Rigaud, peintre des femmes : le portrait présumé de Marie-Anne Le Maignen de Villercy détrôné...
25 janv. 2012Hyacinthe Rigaud - portrait Marie-Anne Le Meignen de Villercy (détail après restauration) - 1713 © Étude Fraysse
Ce mercredi 25 janvier 2012, à Drouot (salle 6), la maison Fraysse ouvre la « saison Rigaud »[1] avec un très beau portrait de « Jeune femme à la robe rouge » (lot 20) qui, s’il n’est qu’attribué à l’école française du XVIIIe siècle dans le catalogue, doit immanquablement être rendu au portraitiste d’origine catalane[2]. Nous avions eu l’occasion, dans notre biographie consacrée à l’artiste en 2004, de publier un certain nombre de portraits féminins inédits, et de consacrer un an plus tard à ces « grâces rigaudiennes » un article spécial dans l’Estampille-l’objet d’art. Nous y reviendrons très prochainement. Le nouveau portrait présenté à la vente Fraysse semble, lui aussi, vouloir détromper la tradition popularisée par Dezallier d’Argenville qui fit de l’artiste un peintre d’hommes : « Quoique Rigaud fut naturellement galant avec les Dames, il n’aimoit point à les peindre : Si je les fais, disoit-il, telles qu’elles font, elles ne se trouveront pas assez, belles ; si je les flatte trop, elles ne ressembleront pas ».
Rondeur caractéristique des carnations, rendu psychologique particulièrement marqué de cette jolie blonde au regard tout de mélancolie et parfaitement humanisé… autant d’éléments qui plaident dès l'abord en faveur d'une telle paternité stylistique en appuyant, s'il était besoin, l'aspect autographe du buste. En poussant plus loin l’examen, on reconnaissait finalement l’agencement des drapés, on retrouvait celui de la longue natte tressée qui déborde de l’épaule enroulant le port de tête grâcieux, tous empruntés d’une posture déjà utilisée (ou réutilisée) chez Rigaud.
L’un des témoignages les plus flagrants est (au moyen de quelques variantes) l’effigie peinte par l’artiste en 1712[3] de Marguerite-Henriette de Labriffe (v.1695-1724), comtesse de Selles à l’occasion de ses noces avec le parlementaire aixois Cardin Le Bret (1675-1734).
La production de ce petit buste (sans prix) apparaît dans les livres de comptes de Rigaud au verso du folio 33 de l’année en question : « Me la pre presidte Daix en Bust pour made de la briffe, sa mere ». En effet, Bonne de Barillon d’Amoncourt (1667-1733)[4], voyant partir sa fille en Provence, souhaita garder auprès d’elle, le souvenir d’une tendre enfant dont la vie devait s’avérer fort courte. La nouvelle comtesse, quant à elle, avait succombé à une composition bien plus ostentatoire (800 livres), celle d’une jeune promise travestie en Cérès, divinité féconde et généreuse, étalant le luxe d’une robe de soie brune dans un paysage d’été[5]…
Un troisième élément de comparaison peut être trouvé dans le portrait, daté de 1715, figurant les traits de Marie-Thérèse de Pas de Bois l’abbé, dame de la Mésangère[6], épouse depuis 1703 de Guillaume Scott (1679-1723), sieur de La Mésangère, président de la chambre des comptes de Rouen, lui aussi peint par l’artiste trois ans plus tôt[7].
Hyacinthe Rigaud & Charles Sevin de La Penaye - portrait de Marie-Thérèse de Pas de Bois l’abbé, dame de la Mésangère - 1715. Collection particulière © d.r
Ces jeunes femmes, clientes que l’artiste eut à peindre en buste entre 1710 et 1715, furent les aimables victimes d’une attitude à succès que l’on peut estimer à 200 livres. Leurs récents mariages furent ainsi les prétextes pour payer à Rigaud des effigies des époux, « en pendants », point de départ d’une vie de couple que l’on espérait féconde ou du moins prospère. Preuve en est la discrète fleur d’oranger « piquée » dans le blond chignon de l’inconnue de Fraysse. Rigaud pouvait exploiter un modèle sur une petite dizaine d’années, avant d’évoluer en suivant la mode.
Ainsi, dès 1706, il invente une posture pour Anastasia Ermilovna, épouse d’Andrei Artamonovich Matveieff (1666-1728), alors ambassadeur de Moscovie en France de 1705 à 1711[8].
Il réutilise semblable vêture pour une jolie brune, à l’identité encore inconnue, œuvre jusqu’ici attribuée à tort au peintre Desportes et conservée au musée de Besançon. La colonne annelée dans le fond constitue un décor récurrent des années 1690-1710.
Hyacinthe Rigaud - portrait de jeune femme - v. 1710 - Besançon, musée des beaux-arts © Besançon, musée des beaux-arts et d'archéologie, cliché Pierre Guénot
En 1715, lorsqu’il s’agira de figurer les traits délicats de la marquise d’Avaugour (v. 1694-1716)[9], fille naturelle du Grand Dauphin et de la comédienne Françoise Pitel de Longchamp dite Fanchon (1662-1721), le peintre reprend une fois de plus la pose. On le voit, l’ambitus court sur environ 10 ans.
Dans le cas présent, on est tenté de considérer à défaut l’effigie de Madame Lebret comme un terminus ante quem. Alors, qui est notre inconnue ? Dans la liste des « potentielles », on écartera d’emblée Anne-Louise Langlois, femme depuis 1700 de Nicolas-Jacques Boucher (v.1675-1728), receveur des tailles du Maine, car elle avait déjà la trentaine lorsqu’elle commande à Rigaud son buste en 1712[10]. Il n’y avait donc aucune raison pour que le peintre fît figurer la célèbre fleur d’oranger… Même remarque avec Louise de Viellevigne (v.1680-1736)[11], seconde épouse en 1713 de l’intendant Legendre de Lormoy[12] ; idem avec l’épouse du conseiller au parlement d’Aix, couple peint de concert en 1713 : Hanri d’Arnaud de Vallongue (1673-1716) et Elisabeth du Périer, unis depuis 1687[13].
Parfois, l’union matrimoniale et la production des portraits correspondaient avec l’acquisition d’une charge. C’est le cas des effigies de Crépine-Catherine Charmolue de La Garde (v.1691-1751) et d’Etienne-Vincent Le Mée (1681-1751), conseiller au parlement de Paris en 1711, mariés la même année[14]. Madame Le Mée serait alors une candidate idéale[15]. Mais si l’on tient compte du fait que le décorum du portrait de la vente Fraysse constitue une simplification du portrait plus complexe de Mademoiselle de Labriffe (simple rideau à gauche et absence d’un muret de pierre que l’on voyait supportant le drapé), il serait bien tentant de voir ici le minois de Marie-Anne Le Maignen (v. 1692-1729)[16], peinte en 1713, soit un an après son mariage d’avec le receveur général payeur des rentes Claude Thiroux de Villercy (1680-1735)[17].
On le voit, la recherche d’identification, chez Rigaud est difficile. Le rentoilage un peu sévère du tableau a sans doute fait disparaître tout élément qui aurait pu nous mettre sur une piste. Que cela ne boude pas notre plaisir tant la qualité du visage emporte l’adhésion et fait oublier la seconde main de l’aide d’atelier, sollicitée ici pour le bas de la composition (drapé).
Gageons que la crasse en moins, les chancis ôtés, les soulèvements fixés, les manques comblés, cet élégant portrait présenté « dans son jus », saura contenter un acheteur anonyme au téléphone qui n'a pas hésité à tripler l'estimation haute pour remporter l'enchère...

[1] Si l’on excepte la piètre copie du portrait de Charles-René d’Hozier proposée chez Pescheteau-Badin (salle 16) ce 24 janvier comme maréchal de Tallard (sic).
[2] Huile sur toile, 81 x 65 cm.
[3] Eudel, 1910, p. 89 ; Roman, 1919, p. 164 ; James-Sarazin, 2003, p. 250-255, repr. p. 254 ; Perreau, 2004, p. 172-173, repr. p. 173, fig. 144.
[4] Elle se fera également peindre en 1714. Son époux, Arnaud de Labriffe, l’avait été depuis 1700.
[5] Roman, 1919, p. 164, 179, 183, 185, 188 ; James-Sarazin, 2003, p. 246-255, repr. p. 252 ; Perreau, 2004, p. 172-173, repr. p. 173, fig. 143 ; Perreau, 2005, p. 50, repr. p. 51.
[6] Roman, 1919, p. 175 (identification fautive), 179.
[7] Roman, 1919, p. 163.
[8] Huile sur toile ovale d’après Rigaud. H. 80,5 ; L. 60. Leningrad, musée de L’Hermitage Inv. 7498. Cf. Roman, 1919, p. 123
[9] Roman, 1919, p. 177.
[10] Roman, 1919, p. 163 (identification fautive).
[11] Roman, 1919, p. 175.
[12] Roman, 1919, p. 150.
[13] Roman, 1919, p. 169.
[14] Roman, 1919, p. 164.
[15] Le travail fait par Bailleul en 1712 semble concerner une copie « en grand » car il est rétribué 58 livres pour avoir « Habillé Me le May, toille de 4lt » (ce qui correspond à une toile de 4 pieds 6 pouces, soit 146 x 113 cm. Cf. James-Sarazin, BSHAF, 2009, p. 145). D’ailleurs, Benevault, en 1716, reçoit aussi 48 livres pour avoir : « habillé Mr le May en grand ».
[16] Roman, 1919, p. 293.
[17] Roman, 1919, p. 145.