui qui informa son père, Antoine Ranc, du formidable succès de ce portrait du roi ce qui motiva sans doute l’ancien professeur de Rigaud à débourser personnellement 40 livres pour un exemplaire.

 

1694 - Louis XIV (Dulwich)Jean Ranc - Louis XIV - Copenhague, Kunsthistoriches museum. Inv. KMSsp706

 

Jean Ranc justement, à qui l’on prête volontiers une large participation dans l’exemplaire de Brünswick, est très probablement l’auteur à notre sens d’une adaptation conservée à Copenhague, (ci-dessus) et dans laquelle le roi est repris en buste, vêtu d’une armure partielle sur un habit galonné. On retrouve dans cette œuvre la pâte un peu figée de l’artiste et, contrairement à ce qu’indique le musée de Copenhague, il ne peut s’agir d’une copie d’après le grand portrait en costume royal de 1701 peint par Rigaud. Ce dernier prêtant au roi un visage parfaitement identique à celui figuré dans le portrait en grand costume royal, la posture de l’ovale de Copenhague représente le monarque un peu plus jeune, aux rides moins marquées.

 

L’attitude, alliant cuirasse et habit de velours se retrouve d’ailleurs dans une autre version concervée à la Dulwich Gallery (ci-dessus). Le roi est représenté en buste, le bras droit tendu vers ce qui devait être un bâton fleurdelisé et la main gauche tenant des gants, appuyée sur la hanche. Sans équivoque pourrons-nous penser que lorsqu’Antoine Coypel échafaude son Allégorie de Louis XIV figurant Minerve assise présentant un ovale du roi, il choisit naturellement de glorifier le travail de son ami Rigaud. Nous signalerons enfin les nombreuses analogies stylistiques existantes entre l’ovale de Copenhague et celui figurant un jeune homme anonyme, en armure, et peint par le même Ranc. Ces difficultés d’interprétation, dues au succès du portrait peint par Rigaud, ne nous ont pas permi de lister avec sûreté un certain nombre d’œuvres patentiellement en rapport. Ainsi, un autre portrait de Louis XIV, attribué un peu vite à Rigaud, propose à notre avis la réunion éthéroclyte des attitudes vues à Copenhague et au Prado. Donné comme « suiveur de Rigaud » par Thierry Bajou, la version conservée au musée d’Orléans n’est en réalité qu’une adaptation assez grossière du visage du souverain sur un prototype d’ « homme tenant un bâton de commandement » fixée par le catalan.

 

D’autre part, nous écarterons sans équivoque de l’art du maître l’huile sur toile (H. 80,5 ; L. 65) conservée par le musée des Beaux-Arts de Dunkerque (Inv. P. 504), de même que la toile conservée par le musée des Beaux-Arts de Chartres (H. 81 ; L. 68,5), entrée au musée en 1886 comme don de la ville. Mais bien loin d’être facilement identifiables, les travaux réalisés a posteriori sement parfois le trouble. En effet, Adrien Le Prieur, auteur de deux copies (32 livres), de deux bustes (même prix) est rémunéré en 1699 pour une « copie du Roy qui estoit ébauchée or[s] la tête et le rideau » (sans prix). Ce rideau, absent de la version de Brünswick doit sans conteste faire référence à la tenture galonnée d’or visible sur le portrait de 1701. Cette mention des livres de comptes est-elle donc justifiée à cette date ? Prouve-t-elle que l’effigie en costume de sacre avait déjà été imaginée quelques années auparavant ? Le mystère demeure. La même année Ranc reçoit d’ailleurs 100 autres livres pour une copie en pied. En 1700, Mr Philibert verse 140 livres pour sa copie du souverain mais c’est Viénot qui remporte la palme du travail cette année-là avec quatre bustes du roi, une tête, un dessin en pied et un autre en buste. Viennent ensuite le portrait de 1701 et ses copies multiples dont sans doute, certaines du portrait de 1694, comme le prouvent les mentions rapportées entre 1702 et 1705.

Retour à l'accueil