Hyacinthe Rigaud et les portraits du duc et de la duchesse de Mantoue (1704-1712)
18 sept. 2013Hyacinthe Rigaud, portraits de la duchesse et du duc de Mantoue, v. 1705-1709. Newport, Marble House © Preservation Society of Newport County
En 2011, notre découverte, dans une collection privée américaine, des deux plus belles versions connues des portraits du duc et de la duchesse de Mantoue par Rigaud (jusqu’alors on ignorait où se trouvaient les originaux), a été l’occasion de revenir sur le destin de ces incroyables effigies[1]. L’histoire de leur genèse était pourtant assez bien connue, quoi que parfois rapportée sans référence à sa source et avec quelques libertés[2]. Elle eut en fait, pour point de départ, une autobiographie de Rigaud que l’artiste dicta lui-même en 1716 à son fidèle ami Hendrick van Hulst, membre honoraire de l’Académie Royale de Peinture et de sculpture :
« En cette même année 1704, M. le duc de Mantoue lui ayant fait l’honneur de venir chez lui [Rigaud] pour voir ses ouvrages, voulut aussi qu’il fît son portrait et celui de la princesse, sa femme. Ces deux portraits lui étant restés par la mort de ce prince de cette princesse, M. le comte Durasso, envoyé de la République de Gênes auprès du roi, s’étant fait peindre chez Rigaud, emporta ces deux portraits avec le sien, pour les mettre dans son palais, par la seule estime qu’il fait de ses ouvrages, à l’exemple de plusieurs Génois qui en ont grand nombre[3]. »
Récemment, Paula Carreta et Daniele Sanguineti, ont pu considérablement faire avancer la connaissance du portrait de la duchesse de Mantoue grâce à une étude poussée de l’œuvre et ses versions connues[4] à l’occasion d’une l’exposition tenue à Mantoue autour d’une des plus belles versions connues[5]. En 2004, dans notre monographie sur Rigaud, nous avions volontiers avoué notre dette à cette étude très complète[6]. Si Caretta, s’était intéressée à l’effigie dès 1999[7], le professeur Sanguineti, spécialiste par ailleurs du peintre italien Giovanni Maria delle Piane, « il Mulinaretto » (qui s’inspira beaucoup de l’art du Catalan), fut le premier à étudier de manière significative l’influence des compositions de l’artiste français sur les peintres génois en redressant l’historique des modèles de Rigaud à Gènes[8].
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de la duchesse de Mantoue, v. 1709. Collection particulière © d.r.
Le duc et la duchesse de Mantoue : un conte de Lorraine et d’Italie
Avant que d’entrer au cœur des œuvres, il convient donc de revenir sur l’histoire rocambolesque du mariage de Suzanne Henriette d’Elbeuf (1665-1710) et de Charles Ferdinand de Gonzague, duc de Mantoue et de Montferrat (1652-1708) qui fit autant les choux gras des littérateurs et autres mémorialistes que des gazettes et les relations diplomatiques du temps. Dès 1704 en effet, le duc de Mantoue vint séjourner dans la capitale après que sa première épouse, Anne, fille de Ferdinand III, duc de Guastalla, soit décédée[9] : « Le duc de Mantoue perdit sa femme, d’une branche cadette de sa maison, personne d’une vertu, d’un mérite et d’une piété singulière, qui avait bien eu à souffrir de ses fantaisies, de son avarice, et d’un sérail entier qu’il entretint toute sa vie. Il n’en avait point d’enfants et songea tout aussitôt à se remarier à une Française. » Le duc de Saint-Simon relate ainsi la visite incognito du duc à Paris et à Versailles[10] :
« M. de Mantoue, mal à son aise dans son État devenu le théâtre de la guerre, qui l’avait livré au roi de bonne grâce, et avait en cela rendu le plus important service pour la guerre d’Italie, voulut venir faire un tour en France, où il ne pouvait douter qu’il ne fût très bien reçu. Il se détourna pour aller faire un tour à Charleville qui lui appartenait, et il arriva à Paris la surveille de la Pentecôte avec une grande suite. Il descendit à Luxembourg, meublé pour lui magnifiquement des meubles de la couronne, ses gens du commun logés rue de Tournon à l’hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, et fut servi de sept tables par jour, soir et matin, aux dépens et par les officiers du roi, pendant tout son séjour, et d’autres tables encore pour le menu domestique. Il fut incognito sous le nom du marquis de San-Salvador […]. Le lendemain de la Pentecôte, il alla à Versailles dans des carrosses drapés avec ses chiffres seulement, qu’on fit entrer dans la grande cour où n’entrent que ceux qui ont les honneurs du Louvre. Il descendit à l’appartement de M. le comte de Toulouse, où il trouva toutes sortes de rafraîchissements servis. De là il monta par le petit degré dans les cabinets du roi, où il fut reçu sans que le roi s’avançât du tout vers lui. Il parla d’abord et assez longtemps ; le roi lui répondit, le combla de civilités, et après, lui montra Monseigneur, les deux princes ses fils, M. le duc d’Orléans, M. le Duc et M. le prince de Conti, puis M. du Maine en les lui nommant. »
Mais son dessin était de reprendre épouse. S’ensuit alors un conte de Lorraine et d’Italie assez rocambolesque que Saint-Simon ne manqua pas de relater et au cours duquel, après moult péripéties, le duc espéra s’unir à la veuve du duc de Lesdiguières qui refusa témoignant à son père « sa répugnance à s’abandonner aux caprices et à la jalousie d’un vieil Italien débauché, l’horreur qu’elle concevait de se trouver seule entre ses mains en Italie et la crainte raisonnable de sa santé avec un homme très convaincu de ne l’avoir pas bonne ». L’affaire alla jusque devant le roi mais ne se fit pas. C’est finalement grâce aux intrigues d’Isidore Cassado, marquis de Monteleón et de Jean-Baptiste Primi Visconti (époux de la fille du riche libraire Frédéric Léonard) que le duc de Mantoue se laissa séduire par la beauté de Mademoiselle d’Elbeuf ; beauté « qui en aurait touché beaucoup d’autres » :
Ce Conte fut à l’origine de correspondances nourries, d’avis donnés, de partis pris entre divers protagonistes qui furent, pour la plupart, des clients de Rigaud. Ainsi, Louis-Nicolas Le Tonnellier, baron de Breteuil (1648-1728), qui fut envoyé comme ambassadeur dès 1682 auprès de Mantoue, nous a laissé, dans ses Mémoires[11], un portrait tranchant et assez violent du duc, alors qu’il s’apprêtait à épouser la « belle d’Elbeuf » :
Hyacinthe Rigaud, portrait du baron de Breteuil, 1701. Château de Chastellux © photo Stéphan Perreau
« M. le duc de Mantoue est d’une figure assez mal avenante, petit, fort cagneux, et le dos fort rond ; il a le visage entièrement de la maison d’Autriche allemande, un front d’une hauteur démesurée, un œil presque toujours fermé, surtout quand il regarde avec application, et l’autre assez égaré, le nez long et pointu, une assez grosse lippe et le visage étroit ; mais, quoique laid, il a de la grandeur dans la physionomie et la mine assez fière. Il est d’une force de corps prodigieuse et d’une santé de fer. Il monte ordinairement, tous les matins, dix-huit ou vingt chevaux de manège, qu’il dresse le plus souvent lui-même ; il court, le reste du jour, ou à la chasse ou par la ville, et, après avoir passé la meilleure partie de la journée dans une perpétuelle agitation, il s’abandonne, le soir, à des exercices encore plus violents et ne les quitte presque jamais qu’il n’ait outré la nature. Il va, le plus souvent, tout seul, dans une chaise roulante, qu’il conduit à toutes jambes, armé, jusqu’aux dents, d’armes à feu, d’une épée à l’espagnole et d’un stylet, sans qu’on ait encore pu lui persuader que cet équipage est plutôt celui d’un bandit que d’un souverain ; il aime tout ce qui a l’air de péril et s’y abandonne avec ostentation. Il est né avec de l’esprit et de la pénétration, au point que ceux qui le pratiquent trouvent souvent des sujets d’en être surpris, car ses dehors et ses manières ne promettent rien moins que ce que l’on trouve quand on a des affaires de conséquence à traiter avec lui. Il juge vite et avec beaucoup de bon sens tout ce qu’on lui dit, répond juste et en bons termes, et ne manque pas d’adresse pour détourner une conversation à laquelle il ne veut pas répondre ; il sait jeter, avec beaucoup de finesse, des paroles qui ne définissent qu’à demi ce qu’il veut faire entendre, et qui, sous une apparence souvent trompeuse, vont droit à ses fins. Il est, sur toutes choses, d’un secret impénétrable et entre volontiers dans la confiance des affaires les plus secrètes de ses courtisans ; il est désintéressé et libéral autant qu’on le peut être ; il a l’âme grande et donne volontiers tout ce qui peut dépendre de lui. Mais les bonnes qualités que la nature lui avoit données ont été étouffées par une si mauvaise éducation, une inapplication si extraordinaire et une débauche si outrée avec les femmes et souvent avec les plus publiques et les plus infâmes, qu’il faut lui chercher longtemps de la vertu avant de la découvrir, et ce n’est qu’après une longue pratique qu’on apprend à l’estimer. Il ne donne jamais audience à ses ministres qu’à son manège ou dans un cabinet qui est au bout de son écurie, où il va visiter ses chevaux quatre ou cinq fois par jour ; son manège et les femmes étant l’unique objet de ses pensées et de ses occupations. »
Charles-Ferdinand de Gonzague, Quatrième duc de Nevers, de Rethel, de Montferrat, duc de Guastalla de 1678 à 1692, était devenu duc à 13 ans, à la mort de son père. Entré sous la tutelle de sa mère Isabelle-Claire d’Autriche, dont ont dit « qu’il reçut d’elle l’exemple du libertinage et des désordres » ainsi que « la santé d’abord, puis l’honneur », il avait épousé en premières noces, en 1670, Anne-Isabelle de Gonzague, fille de Ferdinand III, prince de Guastalla et de Marguerite d’Est Modène qui mourut en 1703. À la mort de son beau-père, en 1679, Mantoue s’était emparé du duché de Guastalla qu’il fut toutefois obligé de rendre en 1692. Débauché notoire, il voulut s’attirer les palmes de l’honneur militaire mais, assistant au siège de Bude (1686), il n’y brilla pas. Cinq ans plus tôt, il avait « vendu » Casai à Louis XIV, mais avait puni les officiers qui avaient livré la cité. Pendant la guerre de la succession d’Espagne, il se déclara pour la France et Philippe V, mais sa conduite fut telle qu’à la paix ses alliés l’abandonnèrent, et il fut dépossédé de ses États.
Au « tableau impressionniste » peint par Breteuil d’un « prince voluptueux [...] capable de tout faire par les principes imaginaires des plaisirs », s’ajouta, entre autre, les anecdotes fleuries du maréchal de Tessé[12], alors envoyé par Louis XIV pour commander ses troupes contre le duc de Savoie (lequel était entré en guerre contre la France depuis le 7 octobre 1703) : « Si on lui dit qu’il y a à Naples ou en Sicile une belle courtisanne, il remue ciel et terre pour l’avoir. Que quelqu’un l’assure qu’à Céfalonie les femmes y sont plus belles, il y dépêchera un envoyé ».
Au printemps 1704, le duc de Mantoue était donc persuadé de pouvoir « faire son marché à Paris » parmi les prétendantes dont les noms circulaient. Selon l’une des lettres qu’il adressa au comte Joseph Truzzy (1666-1726), son envoyé extraordinaire à Paris[13], il semblait n’avoir que l’embarras du choix mais ses critères étaient assez précis : « Celle de Condé qui nous conviendroit beaucoup pour la noblesse du sang ; mais sa petite stature étant toute contraire à notre goût, nous doutons que sa vue puisse nous plaire. Quant à celle d’Elbeuf, on nous l’indique comme belle et riche : nous connoissons sa noblesse et sa parenté. Nous apprenons sur celle d’Arschot, qu’il s’y trouve beauté, modestie, avec justesse d’esprit. Quant à la dot, nous savons qu’elle est mince, et nous avons les renseignemens sur la noblesse. Celle d’Armagnac, nous dit-on, est belle : elle a eu une éducation très-soignée ; elle possède toutes les qualités convenables à une femme de son rang ; nous savons ses alliances, et sommes assuré qu’elle n’a pas une grande dot. Nous ne dirons rien de la princesse de Conti, veuve depuis longtemps, attendu que vous nous avez écrit, qu’elle ne pense pas à sortir de France[14]. »
Le 12 mai 1704, la princesse Palatine qui vit le duc à Paris, ne mâcha pas non plus ses mots pour décrire le prince italien : « Il n’est pas beau ; il ressemble en vieux et en laid à M. de Vendôme. Il fréquente beaucoup les chanteuses et les danseuses de l’Opéra[15] », avis qui attestait des débauches du duc dans la capitale. Le lieutenant de police d’Argenson eut d’ailleurs fort à faire en interceptant « une cargaison de femmes, que des eunuques conduisoient par Paris au duc de Mantoue »[16].
La jeune promise, Suzanne Henriette, fille de Charles III de Lorraine (1620-1692), duc d’Elbeuf et de sa troisième épouse, Françoise de Montault de Navailles (1653-1717), « étoit bien éloignée de penser à quitter la cour de France, hors de laquelle il ne lui paraissoit pas possible alors qu’on pût vivre un seul jour » selon le marquis de Breteuil. Elle épousa pourtant Mantoue, le 18 août 1704, par contrat qui ne l’avantageait pas[17]. Le prince de Condé, qui n’avait pu placer sa parente dans l’histoire, rapportera finalement que le mariage « eut le résultat qu’on devoit en attendre ; c’est-à-dire qu’il rendit malheureuse la duchesse de Mantoue »
Hyacinthe Rigaud, portrait de la duchesse de Mantoue, v. 1705-1709 (détail). Newport, Marble House © Preservation Society of Newport County
En effet, le duc, après avoir été mis au ban de l’Empire et dépouillé de ses États en 1706 par son parent l’empereur Joseph 1er (suite à la bataille de Turin), mourut à Padoue, le 5 juillet 1708. On raconte qu’il y aurait été empoisonné par une femme qu’il aimait et qui se laissa séduire par la cour de Vienne. Séparée depuis 1706 de son époux volage et violent, la duchesse de Mantoue échappa donc au couvent italien que son époux lui réservait et séjourna en Suisse avant de revenir finalement en France, où les lettres de madame de Maintenon nous apprennent qu’elle essuya de « violens dégoûts ». La « vieille ripopée », comme l’appelait la princesse Palatine, écrivit le 28 mai 1710 au duc de Noailles, que la duchesse en exil « est embellie et fort sage ; du reste elle est princesse, Lorraine et inutile ; on commence à la décrier. » Dans une lettre écrite en 1707 à la favorite du roi, la jeune duchesse s’était pourtant confiée avec cœur sur ses malheurs conjugaux :
« Comme je me flatte, Madame, que vous me conservez toujours quelque part dans votre précieux souvenir, et que vous avez encore pour moi les mêmes bontés dont vous m’avez honorée dès mon enfance, j’ose vous ouvrir mon cœur dans le dernier secret, sur l’état où je me trouve, et sur le parti que mes malheurs me réduisent à prendre pour ma sûreté […]. J’ai de la peine moi-même à croire, ce que je vois de l’excès de la mauvaise volonté de M. le duc de Mantoue à mon égard. […] C’est peu d’avoir manqué à toutes les paroles qu’il m’avoit données sur son changement de vie, et à toutes les conventions de mon contrat de mariage : il y a presque autant de temps qu’il y en a que je suis mariée, que je ne reçois de lui que des marques d’éloignement, de haine, de mépris, de mauvaise volonté, sans compter celles des gens indignes qui l’obsèdent, et qui se disputeraient à l’envi, l’honneur de le débarrasser d’une femme qui l’incommode et pour laquelle il n’a que de l’aversion[18]. »
La jeune femme infortunée ne trouva finalement dans Madame de Maintenon, ni l’intérêt, ni l’appui dont elle avait plu se flatter. Sa santé se dégrada et la « vieille sultane » avoue, le 1er août 1710 au duc de Noailles : « Madame la duchesse de Mantoue est dangereusement malade ; elle ne ferait point mal de mourir, elle est embarrassée et embarrassante : avec cela a-t-on des raisons de vivre ? » Saint-Simon, qui relate le 16 décembre 1710, la disparition de la duchesse, constate qu’elle « mourut, à la fleur de son âge, et d’une beauté qui promettait une grande santé. Sa maladie fut longue, dont elle sut heureusement profiter. Depuis son bizarre mariage sa vie avait été fort triste ; aucun des beaux projets de la duchesse d’Elbœuf ni de ses grandes prétentions pour elle n’avait pu réussir. Elle avait depuis son retour mené à Paris une vie fort triste. Elle n’avait point d’enfants et n’eut rien de son mari[19]. »
Genèse des portraits
La disparition prématurée du couple influa grandement sur la livraison des tableaux de Rigaud. D’une valeur de 500 livres chacun, ils avaient été commandés au printemps de 1704, à l’arrivée du duc à Paris. Il sollicita dans le même temps François de Troy pour plusieurs œuvres : un grand portrait de la duchesse, récemment réapparu[20], en pendant de celui de son époux, de même que deux bustes du duc et leur réplique.
Dans une lettre à son maître rentré à Mantoue, le comte Truzzy, relate le début des travaux : « J’ai été chez le peintre de Troye et j’ai trouvé que la duchesse d’Elbeuf avait eu raison de me faire le presser pour les ornements du petit buste du portrait de Votre Excellence pour qu’il soit envoyé en Italie ; bien que le peintre m’ait montré le buste achevé, il n’est pas en état d’être expédié et ne sera pas susceptible d’être sec d’ici a trois ou quatre jours ; il travaille aussi à un plus grand buste, et m’a dit que la duchesse veut le mettre dans sa maison[21]. »
L’ambassadeur, suivant le travail des deux artistes, écrit encore, le 20 juin 1705[22] : « Ceux de Rigaud sont deux grands originaux, l’un de Votre Altesse et l’autre de son épouse Sérénissime, qui, je pense, doivent être envoyés en Italie. Ceux de Troye sont trois, c’est-à-dire deux petites copies en buste qui proviennent du plus grand original de Votre Altesse et celui de son épouse Sérénissime, que je pense devoir être envoyés en Italie, et un grand avec son cadre qui est l’original de Votre Altesse et qui, si je ne me trompe pas, a été fait pour la Serenissima d’Elbeuf. »
Le duc avait également fait le nécessaire pour que l’on débloque les sommes nécessaires au paiement des portraits : « Vous payerez des premiers Deniers de votre recette au Comte Truzzy, Notre envoyé extraord.re S. M.té très chrestienne la somme de deux mil sept cent trente livres pour estre parluy employée au payement des Portraits que nous avons fait faire pendant notre séjour à Paris par les S.rs De Troyes et Rigaud, tant de nous que de la Ser.me Duchesse notre espouse[23]. » Deux mois plus tard, l’ambassadeur avouera que le trésorier Carlovilla tardait toujours à lui remettre les fonds et qu’en septembre, « comme je demandais à Rigaud la raison du retard de ses Joyaux, en l’encourageant à terminer les deux portraits de Altesse Sérénissime et la maîtresse, mais ils ne sont même pas fini ; et je m’attends pas à ce qu’il le soient tant qu’il n’aura pas déclaré que ses Joyaux le seront ».
Pourtant, pressentant le succès du portrait de la duchesse d’Elbeuf, l’atelier avait déjà produit quelques copies en cette même année 1705. Ainsi, l’aide Louis-Jacques de Launay (1724-1726) reçut douze livres pour « un buste de Me de Mantoü »[24]. Adrien Leprieur fut quant à lui d’habiller l’original (58 livres) et de refaire deux têtes pour un total de 24 livres[25]. La vêture de la duchesse, toute d’ostentation était-elle, avait effectivement été copiée d’après un modèle antérieur dont plusieurs exemples nous sont connus. Le plus ancien, malgré d’évidentes interventions d’un artiste plus faible, est le portrait dit, à tort, de la princesse de Conti[26], daté et signé au dos suivant une inscription rapportée après rentoilage : Fait par Hyacinthe Rigaud 1701.
La jeune femme tient sur ses genoux un chien, symbole de l’amour et de la fidélité, mais aussi celui du désir, de la mélancolie et de la patience. Le succès de la pose sera indéniable mais il n’était pas nouveau, lui non plus. D’autres artistes avaient précédé Rigaud et leurs œuvres étaient peut-être connues du Catalan. Caretta et Sanguineti ont ainsi parfaitement démontré que la composition de Rigaud était presque calquée de celle inventée par le peintre hollandais Simon Verelst (v. 1644-1721), dont on sait qu’il vint à Paris. Ainsi, l’anticipation de la pose par ses portraits de Mary de Modène ou surtout, celui de Mary Tindale (1690) est sans appel. Tout juste le chien a-t-il été rajouté par Rigaud en lieu et place des fleurs[27].
La véritable princesse douairière de Conti, quant à elle, sollicitera, en 1706, semblable mise en scène, payée 1000 livres du fait autant de sa naissance que des aménagements qui furent demandés à l’atelier[28] ; agencement des bras, aspect de la table, dépôt différent des drapés de la robe, invention du manteau royal aux fleurs de lys, doublé d’hermine…. Au même moment Bailleul reçoit 60 livres pour avoir réalisé « une coppie de la duchesse de Mantoue en grand »[29] peut-être la belle version décrite et exposée par Caretta et Sanguineti en 2001.
Cependant, le décorum choisi initialement par Rigaud devait à n’en pas douter être différent de ce lui que l’on observe dans toutes les versions actuelles. En effet, le musée de l’Albertina de Vienne conserve un dessin d’un grand fini, correspondant très certainement au travail demandé au hollandais Monmorency, spécialiste du genre qui oeuvrait dans l’atelier de Rigaud, et qui fut payé 6 livres en 1707 pour avoir fait « 1 dessein de Me la duchesse de Mantoue »[30].
Hyacinthe Rigaud et Monmorency. Portrait de la duchesse de Mantoue. 1707. Vienne, Graphische Samlung Albertina © Vienne Albertina
À cette date, Monmorency produit une grande quantité de feuilles, retouchée ensuite par le maître pour en augmenter le « fini ». Principalement réalisés d’après des postures à succès, dont l’ordonnance complexe ne pouvait que vanter les mérites de l’artiste qui les avaient inventés, ces dessins perdirent leur fonction de préparation à la gravure pour être plutôt vendues comme véritable œuvres d’art, contentant ainsi une clientèle de plus en plus grande[31]. Le dessin de l’Albertina, si son rôle préparatoire à une gravure inachevée de Pierre Drevet n’est pas aisé à définir[32], il constitue de manière plus certaine, un précieux témoignage d’une idée primitive de l’oeuvre peinte. Ainsi, par rapport aux toiles connues, on y remarque l’absence de fleurs d’oranger dans les cheveux et de grenadier dans le corsage. Mais le plus important est l’arrière-fond de la scène qui présente ici une rotonde à pilastres, deux colonnes et un lourd rideau, vocabulaire très symptomatique de l’artiste à cette époque.
Inachevé par le décès consécutif des modèles, le portrait de la duchesse sera finalement agrémenté d’un paysage au ciel ombrageux, plus simple, que réalisera Charles Sevin de La Penaye, en 1715 contre 6 livres[33].
Il fallu donc attendre 1709 pour que le secrétaire et domestique de Rigaud, chargé de tenir les comptes de l’atelier, porte réellement au registre les portraits[34] ; spécifiant celui du duc comme « attitude originale, un des plus beaux portrait de M. Rigaud ». Un acompte fut-il alors versé à la mort du duc en 1708 ? Si l’on tient compte de l’autobiographie de 1716, c’est finalement une tierce personne qui se porta acquéreur des toiles que personne n’avait réclamées. Comme son cousin Ippolito (1677-1705) l’avait fait avant lui le comte Nicolò Durazzo (1667-1733), alors envoyé extraordinaire de la République Génoise à Paris, avait commandé son propre buste à Rigaud en 1712 contre 200 livres, selon l’habillement répété d’une posture assez fréquente[35]. Charmé par les effigies des souverains Mantouans qu’il vit dans l’atelier, il semble les avoir « soldés » et emportés dans son palais à Gênes. Pourtant, on ne trouve aucune correspondance avec les Rigaud des palais génois inventoriés par les différentes Descriptions de la ville éditées dès le XVIIIe siècle. L’existence des versions de Newport, par leur grande qualité, sème donc un doute : les originaux ont-ils véritablement quitté le sol français ? Durazzo ne repartit-il pas simplement avec des copies ? Selon la tradition, les tableaux de la Marble House auraient été acquis vers 1890 sur le marché parisien par le décorateur Jules Allard (1931-1907), pour le compte de la femme de Cornelus II Vanderbilt[36]. Allard et les Wertheimer étant les principaux fournisseurs des Vanderbilt, on soupçonna ces versions de provenir en source directe des Durazzo. Toutefois, les archives privées ayant disparu et la collection originelle américaine en majeure partie dispersée au milieu du XXe siècle, cette assertion ne peut-être vérifiée.
L’étiquette présente au dos des deux châssis (« Henri Lacroix / Estampes et Dessins / 25 Quai Voltaire ») semble attester que les Allard achetèrent bien ces toiles à Paris et qu’elles furent encadrées par Henri Lacroix (mort en 1893), dans sa boutique du quai Voltaire[37]. On ne trouve par d’équivalent aux tableaux de Newport dans la vente après le décès de Lacroix, réalisée à Paris les 18-23 mars 1901 ce qui tend à prouver qu’il ne fit que les encadrer. Reste donc d’autres indices.
Les propriétaires
On sait aujourd’hui qu’une grande partie du fond d’atelier de Rigaud, tableau achevés ou non, fut légué par testament à son filleul, le peintre Hyacinthe Collin de Vermont (1693-1761). La vente de la collection de ce dernier, le 11 novembre 1761[38], fit réapparaître deux versions des portraits mantouans, aisément identifiables, mais anonymes dans l’inventaire après décès de Rigaud de 1744 : « 90 - Un grand Portrait du Duc de Mantoue en cuirasse par idem. La Bataille du fond, par Parrocel » ; « 91 – Un grand Portrait de femme tenant un chien, par idem » (fol. 12-13). Parrocel, peintre de batailles que Rigaud employa et dont on affirme qu’il fit le choc de guerre du portrait de duc, mourut le 1er mars 1704. Sa participation au tableau de Rigaud semblerait donc constituer son ultime collaboration avec le portraitiste et resserrerait la date de l’invention de la composition. À moins que l’atelier ait copié une bataille déjà existante dont on n’a pas trouvé cependant d’équivalent. Si le portrait de la duchesse était bien connu grâce aux copies répertoriées par Caretta et Sanguineti[39], son pendant masculin restait le parent pauvre du tandem par l’absence de localisation d’une version de référence.
En 2004, nous avions évoqué la seule copie connue[40], achetée par Versailles à la fin du XIXe siècle, au modèle faussement attribué dans le catalogue du musée et ré-identifiée par nous en 2004 grâce à un dessin providentiel passé en vente publique en 1999[41]. Toutefois, notre examen direct de la toile, dans les réserves du château Versailles aux Grandes Ecuries, ne nous avait pas convaincu qu’il aurait pu s’agir de la copie réalisée par Adrien Leprieur, aide de Rigaud, en 1708[42]. Le dessin, publié pour la première fois par les auteurs italiens (mais sans le mettre en relation avec la copie de Versailles)[43], livra cependant un indice de taille, aussi précieux qu’intriguant : une inscription, Le Grand Duc de Mantoue dessiné par Mr. Rigaud sur le tableau qu’il en a fait qui appartient à M. de Bury. / Ce portrait n’a jamais été gravé. Cette mention, rajoutée a posteriori au bas de la feuille, évoque aujourd’hui avec quelque vraisemblance la collection du compositeur Bernard de Bury (Versailles, 20 août 1720 – Versailles, 19 novembre 1785[44]), justement neveu de Hyacinthe Collin de Vermont, et aux obsèques duquel il était présent, le 17 février 1761[45].
Adrien Leprieur d'après Hyacinthe Rigaud. Portrait du duc de Mantoue. 1708. Versailles, musée national du château © Stéphan Perreau
De Bury était issu d’une famille de musiciens et de militaires attachée au service du roi. Son grand-père, Louis (ca 1650-1691), et son père Jean-Louis (1682-1765), furent respectivement chantre à la Chapelle et haute-contre à la Chambre du Roy. Formé par ce dernier puis par Collin de Blamont, lui-même ami de Rigaud, De Bury rejoignit la Chambre, d’abord en achetant le titre d’accompagnateur de clavecin à la fille de François Couperin en 1741, puis en succédant à François Collin de Blamont comme Maître de musique (1744), après avoir épousé l’année précédente, la nièce de ce dernier, Marguerite Françoise Mouchot. Sept ans plus tard, Louis XV le nomma Surintendant de la musique (poste occupé jusqu’alors par François Rebel). Pensionné dès 1755 « en faveur de ses services », il est anobli en juin 1785 et meurt six mois plus tard.
Son inventaire après décès, dressé par Monget, notaire à Versailles[46], montre une belle collection dans laquelle on remarque un certain nombre de portraits dont « un grand portrait d’homme en armure » qui pourrait correspondre à l’effigie du duc de Mantoue que De Bury racheta probablement de la vente Collin de Vermont.
Inventaire après décès de Bernard de Bury, 24 novembre 178. Montigny-le-Bretonneux, archives départementales des Yvelines © photo CP
Le musicien s’était déjà porté acquéreur d’un « dessin portrait de louis 14 en pied de Mr Rigaut, vendu 25 livres » mais celui qui annota l’exemplaire du catalogue de vente aujourd’hui conservé à la bibliothèque de l’Institut National de l’Histoire de l’art (Fond Doucet, ms. 35), ne le fit que partiellement. Ainsi les lots 90 et 91 (les portraits) restèrent anonymement vendus respectivement 125 livres et 50 livres. Le propriétaire du dessin figurant le duc était peut-être le fameux graveur Johann Georg Wille (1715-1808), ancien protégé de Rigaud qui fut également client assidu de la vente de 1761. Dans ses Mémoires, il évoque la vente : « Le 11 [décembre 1761]. A commencé la vente de feu M. Collin de Vermont, dans laquelle il y a beaucoup de choses qui ont appartenu à M. Rigaud. J’ay acheté plusieurs articles dans cette vente »[47]. On sait ainsi qu’il acquit le dessin du portrait de Bossuet, « dessein qui a servi de modèle pour le graver par Mr Rigaud, vendu 135 livres »[48], plus « un autre dessin de Mr Rigaud en pied et assis qui est Mr Paris de Monmartel le père, bien terminé et d’un grand effet ». Wille succomba aussi à plusieurs paquets d’estampes italiennes (n°8, 9, 31) ou hollandaises (n°19) et française (n°3, 13, 20, 55, 57), à des tableaux et cadres (n°7 : « deux desseins pendants, sur papier bleu, aux crayons noir et blanc par M. Rigaud, Portraits d’une Dame & d’un jeune homme, montés sous verre, bordures dorées » ; n°56 : « tableau sans bordure, toile de 30. Portrait de femme, non fini, par M. Rigaud » ; n°69 : « Tableau non fini, toile de 40. Représentant un jeune Hussard par M. Rigaud ») et enfin à des dessins (n°3, 4, 25), etc…. On serait donc tenté de penser qu’il fut aussi l’heureux enchérisseur du « dessein portrait du maréchal de Villars de 20 livres ainsi que des portraits de femme, tant en buste qu’en pied, le tout dessiné au crayon noir et blanc sur papier bleu, la plûpart fait par lui [Rigaud], particulièrement les plus capitaux » que transcripteur anonyme rajouta au bas du catalogue de la vente de Vermont. A moins qu’il ait remporté le lot 71 consistant en « un paquet de desseins de Portraits très finis aux crayons noir & blanc & lavés par M. Rigaud, qui ont servi pour graver ses Tableaux ». Peut-être le portrait du duc de Mantoue s’y trouvait-il ce qui motiva Wille à inscrire la mention du bas de la feuille, connaissant la localisation du portrait peint et l’absence de gravure.
Ce qui semble donc certain c’est que des versions (originaux ? copies ?) étaient restés en France. Le dessin figurant le duc est très fidèle à l’oeuvre peinte : le modèle est représenté à mi-corps, vêtu d’une armure rutilante et portant au cou une chaîne terminé par la médaille de l’Ordre militaire du Précieux Sang[49]. Sa main droite est posée sur un bâton de commandement qui prend appui sur un rocher où repose également un casque à panache. La main gauche tient le pommeau de l’épée, attachée au côté et auréolée de l’écharpe blanche du commandement militaire nouée autour de la taille. La posture du visage de Mantoue est assez inhabituelle chez l’artiste, presque de profil.
À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait du duc de Mantoue, v. 1704-1709. Newport, Marble House © Marble House À droite : Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Frédéric Auguste de Saxe, 1715. Coll. priv. d.r.
Le portrait sévère du duc fait par le baron de Breteuil, couplée à l’avis non moins acide de la princesse Palatine, nous reviennent ici en mémoire : « M. le duc de Mantoue est d’une figure assez mal avenante, petit, fort cagneux, et le dos fort rond ; il a le visage entièrement de la maison d’Autriche allemande, un front d’une hauteur démesurée, un œil presque toujours fermé, surtout quand il regarde avec application, et l’autre assez égaré, le nez long et pointu, une assez grosse lippe et le visage étroit… ». Nul doute que Rigaud désira gommer ces infirmités et remplacer la face déformée en un visage où la grandeur du personnage prévalait sur l’aspect. Il préféra se concentrer notamment sur les mains dont on disait volontiers qu’elles étaient « divines ». Charles Blanc, dans son Histoire des peintres[50], décrivait celles de Bossuet et argumentait les préoccupations de l’artiste pour cette partie anatomique :
« Les mains sont fines, d’une irréprochable distinction et cependant d’une vérité que l’artiste a poursuivie jusque dans les plans particuliers des doigts et dans les moindres méplats de la chair. […] elles sont excellentes, moins allongées, moins distinguées, mais plus vraies que celles de Van Dyck, qui les faisait un peu de convention. Rigaud les a variées de cent manières, les présentant toujours avec grâce et dans les raccourcis les plus heureux. Il aime à poser la main d’un cardinal ou d’un évêque sur une Bible dont le prélat tourne les feuillets, comme pour faire admirer ses doigts délicats et faire chatoyer son anneau épiscopal. Il peint à ravir les mains enfantines el blanches du jeune duc de Lesdiguières, tenant un bâton de commandement, et les mains brunies du maréchal de Villeroy ou du duc de Villars, qui montrent au loin la bataille, au lieu d’y être. »
Le portrait du duc de Mantoue constitue donc un terminus ante quem pour ce type de posture et sera repris (avec quelques variantes), quelques années plus tard, lorsqu’il s’agira, en 1708, de fixer les traits de Charles-Auguste d’Allonville (1664-1731), marquis de Louville[51].
Les tableaux de Newport : originaux ou répliques ?
Nous avons déjà souligné la qualité des exemplaires américains qui, par leur heureuse identification, permet une confrontation d’avec les versions connues. Pour l’effigie du duc, il n’y a pas de doute : le dessin correspond bien à la toile de Newport, dans ses moindres détails, même si le crayon a davantage stylisé le choc de guerre en arrière plan et n’a pu rendre aussi subtilement que l’huile, le ciel ombragé et l’atmosphère générée par la bataille. Les larges empattements d’une touche vigoureuse et qui nous semble autographe (dans l’armure notamment), la qualité des carnations et l’attention sans concession portée au réalisme du visage, relèguent la version de Versailles au rang de simple copie. Pour le portrait de la duchesse, la comparaison a été plus révélatrice. Si l’on considère le dessin de Vienne comme la véritable souche primaire des idées de Rigaud (nous montrant l’état final de la composition si elle eut été achevée normalement), un certain nombre de différences apparaissaient déjà d’avec la meilleure version connue, celle exposée il y a dix ans au Palazzo Te de Mantoue (collection particulière)[52]. La réapparition de l’exemplaire de Newport est une révélation. Le fond du tableau, on l’a vu, a rapidement été brossé par La Penaye et se substitua à l’architecture primitivement prévue. Le visage peint, par contre, paraissait plus allongé que celui dessiné, lequel semblait plus lourd, même si certains spécialistes estiment aujourd’hui qu’il n’est probablement pas de la main de Rigaud mais de son assistant[53].
Si l’on excepte les fleurs, rajoutées à une coiffe rehaussée, on voit que les boucles de Newport sont plus proches de celles du dessin. A y regarder de plus près, la toile est d’ailleurs bien plus proche du dessin de l’Albertina que des toiles publiées en 2001. Nous trouvons ainsi que le visage, aux chairs onctueuses, au teint « porcelainé » si caractéristique de Rigaud, accuse un fini nettement plus qualitatif. Anatomiquement, la face est moins froide que dans l’exemplaire de Mantoue, les yeux plus larges et mieux « installés » dans le visage. Le cou est plus massif, la tête peut-être mieux assise car le menton moins mis en avant…
Mais si ces considérations ne reposent finalement que sur une appréciation très personnelle des œuvres, d’autres détails viennent définitivement plaider en faveur d’un aspect purement autographe de la version de Newport. Dans le dessin, et contrairement aux autres versions évoquées, l’espace allant du dos du chien au plis du premier brocart, en passant par la naissance du bras et l’agrafe de la chemise copie de manière exacte la toile américaine.
Ainsi, le rang de perles sur le bas de l’abdomen est courbe dans les deux cas, épousant la forme du ventre, alors qu’il file tout droit dans les autres versions. Mais c’est surtout la broche de perles retenant les manches, disposée verticalement, et de la même manière dans le dessin et dans l’exemplaire de Newport, qui frappe[54]. Dans la version italienne, le bijou apparaît nettement plus en biais. Les plis du tissu de la chemise sont aussi assez différents dans cette dernière alors ceux de la toile américaine et de la feuille sont sculpturalement identiques.
Même constatation dans l’agencement, sur l’épaule, de la manche de brocard : le repli qui ombre la chemise est peint avec naturel et souplesse alors qu’il est rapidement brossé sans trop de précision dans les autres.
Ces petits détails pourraient paraître bien insignifiants. Pourtant, il est intéressant de noter que les deux autres copies, judicieusement référencées par Caretta et Sanguineti, semblent avoir elles-mêmes copier, et de manière confondante, l’exemplaire qui fit le propos de l’exposition de Mantoue en 2001. Si leur qualité est nettement médiocre, elles avouent franchement leur dette à la version jusqu’ici connue. L’exemplaire de Newport n’appartient dont pas à cette série et s’en démarque par sa qualité et sa correspondance d’avec le dessin de Vienne. Alors, s’agit-il de l’original ? Sa conservation d’avec son pendant masculin pourrait-il plaider en faveur de cette hypothèse ?
Il est difficile de trancher. En effet, aucun portrait du duc et de la duchesse par Rigaud n’apparu dans les ventes publiques, si l’on excepte celle de Collin de Vermont. Aucune trace non plus dans les palais des Durazzo à Gènes, et ce durant tout le XVIIIe siècle. Personne n’ayant à ce jour travaillé sur les éventuels inventaires après décès des derniers détenteurs, on ne peut savoir la destinée des œuvres emportées en 1712 par l’ambassadeur. Pour notre part, il nous semblerait plausible que ce dernier ait emporté des copies, ou des bustes et que les originaux soient restés dans la collection Rigaud puis passés dans celle de Collin de Vermont où De Bury en fit l’acquisition d’au moins un. Allard aurait donc très bien pu trouver les deux portraits sur le marché de l’art (antiquaire, collection privée) où il les acheta pour les Vanderbilt, évitant aux œuvres la vente publique.
[1] Huiles sur toile. 172 x 162 cm. Newport, Marble House. Inv. PSNC. 871 & PSNC. 9871. Mr. & Mrs. William K. Vanderbilt, Marble House, Newport, RI, acquis probablement par leur décorateur Jules Allard & fils (Jules Allard et ses fils, Paris), v. 1890 ; Mr. & Mrs. Frederick H. Prince, Marble House, Newport, RI ; acquis de la collection Vanderbilt en 1932. Perreau, 2013, cat. P.904 & P.905, p. 194-196.
[2] Roman ne cite pas sa source et se trompe dans la date de la vente Collin de Vermont (1761) : « Ferdinand-Charles de Gonzague, duc de Mantoue et de Montferrat (1652-1708). Ces deux portraits, non payés, furent acquis par le comte Durazzo et emportés par lui à Gênes. Cependant, un portrait du duc passa en 1773 [sic] dans la vente de Colin de Vermont, héritier de Rigaud ».
[3] « La vie de M. Rigaud », s.d. [v. 1716], dans Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des Membres de l’Académie de Peinture et de Sculpture, Paris, II, 1854, p. 119.
[4] Paola Caretta, « Suzanne Henriette d’Elbeuf a Hyacinthe Rigaud : L’ultima duchessa di Mantova e il suo ritratto », Suzanne Henriette d’Elbeuf, ultima duchessa di Mantova. Storia di un ritratto e della sua fortuna, catalogue de l’exposition de Mantoue, 21 décembre 2001 – 27 janvier 2002, Mantoue, Amici di Palazzo Te e dei Musei Mantovani, 2001, p. 11-25 ; Daniele Sanguineti, « Il ritratto di Suzanne Henriette d’Elbeuf di Rigaud a Genova : fortuna dei modelli francesi e indagine sulla ritrattistica genovese del Settecento », Suzanne Henriette d’Elbeuf, ultima duchessa di Mantova. Storia di un ritratto e della sua fortuna, catalogue de l’exposition de Mantoue, 21 décembre 2001 – 27 janvier 2002, Mantoue, Amici di Palazzo Te e dei Musei Mantovani, 2001, p. 39-40, ill. fig. 39, p. 46. Pour les différentes versions voir http://hyacinthe-rigaud.com/catalogue-raisonne-hyacinthe-rigaud/portraits/1345-mantoue-suzanne-henriette-d-elbeuf-duchesse-de.
[5] Perreau, 2004 (2012), p. 118-19, 165, repr. p. 118, fig. 89 (pour la duchesse) ; p. 118, repr. p. 119, fig. 90 (pour la copie du portrait du duc, conservée à Versailles).
[6] Paola Caretta, « notice du portrait de Suzanne Henriette d’Elbeuf », Quaderni di Palazzo Te, 1999, n°6, p. 65-73.
[7] Daniele Sanguineti, « Sotto il segno di Rigaud : modelli, suggestioni e prototipi francesi nella rittrattistica di primo Settecento a Genova », Bulletino dei Musei Civici Genovesi, n°65, 20e année, mai-août 2000, p. 25-26, 28, ill. fig. 11, p. 30 ; Ariane James-Sarazin, « Genova e il ritratto franceses (1693-1740) », Genova e la Francia. Opere, artisti, committenti, collezionisti, Balsamo, 2003, qui résume les travaux de Sanguineti de 2000.
[8] Saint-Simon, Mémoires, 1703, IV, 12.
[9] Ibid. 1704, IV, 15.
[10] « Le prince de Mantoue et sa cour », publié dans Le Magasin de librairie: littérature, histoire, philosophie ..., Volume 2, Paris, 1859, p. 281.
[11] « Le prince de Mantoue et sa cour », publié dans Le Magasin de librairie: littérature, histoire, philosophie ..., Volume 2, Paris, 1859, p. 281.
[12] Jean Baptiste René de Froulay Tessé, Mémoires et lettres du maréchal de Tessé contenant des anecdotes et des faits historiques inconnus sur partie des règnes de Louis XIV et de Louis XV, tome II, Paris, 1806, p. 99 et suivantes.
[13] Truzzy mourut à Paris. Les Mémoires du marquis de Sourches se font l’écho de son mariage, en 1705 et de l’ambiance qui régnait à Mantoue entre la nouvelle duchesse et son époux : « 7 juillet. — Le 7 au matin, le Roi signa le contrat de mariage du comte Truzzi, envoyé du duc de Mantoue, avec Mlle de la Tour, dont le père avoit autrefois été gouverneur des pages de Monseigneur, et qu’on disoit avoir deux cent mille livres de biens. On sut aussi que la duchesse d’Elbeuf étoit arrivée le jour précédent à Paris, bien fâchée d’avoir été obligée de quitter la duchesse sa fille, laquelle n’étoit peut-être guère plus contente d’être à Mantoue. » (Louis François du Bouchet Sourches, Gabriel Jules Cosnac, Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XIV, t. IX, Paris, 1889, p. 291).
[14] Extrait d’une lettre du duc de Mantoue au comte Truzzi, son envoyé auprès du Roi (janvier 1704).
[15] Lettre de la princesse palatine à sa tante, Sophie de Hanovre citée par Abraham Auguste Rolland, Lettres inédites de la princesse palatine, Paris, Hertzel, 1863, p. 247.
[16] Tessé, op. cit.
[17] Archives d’état de Turin, Duché de Montferrat, carton 47, n°4. Transcrit in extenso par P. Caretta, 2001, p. 26-28.
[18] Cité dans Mémoires de Tessé, op. cit.
[19] Mémoires, tome 9, XII.
[20] Huile sur toile, 131 x 98 cm. Vente Paris, hôtel Drouot (De Maigret), 13 juin 2007, lot. 67 (notice et identification de Dominique Brême). Inscription sur le socle de pierre, en bas à droite... « ANE HENRIETTE / LORAINE DEIB ... / DVCHEse DE MENT ... » Copie au musée de Bourg-en-Bresse (huile sur toile, 142 x 80 cm ; inv. 938.1 ; reproduit dans M.-D. Nivière, Peintures françaises et italiennes XVIe-XVIIIe siècles, musée de Brou, Bourg-en-Bresse, Bourg-en-Bresse, 1999, p. 37). De Troy exposa au Salon de 1704 un portrait du duc de Mantoue qui était très vraisemblablement le pendant de celui-ci.
[21] Archives de l’Etat de Mantoue, section Gonzague, ASMn, AG, 700, 8 octobre 1704. Citée (en Italien) dans Caretta, op. cit., p. 25, note 36.
[22] Ibid. note. 34.
[23] Archives de l’Etat de Mantoue, section Gonzague, ASMn, AG, carton 701 (E. XV. 3 – « Carteggio d'Inviati e
[24] J. Roman, 1919, op. cit., p.117.
[25] J. Roman, 1919, op. cit., p. « Une tête de Me la duchesse de Mantoü », « Autre de Me de Mantoü ».
[26] Huile sur toile, H. 137 ; L. 105 cm. Voir Perreau, 2004, p. 165, repr. fig. 131.
[27] Récemment, l’un de ces petits chiens, morceau coupé d’une posture de ce type, est passé en vente à Paris. H. 29,5 ; L. 39,5 cm. Paris, hôtel Drouot (Fraysse et Associés), 4 avril 2008, lot. 35.
[28] J. Roman, 1919, op. cit., p. 123. Perreau, 2004 (2012), p. 165-166, repr. p. 166, fig. 132.
[29] J. Roman, 1919, op. cit., p.126.
[30] J. Roman, 1919, op. cit., p. 136.
[31] Rigaud, de plus en plus occupé, estimait aussi probablement que ces feuilles étaient plus rapides à faire et à diffuser.
[32] Dans son « Catalogue de l’œuvre gravée du sieur Hyacinthe Rigaud, rangé selon l’ordre des temps qu’ont été faits les tableaux d’après lesquels les estampes qui composent cet œuvre ont été gravées ; avec les noms du graveur de chacune, l’année qu’elle a été produite et les autres éclaircissements nécessaires » (Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des Membres de l’Académie de Peinture et de Sculpture, Paris, II, 1854, p. 185), Hulst affirme que « la planche n’a point été achevée ». Mariette, quant à lui (voir note 1), indique que « la planche n’a point été achevé et n’est inscrite ici qu’à fin di [sic] porter tout ce qui a été gravé d’après Mr Rigaud ».
[33] J. Roman, 1919, op. cit., p. 179.
[34] J. Roman, 1919, op. cit., p. 145.
[35] Tortona, Museo Civico. Inv. 180. Caretta & Sanguinetti, 2001, p. 40-41, repr. p. 18, fig. 9 et p. 40, fig. 22.
[36] Alice Claypoole Gwynne Vandebilt (1845-1934). Voir James L. Yarnall, Newport through its architecture: a history of styles from postmedieval to Postmodern, University Press of New England, 2005, p. 138-141.
[37] Frist Lugt, Les marques de collections de dessins & d’estampes : marques estampillées et écrites de collections particulières et publiques. Marques de marchands, de monteurs et d’imprimeurs. Cachets de vente d’artistes décédés. Marques de graveurs apposées après le tirage des planches. Timbres d’édition…, M. Nijhoff, 1956, p. 207.
[38] Mireur se trompe de date et situe la vente en 1771 alors qu’elle eut lieu en 1761.
[39] Huile sur toile d’après Rigaud, 156 x 115 cm. Localisation actuelle inconnue. Vente Timonium, Richard Opfer Auxtioneering Incorporated, MD, en décembre 1999. (Voir Sanguinetti, 2001, repr. p. 22, fig. 18) ; Huile sur toile d’après Rigaud, 59 x 50 cm. Vente Amsterdam, Sotheby’s, en mai 1997. (Voir Sanguineti, 2001, repr. p. 23, fig. 19).
[40] Huile sur toile d’après Rigaud. 141 x 111,5 cm. Versailles, musée national du château. MV6386. Voir Claire Constans, Catalogue des peintures de Versailles, RMN, 1995, t. II, p. 764, n°4312. Nous en connaissons une petite réduction, de très faible qualité (22 x 16 cm), passée en vente à Lisieux (Hôtel des ventes), le 12 juillet 2007.
[41] Pierre noire, lavis et rehauts de gouache blanche sur papier bleu. H. 36 ; L. 28. Paris, Collection particulière. Vente Paris, Hôtel Drouot, Libert & Castor, 16 avril 1999, lot 12.
[43] Roman, 1919, p. 145.
[44] Caretta & Sanguinetti, 2001, ill. p. 14, fig. 3 & p. 53, fig. 60 ; cité en note 44, p. 25.
[45] Acte d’inhumation de la paroisse Notre Dame de Versailles (1112511, f°103) : « Le même jour et an que dessus [20 novembre 1785], Mre Bernard de Bury, surintendant de la Musique du Roi, veuf de D.me Marie Françoise Mouchot, décédé d’hier, agé de soixante cinq ans, quatre mois, a été inhumé par nous, soussigné, Prêtre, curé, en présence de Mre François de Bury, écuyer, fils du défunt, et de Mre Pierre François, comte de Montfaucon de Rogles, Mestre de camp d’Infanterie, chevalier de l’ordre Royal et Militaire de St Louis, écuyer de Madame Adélaïde, gendre dudit défunt et autres qui ont signé. » Pierre-François de Montfaucon était né le 6 juin 1729 de Charles-Emmanuel et d’Anne Coutié. Il épousa par contrat signé de Louis XVI, le 6 mai 1773, Louise de Bury (Dictionnaire de la Noblesse, Paris, 1775, t. X, p. 354).
[46] Jal, Dictionnaire, p. 1255 « (registre de St-Eustache) le 17 février 1761, M. Hyacinthe Collin de Vermont, adjoint à recteur de l'Acad. Roy. de peint, et sculpt., garçon, âgé de soixante-six ans, décédé la veille, rue Plâtrière, fut inhumé dans l'église « en présence de M. Jean-Baptiste Mouchot, ancien directeur de la manufacture des tabacs, au Havre de Grâce, beau-frère, et de M. Bernard de Bury, surintendant de la musique du Roy, neveu » ; Herluison, p. 86 ; Piot, . p 27. — Cf., sur de Bury, Fétis., t. II, p. 123.
[47] 3 E 45/16. Minutes de Langlois ; voir Versailles illustré, vol. 7 à 9, 1903, p. 65.
[48] Mémoires et Journal de Johan Georg Wille, Paris, Renouard, 1857, vol. 1, p. 183.
[49] On retrouve ce dessin dans les mémoires de Wille, p. 185 à la date du 2 janvier 1762 : « J’ay exposé chez moi le dessein original fait par M. Rigaud pour la gravure du beau portrait de Bossuet évêque de meaux, chef-d’œuvre de M. Drevet, le fils. J’ay fait l’acquisition de ce magnifique dessein en vente publique, provenant de la succession de M. Rigaud. Il m’a été fort disputé par les curieux et amateurs. On m’en a offert aujourd’hui trois cent livres, mais je ne le donnerais pas pour le double, car il me fait plaisir ».
[50] Denis Diderot, Recueil De Planches Sur Les Sciences, Les Arts Liberaux Et Les arts méchaniques avec leur explication, seconde livraison en deux parties (1ère partie), Paris, 1763, p. 24, n° 51, ill. planche 25. « L’ordre militaire du Précieux Sang, institué pat Vincent de Gonzague IV, duc de Mantoue, en 1608, à l’honneur des trois gouttes de sang de J. C. que l’on conferve à Mantoue. Le collier de l’ordre est composé d’ovales d’or entrelacés par des chaînons ; sur un de ces ovales est élevé d’émail blanc ce mot, Domine probalisti ; sur d’autres font des flammes de feu qui brûlent autour d’un creuset ; au bout de ce collier pend un ovale où font représentés deux anges émaillés au naturel, tenant un ciboire couronné, avec ces mots à l’entour, nihil islo triste recepto. Ces chevaliers portent le collier dans les grandes cérémonies, & se contentent d’avoir tous les jours sur l’estomac une médaille qui représente la même chose. »
[51] Charles Blanc & Paul Mantz, Histoire des peintres de toutes les écoles. Ecole française, Paris, Renouard, 1862, tome I, p. 416-417.
[52] Huile sur toile. H. 141 x L. 109 cm. Worcester, Art Museum. Inv. 1980.35. Paiement inscrit aux livres de comptes en 1708 pour 300 livres (« Mr et Made de Louville. Hab. Rép. ») ; Ancienne collection maternelle des Louville ; marquis du Roure ; Don de Charlotte E. W. Buffington, Eliza S. Paine. Roman, 1919, p. 13
[53] Voir Caretta & Sanguinetti, 2001, op. cit.
[54] A. James-Sarazin, « Nouvel éclairage sur Hyacinthe Rigaud dessinateur », L’estampille-l’objet d’art, janvier 2011 : « Si l’illusionnisme du brocart et de la chemise bordée de dentelles, ainsi que les impacts lumineux sur les dorures des meubles doivent tout au génie du maître, le visage, un peu terne et les plis du rideau, trop marqués, pourraient revenir à son assistant ».
[55] Même remarque pour l’agencement du bras qui tient le petit chien dans le tableau de la vente Fraysse de 2008 (voir note 38), très semblable au dessin et à l’exemplaire de Newport.