Un nouveau portrait de la jeunesse de Rigaud
11 nov. 2010
Hyacinthe Rigaud - Portrait d'homme (v. 1680-1685)- Lyon, commerce d'art 2011 © Aguttes
Nouvelle surprise en cet automne 2010 : un portrait de la jeunesse lyonnaise de Rigaud passe en vente dans la capitale des Gaules le 25 novembre (lot 122) chez Aguttes.
Ce type d'effigie, aisément datable des années 1680-1685 est assez rare, surtout qu’il est ici très spirituel. On en connaît peu et, avant l’arrivée de Rigaud à Paris en 1681, on se doute que l’artiste eut à peindre de nombreux modèles lyonnais ou provençaux. Pourtant l'artiste ne semble avoir passé à Lyon que trois ans (et non pas quatre). En effet, sa présence est encore attestée à Montpellier, le 28 mai 1678, date à laquelle il signe comme témoin du contrat d’apprentissage de son frère, dans l’atelier d’Antoine Ranc[1]. Il part donc peu de temps après, en compagnie des frères Verdier et de Guillaume Pezet. On le retrouve ainsi sur la paroisse Sainte-Croix de Lyon, le 23 février 1679, en tant que témoin d’une union entre Hugues Beguinot, bourgeois de Lyon[2] et Roze Coquier, dit Monblanc[3]. Il signe d’ailleurs aux côtés des cousins de l’époux, le peintre Nicolas Delestre (fl. 1678-1697)[4] et le graveur Hubert Viennot (v.1654 -1704)[5].
signature de Hyacinthe Rigaud sur l'acte de mariage d'Hugues Beguinot (1679) - Lyon, AM © Stéphan Perreau
Rigaud fréquenta probablement la sphère des graveurs lyonnais, tels Pierre (fl, 1684-1690) et Bertrand Jacquemin (1671-1745)[6], Germain Audran (1651-1710) qui étaient liés, on le sait, aux Viennot. Quant à l'hypothétique rencontre entre Rigaud et Pierre Drevet (1663-1738), nous renverrons le lecteur à l'excellent travail de la spécialiste actuelle, de Drevet, Gilberte Levallois-Clavel. Notons simplement un fait bien connu des historiens, le fait que le fils d’Hubert, Charles Viennot (1674-1706), deviendra plus tard l’un des aides précieux de l’atelier parisien de Hyacinthe[7]…
Aussi, les œuvres de jeunesse de Rigaud sont-elles rares et courtisées. Il y a quelques années, le cabinet Turquin vendait un superbe portrait de Vincent Sarazin (1685) que nous avions examiné puis retrouvé en 2005 dans une collection particulière catalane. Sur nos conseils, le collectionneur proposa, avec succès, l'exposition de cette oeuvre pour la rétrospective Rigaud intime qui se déroula à Perpignan au cours de l'été 2009.
Hyacinthe Rigaud - portrait de Vincent Sarazin (1685) - Perpignan, collection particulière © Stéphan Perreau
Dans notre article paru en 2009 (numéro 451 de la revue l'Estampille l'Objet-d'Art[8]), nous avions identifié deux autres portraits de la même période : le spirituel inconnu de la galerie lyonnaise Morin, vu de face dans son ample manteau brun et celui de la vente Christie’s-Londres du 24 avril 2009 (lot 54) au drapé mauve. Le nouvel ovale lyonnais, au cadrage relativement serré est inédit et se rapproche déjà du portrait du financier et collectionneur Everhard Jabach (1688), dont l’original inachevé (château de Bussy-Rabutin[9]) fut précédé par de nombreuses études. Celle de Tournai présente la même évanescence dans les cheveux que le portrait d’Aguttes[10].
Hyacinthe Rigaud - étude pour le portrait d'Everahrd Jabach (1688) - Tournai, musée des Beaux-arts © d.r.
Rigaud abandonne ainsi provisoirement la position frontale du modèle, pour inviter le visage à se perdre vers l’extérieur du tableau, comme dans les effigies contemporaines de Pierre Vincent Bertin[11], Jules-Hardouin Mansart[12], Marie Cadenne[13] ou l’inconnu de Besançon[14].
Hyacinthe Rigaud - portrait dit de françois Regnard (v.1686) - Besnçon, musée des Beaux-arts © MB
Malgré son individualisme marqué, l’identité du modèle de la vente Aguttes reste difficile à déterminer en l’absence d’un quelconque élément de décor ou d’attribut. Si le nom du sculpteur François Girardon avait été primitivement avancé par l’expert, cette identification n’a pu être soutenue car les traits de ce grand artiste sont bien connus, notamment grâce au pastel de Vivien (Paris, musée du Louvre) et à trois autres portraits qu’en fit officiellement Rigaud : celui daté de 1689, conservé à Milan[15] et rejoint par une autre version plus aboutie (collection privée[16]), puis, celui plus officiel, réalisé par le maître et son aide Adrien Le Prieur en 1705 (Dijon, musée des Beaux-arts - Inv. CA 452)[17]. Girardon avait sur le visage, « entre l’aile du nez et la naissance de son sillon naso-génien, un naveus dermique en dôme » suivant la description faite avec justesse par Dominique Brème à l’occasion d’un autre portrait[18] : autrement dit un gros grain de beauté à forte excroissance près du nez, et absent du portrait de Lyon.
Le tableau a finalement été vendu comme portrait de Martin van den Bogaert dit Martin Desjardins . Cette hypothèse ne nous semble pas plus convaincante que la première, d'autant plus que Hyacinthe Rigaud nous a laissé trois vastes portraits de son ami sculpteur. La « moue » caractéristique de Desjardins ne se retrouve pas non plus dans la face du tableau de la vente Aguttes. Le premier, saisie révolutionnaire chez le maréchal de Mouchy, duc de Noailles et entré à Versailles sous Louis-Philippe, fut réalisé en 1683[19].
à gauche : Hyacinthe Rigaud - portrait de Martin Desjardins (1683) - Versailles, musée National du château © Stéphan Perreau
à droite : Hyacinthe Rigaud - portrait de Martin Desjardins (1692/1700) - Paris, musée du Louvre © Stéphan Perreau
Le second, conservé à Berlin[20] a été réalisé entre 1692 et 1700, puis gravé six ans plus tard par Gérard Edelinck. Le troisième enfin, peint également entre 1692 et 1700, fut exposé au Salon de 1704[21] et servit à Rigaud pour sa réception à l'Académie Royale. Dans ces trois portraits, c’est l’auteur de la statue et des décors de la célèbre place des Victoires à Paris (détruite à la Révolution) qui est mis en valeur. Dans le premier, on aperçoit en arrière fond l’ensemble du monument commémorant la paix de Nimègue ornant la place. Dans les deux autres, Desjardins pose l’une de ses mains sur l’un des fameux captifs de bronze qu’il fit fondre pour orner la base du monument.
Si les joues tombantes, le goitre et les grands yeux expressifs de Desjardins peuvent s’apparenter aux caractéristiques de l’inconnu de Lyon, la courbure du nez, la blondeur des sourcils et la lèvre pincée vers le bas, constituent autant indices étrangers à la face du sculpteur. Plus probablement avons-nous affaire ici à un riche négociant de la capitale des Gaules dont l'identité est difficile à déterminer... Cette énigme n'en donne que plus de prix et de valeur au portrait.
Acheté par le descendant du propriétaire actuel, dans les années 1820, l'ovale lyonnais est accompagné d’un superbe cadre à décor de feuillages, travail probablement provençal.
Hyacinthe Rigaud - Portrait d'homme - Lyon, commerce d'art 2011 © Aguttes
Les 12000 à 15000 € demandés semblent tout à fait justifiés par l’excellence de la touche (quoiqu’un peu aplatie), d’une transparence extraordinaire (notamment dans perruque presque « au naturel »), par la fine psychologie des traits et l’aspect très abouti des carnations. On sent ici le jeune Rigaud, ne s’occupant que de ressemblance et pas encore soucieux de l’aspect fracassant et ostentatoire des drapés accompagnant les effigies futures.
Résultat : 45000 € soit un peu plus de 57 000 € avec les frais
[1] Emile Bonnet, Dictionnaire des artistes et ouvriers d’art du Bas-Languedoc, Montpellier, 2004, p. 404 (AD Hérault, Minutes de Jean Péras, notaire à Montpellier, reg. 1677-1681, fol. 159).
[2] Fils de Barthelemy Beguinot, sieur de Richebourg et autres lieux et Bourgogne et de dame Barbe Finet. Ils s’étaient mariés à Richebourg (Haute-Marne), le 16 janvier 1633 (Archives départementales de la Haute Marne, E dépôt 574, fol. 63).
[3] 1GG405 : registres mariages paroisse Sainte-Croix de Lyon : 13 février 1679, fol. 40 v° et fol 41.
[4] Maître des métiers en 1681, 1686 et 1690. Natalis Rondot, Les peintres de Lyon du quatorzième au dix-huitième siècle, Paris, Leroux, 1888, p. 553.
[5] Acte évoqué sans nom de paroisse ni référence par Rondot (1888, p. 172) qui voit également Rigaud, le 29 avril 1680, au bas d’un acte de la paroisse Sainte Irénée (1GG223, fol 61, v°). Cependant, selon nous, la graphie est très différente de celle d’Hyacinthe.
[6] Natalis Rondot, Les médailleurs et les graveurs de monnaies, jetons et médailles en France, Paris, Leroux, 1904, p. 324 & 330 : « Pierre Jacquemin (fl, 1684-1690), maître graveur à Lyon, était fils de Clair 1er Jacquemin et de Catherine Chapoton, sa femme. Il épousa, le 11 septembre 1687 [1GG405, fol. 146, v°, 147, contrat devant maître Gros, notaire ; Delestre est présent], à Lyon, Marguerite Viennot. Il signait Pierre Jacquemin. Il a été graveur à la monnaie de Lyon et a gravé des jetons pour le Consulat. » Son frère, Bertrand Jacquemin (1671-1745) signe l’acte de décès de Hubert Viennot en 1704 avec Germain Audran. Selon Rondot, « il a épousé, le 1er mars 1707, Marie Charroüin ou Charroin, de laquelle il a eu deux enfants. Il était, dès le 2 mai 1708, graveur à la monnaie de Lyon. Il ne figure au registre du graveur de la monnaie en qualité de commis graveur qu'à partir du 3 décembre 1708. Il y est désigné pour la dernière fois le 26 mars 1710 comme commis graveur et a toujours porté le titre de graveur à partir du 31 mars 1710. Il a exercé ses fonctions pendant trente-deux ans. Il a donné sa démission de graveur de la monnaie en décembre 1742. Il a été nommé par le Consulat graveur ordinaire de la ville ».
[7] Voir le testament de Charles Viennot, peintre, « demeurant dans la maison du sieur Rigaud », daté du 24 juin 1705 (A. N., m. c., ET/VII/250, Rambaud 1971, II, p. 398).
[8] S. Perreau, « Rigaud particulier », L’Estampille-L’objet d’art, n°451, novembre 2009, p. 62.
[9] S. Perreau, 2004 (2012), p. 97-98, repr. p. 97, fig. 69.
[10] Ibid., repr. p. 98, fig. 71.
[11] Ibid., p. 40, repr. fig. 23.
[12] Ibid., p. 19, repr. p. 21, fig. 9.
[13] Ibid., p. 33, repr. p. 32, fig. 14.
[14] Ibid., p. 19.
[15] Civico Museo d’Arte Antica, Castello Sforzesco. Inv. 452. Brême, 2000, p. 66-67.
[16] Vente Paris, Palais d’Orsay (Couturier-Nicolay), 7 décembre 1979, lot 40 (comme portrait du duc d’Antin) ; collections du marquis de Lastic.
[17] Perreau, 2004, p.18, repr. fig. 7, p.19.
[18] Catalogue de l’exposition Georges de Lastic, Le cabinet d’un amateur, ed. N. Chaudin, 2010, p. 152.
[19] Versailles, musée national du château. Inv. 7512, MV3583, MR 1508.
[20] Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie. Inv. N°460.
[21] Paris, musée du Louvre - Inv. 7511.