Corsini visage

Hyacinthe Rigaud et atelier - Portrait de Néri Maria Corsini (détail) - v. 1710. Paris, Commerce d'Art © Piasa

 

À Florence, sur les bords de l’Arno, le Palazzo Corsini conserve toujours le très spirituel portrait de Néri Maria Corsini, peint par Rigaud en 1710 contre 400 livres[1]. Pour qui connaît la cité italienne, le palais étale sa longue façade classique en aval du Ponte Vecchio, sur le Lungarno Corsini. Austère de prime abord, les pots à feux, statues baroques et autres hauts décors annoncent qu'en ce lieu le choix fait est celui d'un théâtre d'ostentation. Répondant par son faste à la non moins célèbre Galerie Corsini de Rome, le palais attire moins le chaland que les Offices, tout prêts, ou que son Palazzo Pitti auquel le musée est relié par le fameux corridor...

 

Vue du Palais Corsini Pazzi

Pietro Antonio Pazzi d'après Giuseppe Zocchi - Vue du Palais Corsini - v. 1730. Commerce d'Art © d.r

 

Le portrait du futur cardinal Corsini est aujourd’hui remis sur le devant de la scène grâce à la vente par Piasa, le 7 décembre prochain à l’hôtel Drouot (lot. 59), du dessin correspondant à l’œuvre peinte. Publié pour la première fois par Dominique Brême[2], la feuille appartient à ces beaux morceaux dont l’aspect autographe ne peut être mis en doute. Seules quelques pointilleuses nuances peuvent être apportées à cette assertion.

 

Corsini dessin

Hyacinthe Rigaud et atelier - Portrait de Néri Maria Corsini - v. 1710. Paris, Commerce d'Art © Piasa

 

Anciennement dans la célèbre collection du Marquis de Chennevières, le dessin fut vendu à Paris, (Hôtel Drouot), les 5-6 mai 1898 (lot 160, cat. p. 62) avant de réapparaître dans celle du baron*** [Du Theil du Havelt], au même endroit, le 19 mars 1906 (lot 48, cat. p. 45). Il passa ensuite entre les mains de M. de Bourguignon de Fabregoules, de M. Charles-Joseph Barthélemi Giraud (1802-1881), du banquier Flury-Hérard (Lugt 1015, sa marque « 122 ») avant d’être proposé à la vente londonienne de Christie’s, le 2 juillet 1991 (lot 325, cat. p. 108-109). Le dessin réapparaissait enfin à New York, chez la même maison de vente, le 20 janvier 1997 (lot 133) et entra, selon Brême, dans la collection de Philippe Alez.

 

1710 - Neri Maria Corsini (Florence, Corsini)

Hyacinthe Rigaud et François Bailleul - Portrait de Néri Maria Corsini  - 1710. Florence, Palazzo Corsini © Stéphan Perreau

 

Fils de Filippo Corsini (1647-1706), Néri Maria (1685-1770) collectionna les missions diplomatiques pour la cour Florentine du duc Cosimo III de Médicis, ce qui lui donna de nombreuses occasions de voyager en Europe. Entre 1709 et 1721, il se rend ainsi à Paris, Londres, les Pays-Bas et Vienne. Il renouvelle ses visites à Paris où il se familiarise avec la politique et la culture. C’est à cette époque qu’il débute son activité de collectionneur en achetant livres, gravures et dessins. Il en profite donc pour se faire peindre par Rigaud, portraitiste le plus en vogue, mais selon un prototype déjà vu dans le portrait du comte de Jersey en 1690, de Michel III Larcher et, avec variantes, dans celui du cardinal de Rohan peint cette même année 1710.

 

Cardinal de Rohan (chateau de Josselin)

 

 

Atelier de Hyacinthe Rigaud - Portrait du cardinal de Rohan - v. 1710. Château de Josselin © Stéphan Perreau

 

Les livres de comptes nous indiquent d’ailleurs que la vêture de l'effigie de Corsini fut réalisée par le peintre et graveur François Bailleul, alors l'un des aides d’atelier de Rigaud, lequel reçut 4 livres et 10 sols en 1711[3]. Le style de ce portrait, s'il reprend l'attitude assez hiératique inventée pour Lord Jersey, sembre cependant s'en émanciper par une certaine liberté de ton dans le traitement des étoffes et des cheveux, à l'instar de l'effigie contemporaine de Jean-Baptiste de Magnianis, peinte un an plus tôt.

 

En 1728, Corsini s’établit définitivement à Rome, où il assiste son oncle, le cardinal Lorenzo Corsini (1652-1740), dans la vie politique et culturelle de la ville. On sait que le portrait de Rigaud était déjà présent dans la capitale italienne, dès 1717[4]. Neri Maria est fait cardinal lui-même lorsque son oncle est nommé pape en 1730. Ce nouveau titre sera d’ailleurs rajouté aux livres de comptes par Hendrick van Hulst : « Depuis cardinal, neveu du pape ». Les responsabilités de Corsini s’accroissent en prestige, à l’instar de celles de secrétaire d’état et de chargé de la plupart des affaires sous le pontificat de Clément XII. En tant que collectionneur, Corsini a accumulé une grande quantité d’estampes et de dessins, avec l’aide de Giovanni Gaetano Bottari. La correspondance entre ce dernier et Mariette est d’ailleurs restée célèbre, notamment en ce qui concerne, déjà, la difficulté à acquérir les œuvres gravées de Rigaud : « Je vous préviens que la majeure partie d’en vend très cher. La dernière collection de Rigaud, que l’on ait vendue, a fait 80 livres, et il vous en aurait manqué les essentielles »[5].

 

Dominique Brême avait soulevé, dès 2000, les difficiles questions d’attribution des dessins de Rigaud. Si la plupart de ses attributions font foi[6], force est de constater que, depuis son travail pionnier, aucun chercheur n’a réellement éclairé la question de faits nouveaux. Seules certaines feuilles ont été allègrement données au maître , mais sans véritablement convaincre autrement que par la présence de « hachures » que l'on dit symptomatiques de l'art de Rigaud...

 

Corsini main

Hyacinthe Rigaud et atelier - Portrait de Néri Maria Corsini (détail) - v. 1710. Paris, Commerce d'Art © Piasa

 

Le dessin figurant Corsini échappe cependant au doute. En effet, on sait par Hulst[7] et par la lettre de l’estampe réalisée entre 1730 et 1760 par Pietro Antonio Pazzi[8], que le graveur s’inspira d’un dessin réalisé par l’un de ses confrères, Giovanni Domenico Campiglia (1692-1775).

 

1710 - Neri Maria Corsini (gr. Campiglia)

Pietro Antonio Pazzi d'après Hyacinthe Rigaud - Portrait de Néri Maria Corsini - v. 1730. France, collection privée © d.r.

 

Elève de Tomaso Redi et de Lorenzo del Moro, Campiglia travailla presque exclusivement à Rome mais surtout à Florence. Vers 1760, il grava pour le Museum Florentium les portraits des plus éminents peintres, architectes, sculpteurs et mécènes florentins mais fut également l’auteur de ses propres toiles. Compte tenu de la qualité du dessin de Piasa et la relative faiblesse schématique de l’estampe de Piazzi, nous pensons que la feuille fut bien réalisée par Rigaud ou son atelier (et retouchée par lui). Le moelleux des drapés, la finesse des rehauts et la grande attention portée aux textures des velours plaide en cette faveur. L’envol des boucles de la perruque, vigoureux dans le dessin, retombe à plat dans la gravure, preuve que Pazzi dut s’inspirer du dessin sans doute moins élaboré de Campiglia. Si les traits du visage peuvent paraître un peu schématique, c’est qu’ils laissent la part belle au velouté de la joue et des carnations. Des traces de mise au carreau, nettement visibles, pourraient faire penser que le dessin a été réalisé à Paris, avec comme support la toile peinte ou, qu’ils furent préparés par l’atelier de Rigaud pour aider Campiglia et Pazzi dans leurs œuvres respectives.

 

Campiglia était suffisamment familier de l’art du catalan pour que son métier fût reconnu. On citera pour exemple la transcription à l’eau-forte[9] par Pazzi de l’autoportrait de Rigaud « à la palette » (1716), offert par le catalan au duc Cosimo III de Médicis pour son Corridore Vasari florentin[10].

 

RIGAUD autoportrait à la palette (Florence Gli Uffizi)

Hyacinthe Rigaud - Autoportrait à la palette - 1716 - Florence, Galerie des Offices © d.r.

 

Là aussi, Campiglia en fit le dessin qui donna une estampe fort modeste.

 

Rigaud autoportrait Pazzi

Pietro Antonio Pazzi d'après Hyacinthe Rigaud - Portrait de Huacinthe Rigaud - v. 1730. France, collection privée © d.r.

 

[1] Huile sur toile, 140 x 185 cm. Paiement inscrit aux livres de comptes en 1710 pour 400 livres (« Mr le marquis Corsiny, envoyé de Florence. Habillement répété. Depuis cardinal, neveu du pape. »). Roman, 1919, p. 152 ; Perreau, 2004 (2012), p. 76, repr. p. 77, fig. 59. Repris par D. Sanguinetti, 2001, p. 42, repr. fig. 30, p. 43.

[2] Pierre noire, estompe, rehauts de craie blanche, sur papier bleu (jauni). H. 36,6 ; 27,8 cm. D. Brême, « Hyacinthe Rigaud dessinateur », Dossier de l’art, Faton, 2000, p. 46-47, 68, repr. p. 46.

[3] Roman, op. cit., p. 155 : « Ebauché Mr Corsiny, toile de 50s, un jour et demi ».

[4] Rome, Bibliotheca Corsinia, 86, n°35, lettre du 3 décembre 1717. Cité par S. Bandera, « Le relazioni artistiche tra Firenze e la Francia nel Settecento. Documenti e considerazioni ai margini di una mostra (II) », Antichita viva, vol. 17, p. 34.

[5] Lettre du 4 août 1758 citée dans G. Bottari [S. Ticozzi], Raccolte di lettere sulla pittura e architectura…, vol. III, Milan, 1822, p. 543.

[6] Nous avons cependant récemment rejeté celle d’un dessin sensé représenter le médecin Claude Dehayes Gendron (Brême, 2000, p. 48), qui ne fait en réalité que copier assez maladroitement la posture d’un dessin par ailleurs autographe et conservé au musée Condé de Chantilly (Stéphan Perreau, « Un portrait de Claude Deshaies-Gendron au musée de Chantilly », Bulletin des Amis du musée Condé, n°68. Octobre 2011, p. 50-55).

[7] Hulst/3, p. 189.

[8] Estampe avec la lettre suivante : « Nerius Marchio Corsinius / Italus / Hyacinthus Rigaud pinxit, 1710 - Ioa. Dom. Campiglia delin. - P. Anton Pazzi sculp. » H. 36 x 24,3 cm.

[9] 18,2 x 27,5 cm.

[10] Huile sur toile. 80 x 64 cm. Florence, Gallerie des Offices. Inv. 1857 - A759. Inscription au dos de la toile : « Fait par Hyacinthe Rigaud à Paris, 1716. Le Comte Bardi ». Absent des livres de comptes ; une première version fut peinte en 1706 pour la galerie de portraits du duc Comes III de Médicis. Le bâteau qui la transportait à Florence fit naufrage et Rigaud refit son autoportrait à l’identique en 1716. Perreau, 2004 (2012), p. 144-146, repr. p. 145, fig. 113.

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