Rigaud et l'exposition Lastic (suite)
15 déc. 2010Avant que l’exposition Lastic ne gagne le musée d’art Roger-Quillot de Clermont-Ferrand sous une forme allégée, il fallait donc poursuivre la visite senlisienne par le pan sans doute le plus spectaculaire de cette exposition, au musée de la chasse et de la Nature de Paris. Ce fut fait hier midi (pause déjeuner écourtée !). Temps idéal, lumière idéale, et nous étions seuls dans le musée (ou presque), les salles de l’exposition toutes à nous. Pas de bousculades ni de ruées vers les buffets, aucun « cheveux bleus » ni senteurs trop capiteuses de parfums vieillis… Un régal pour « entrer » à loisir dans les tableaux sans entendre des « kraaaaaaa », « mais », « s’il vous plaît », « pardon », « excusez moi », « pourriez-vous vous pousser ? »...
Et l’extase fut au rendez-vous ! Imaginez, cinq Rigaud réunis dans la même pièce, et parmi les plus vibrants ! Magnifiquement restaurés, ils sont admirablement mis en valeur par leurs concurrents, Largillierre, Mignard et autres Desportes au sein d’une scénographie en carton pâte (clin d’œil à l’appartement parisien de Lastic) mais qui sait se faire oublier… Une telle unité dans la qualité nous réconcilie avec certaines expositions rapidement montées où des croûtes les plus désolantes ont pu côtoyer les chefs-d’œuvre les plus importants du maître…
Ici, rien d’amateur. Jusque dans le catalogue, d’une extraordinaire finition, chapeauté, il est vrai, par Pierre Rosenberg qui réunit autour lui le meilleurs spécialistes de la question, lesquels s'appuient à longueur de notices sur une bibliographie éditée des plus pertinentes. C’est sûr, Georges de Lastic avait un goût infaillible pour le « beau » et aurait adoubé sans ambages l’initiative.
Preuve en est l’extraordinaire portrait de Gérard-Michel de La Jonchère (que nous avons évoqué dans notre précédent article) qui trône ici en majesté, étalant son rouge dominant aux yeux du public. Pas étonnant que Lastic l’ai choisi pour orner son bureau !
Même s’il n’y avait finalement que peu de surprises (les Largillierre ont été exposés par Brême au musée Jacquemart-André en 2003 et nous connaissions les Rigaud de Parentignat), c’est toujours un véritable régal de goûter à une telle concentration de pièces majeures. Mais qui a dit que le Portrait était un genre mineur ?
Or donc Rigaud. Il apparaît dès les premiers par dans la première salle, sur la droite, avec trois bustes en non des moindres : le sculpteur Antoine Coysevox, un « homme âgé » inédit (savant, artiste ?) et l’ancien duc de Villars fort justement réattribué comme étant un peintre (probable Blanchard selon Brême). Rien à redire… Ces trois regards toisent La Jonchère, disposé juste en face. Parviendront-ils à le mettre en pénitence ?
A droite du trésorier de l'extraordinaire des guerres, est accrochée la très fine étude pour le tableau des échevins, second exemplaire après celui d’Amiens, extraordinaire témoignage d’un Rigaud tout en pointillisme et en précision. Elle est l’un des « Deux petits Tableaux à huile, bordures dorées, Esquisses terminées de M. Rigaud, de Tableaux d’Echevins pour l’hôtel de ville » qui furent vendus, le 14 septembre 1761, dans la dispersion de l’atelier du filleul de Rigaud, Hyacinthe Collin de Vermont (n°31, p. 7). Auparavant, elles avaient été dans la collection de Rigaud dès 1703 (« Deux esquisses des eschevains » estimé 1500 livres) puis se retrouvèrent dans l’inventaire après décès du catalan sous le numéro 336 : « Item Deux petits tableaux Esquisses (faites par Rigaud) dans leurs bordures dorées numérotés l’un comme l’autre soixante dix neuf prisés la somme de douze livres, cy ». Sur la genèse de confection des deux esquisses nous renverrons au travail pionnier de Lastic lui-même (1) auquel nous devons notre résumé dans l’ouvrage que nous avons publié en 2004 (2).
Exposé au Salon de 1704, le portrait du sculpteur Coysevox, absent des livres de comptes de Rigaud, témoigne des liens qui existaient entre le peintre et l’oncle de Nicolas Coustou (1640-1720) et de Guillaume Coustou. Antoine Coysevox (1640-1720) était l’un des principaux sculpteurs de la cour de Louis XIV. Originaire de Lyon où sa famille se fixa en provenance d’Espagne (son nom se prononçait « Cozevo »), il commença ses travaux par les sculptures des jardins de Versailles. L’impressionnante quantité et qualité de ses portraits en marbre en font le spécialiste de ce type de bustes sous le règne de Louis XIV et pendant de Rigaud en sculpture. Coysevox fut nommé en 1702, avec une pension très confortable, directeur de l’Académie Royale. Coysevox tout autant que Rigaud, se targuer d’avoir été surnommé « le Van Dyck français » grâce à ses talents de fin psychologue. Il fut chargé, en 1706, d’exécuter un buste de la mère du peintre, Marie Serre (Paris, musée du Louvre). Le sculpteur était également bien présent dans l’Inventaire après décès de Rigaud : « 255 – (légué à l’académie) – Item le portrait de marbre blanc en buste de la feüe dame mère dud sieur Rigaud fait par de Coysevox avec la guaisne aussy de marbre numéroté trois, prisé la somme de huit cent livres, cy » (fol. 36) et « un grand bronze de la venus a la coquille, posé sur son pied a ornement de cuivre doré numeroté quatre, prisé la somme de cinquante livres » (n°425), statue faite d’après l’antique par Coysevox. Il semble également, d’après le catalogue de la vente Collin de Vermont, que le sculpteur fit un buste de Rigaud, mais peut-être jamais réalisé en marbre, dont le filleul du modèle possédait un plâtre, sur une gaine de menuiserie peinte en marbre : « Un autre pareil buste. Portrait de M. Rigaud par Coysevox », n°15 (chapitre des modèles et figures, p. 22). Quant au numéro 16 du même catalogue, il présentait le plâtre du « portrait de Madame Rigaud la mère par M. Coysevox ». En 1708, Jean Audran, autre artiste lyonnais, s’inspirera du catalan pour confectionner graver un « buste sans mains, pris dans un tableau de plus grande composition et accomodé par M. Rigaud pour être mis en estampe, d’une espèce de fenêtre ovale avec des outils de sculpture pour attributs. ». Le succès de cette représentation se retrouve dans une huile sur toile faite d’après le second état de la gravure d’Audran (3).
L’une des belles découvertes de cette exposition est le portrait d’homme âgé, spirituel au dernier degré, cheveux naturels au vent et chemise à peine esquissée ouverte au col, le tout enveloppé dans un ample drapé de velours sombre. On admirera l’extraordinaire transparence de la matière comme le haut degré de finition des carnations, avec ces touches de jaune et de blanc sur la lèvre supérieure.
Brême rapproche avec raison cet ovale du portrait dit d’un « savant » conservé au musée de Saint-Pétersbourg (4), lequel n’est pas sans rappeler le portrait du philosophe John Locke (1632-1704) peint en 1697 par Sir Godfrey Kneller également conservé au musée de l’Hermitage...
Enfin, « exit » le pauvre Jean-Octave de Villars ! L’examen attentif de la version auvergnate de l’étude de Toledo (5) a fait voler en éclat les anciennes attributions concernant l’identité du modèle. L’apparition d’un chevalet en arrière plan empêche désormais d’y voir l’effigie du marquis de Jean-Octave, marquis de Villars (né en 1658) anciennement proposée par le musée américain et encore moins de faire correspondre la confection de l’œuvre avec l’énigmatique mention des livres de comptes, rajoutée a posteriori par Hulst : « Mr le marquis de Villars, la tête seulement, le reste n’a point été achevé » (Roman, 1919, p. 176).
Trompé par le rajout, Roman avançait le nom d’Honoré-Armand de Villars (1702-1770), élu en 1734 à l’Académie Française, fils du duc Claude-Louis-Hector, modèle attesté de Rigaud en 1704. Mais Honoré aurait eu 13 ans en 1715, ce qui rendait depuis longtemps impossible la soutenance de cette thèse… Il s’agit bel et bien d’un peintre. Brême rejette également son ancienne attribution comme étant l’effigie du sculpteur Girardon, dont l’iconographie est bien connue. De plus, comme le souligne l’historien, l’absence des « naveus naso-genien » caractéristiques du visage de Girardon (autrement dit ses gros « poireaux », pardonnez l’expression) confirme ce rejet. Brême avance donc le possible portrait de Gabriel Blanchard (1630-1704), en se basant sur la confrontation d’avec le morceau de réception à l’académie d’Antoine Benoist (Versailles, musée national du château). Cette interprétation, si elle ne nous convainc pas totalement, rejoint en tous cas notre ancienne datation du tableau, soit aux alentours de 1690-1700, comme en témoigne le lourd drapé « habillant » un buste simplement esquissé et traité de la fameuse préparation rouge de Rigaud.
En résumé : on n'a qu'une envie, y retourner. Alors précipitez vous à Senlis et au musée de la Chasse à Paris. Cela vaut le détour. Un véritable feu d’artifice sensuel en attendant, dans un autre genre, l’invitation de Marie-Catherine -Sophie-Félicité Leszinska à la cour de Fontainebleau au printemps prochain...
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(1) (« Rigaud, Largillierre et le tableau du Prévôt et des échevins de la ville de Paris de 1689 » dans Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1975, p. 147-156.
(2) Hyacinthe Rigaud, le peintre des rois, 2004, p. 57-59.
(3) H. 32,8 ; L. 25,5. Vente Londres, Sotheby’s, 18 avril 2000, n° 332, repr. p. 129 du catalogue.
(4) Huile sur toile. H. 80 ; L. 65. Ancienne collection Myatlev, Petrograd, 1922.
(5) Huile sur toile. H. 47 ; L. 35,5. Toledo, museum of Art. Inv. n°1959-15 ; achat dans la galerie Wieldenstein, New-York.