Portrait de Monsieur le marquis de Torcy pour servir à l'histoire de Rigaud
10 nov. 2012Suiveur d’Hyacinthe Rigaud – portrait de Jean-Baptiste Colbert de Torcy. Collection particulière © cabinet Turquin
Il est de ces grands personnages de l’histoire qu’on ne présente plus, même si Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy (1665-1746), n’a finalement pas autant imprimé la mémoire collective que ne le fit son illustre oncle. Et pourtant, il fut l’un des plus éminents hommes politiques de la fin du règne de Louis XIV, de la Régence et du début du règne de Louis XV. Des trois portraits qu’il commanda à Rigaud, le public ne pouvait en deviner que l’une des retranscriptions, grâce la belle gravure réalisée en 1711 par Michel Dossier. Mais encore fallait-il la replacer dans cet ensemble. Ce 10 novembre justement, l’hôtel des ventes de La Flèche a proposé une copie moderne du premier portrait[1], conservée jusqu’ici dans une branche de la famille en Mayenne, et prétexte pour nous d’évoquer les liens entre les Colbert et Rigaud.
Marquis de Torcy et de Sablé, de Bois-Dauphin et de Pressigné, comte de La-Barre en Bierné, baron de Pincé, Jean-Baptiste Colbert était fils de Charles Colbert de Croissy (1629-1696) et de Françoise Marguerite-Françoise Béraud (1642-1719). Illustre par sa famille, il devint rapidement l’un des plus éminents membres du gouvernement, influent à bien des égards, craint et surtout recherché, rapidement transformé hors des frontières du royaume en l’un des bras négociateurs de Louis XIV, ne quittant Versailles que pour mieux y revenir avec éclat.
Michel Dossier d’Hyacinthe Rigaud – portrait de Jean-Baptiste Colbert de Torcy - 1711. Collection particulière © Stéphan Perreau
Colbert fut, comme toute sa famille, un client assidu de l’atelier d’Hyacinthe Rigaud, le sollicitant à trois reprises. Dès 1691, son père l’y avait précédé pour un vaste portrait le montant assis dans un large fauteuil, une main posée sur l’un de ses accotoirs (France, collection particulière)[2]. L’année précédente encore, le Catalan avait eu à peindre en buste les cousins de Torcy, Marie-Thérèse Colbert, comtesse de Médavy (1669-1737)[3] et Jean-Jules-Armand Colbert, marquis de Blainville (1664-1704)[4].
En 1697, lorsqu’il commande à son tour son premier portrait ostentatoire payé 400 livres[5], Torcy venait d’hériter de la charge de secrétaire d’Etat laissée vacante par la mort de son père, le 28 juillet 1696. Ce portrait se voulait peut-être commémoratif de l’évènement. Mais, un autre prétexte au tableau pouvait également être la signature, par Louis XIV à Trianon le 2 août 1696, du contrat de mariage de Torcy avec Catherine-Félicité (1678-1755), fille du ministre Simon Arnaud (1618-1699), marquis de Pomponne.
C’est en tout cas, et probablement cette effigie, que la version de La Flèche illustre aujourd’hui, montrant un visage encore jeune quoique idéalisé par le copiste. Le modèle est représenté debout, jusqu’aux genoux, devant une table où trône bien en vue une lettre « au roy » et sur laquelle il pose une main. Il tient dans l’autre l’un de ses gants et, sous le bras, son chapeau tricorne complétant une élégante tenue de cour. Témoignent également de cette composition deux dessins, plus ou moins esquissés, dont l’un, mis au carreau et plus schématique que l’autre, fut publié en 2000 par Dominique Brême[6].
Suiveur d’Hyacinthe Rigaud – portraits de Jean-Baptiste Colbert de Torcy - v. 1697. À gauche : Paris, collection Ratton-Ladrière © d.r. / À droite : Yale, University art Galerie © d.r.
Le 8 décembre 1697, Torcy succéda également à son père dans la charge de grand trésorier de l’ordre du Saint-Esprit dont il porte le cordon. Il en deviendra ensuite chancelier, le 16 janvier 1701 (par la mort de Barbesieux), ce que commémorera un grand portrait par Tournières, le montrant revêtu du grand manteau de l’ordre et rendant hommage à son père (dont on voit reproduit en ovale le visage d’après Rigaud)[7].
Robert Le Vrac Tournières – portrait de Jean-Baptiste Colbert de Torcy (1701). Versailles, musée national du château © Stéphan Perreau
Profitant donc du premier passage de Torcy chez le Catalan, la mère de notre modèle, Marguerite-Françoise Béraud, voulut également son portrait où on la voit assise dans un paysage, servie par un jeune maure qui lui présente des fleurs. Deux de ses autres enfants, Louis-François-Henri Colbert, chevalier de Croissy (1677-1747)[8] et l’évêque de Montpellier, Charles-Joachim Colbert de Croissy (1667-1738), firent de même[9]. Tous ces portraits, conservés encore aujourd’hui dans la descendance des Colbert, forment un triptyque tout à fait saisissant.
Parcourant inlassablement l’Europe, habile négociateur avec son beau-père Pomponne du traité de Ryswick, Torcy lui succéda en 1699 comme surintendant des postes avant de devenir ministre d’Etat l’année suivante. Ce fut alors l’occasion de commander une nouvelle effigie, toujours contre 400 livres[10], où on le voit assis à une table, tenant encore une lettre au roi, dans un décorum digne de son ministère. En 1700 d’ailleurs, l’aide aixois Charles Viennot, réalisera un dessin tout à fait léché, d’une infinie précision, notamment dans ses rehauts de blanc.
À gauche : Hyacinthe Rigaud – portrait de Jean-Baptiste Colbert de Torcy - 1699. Collection particulière © Stéphan Perreau / À droite : Charles Viennot - portrait de Jean-Baptiste Colbert de Torcy - 1700 (détail). Madrid, bibliothèque Nationale © Madrid, BN
En ce tout début de siècle, nombreuses furent alors les copies de ce second portrait, parfois en buste, livrées à plusieurs commanditaires de l’entourage du modèle. Il est vrai que bientôt membre du conseil de Régence, négociateur habile du traité d’Utrecht et de Rastatt (en 1714-1715), Torcy avait gagné en importance en faisant notamment appliquer le testament du roi Charles II d’Espagne qui offrait la couronne espagnole au petit-fils de Louis XIV, le duc d’Anjou, futur Philippe V.
Peu enclin aux cabales de cour, doté d’un grand discernement, d’une plume habile et d’une grande probité, le personnage inspira de la méfiance au duc de Saint-Simon qui tenta dans un premier temps de convaincre le Régent de ne point le favoriser. Avec le temps, pourtant, le célèbre littérateur connu pour ces portraits cinglants, fit volte face et se noua avec Torcy d’une profonde amitié, ne tarissant pas d’éloges lorsqu’il fit son portrait en narrant avec délectation ses « faits d’arme » politiques.
« Son caractère plein de douceur et de bonté, tel que l’annonçoit sa physionomie, étoit en même-tems ferme et courageux ; dans les grandes affaires qu’il a eu à traiter pendant sa vie » nous avouera le duc, ne trouvant finalement pas de mots assez vrais pour décrire un homme qu’il admirait sans trop l’avouer.
Suiveur d’Hyacinthe Rigaud – portrait de Jean-Baptiste Colbert de Torcy (détail). Collection particulière © cabinet Turquin
Les talents de Torcy le firent nommer, en 1710, comme ambassadeur de France en Espagne, événement qui motiva le modèle à solliciter une énième fois Rigaud mais pour un portrait en buste à 150 livres (non localisé), vêtu d’une cuirasse réalisée par Claude Bailleul[11].
Mais il est vrai que la fortune de Torcy lui permettait pareille dépense, ainsi que se plut à le rappeler en 1715 l’infatigable Saint Simon :
« Pour se l’acquérir entièrement, M. le duc d’Orléans le combla de caresses, de confiance et de choses. Il avait six cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d’État ; il en eut cent cinquante mille de plus et tout payé en en donnant sa démission. Sa pension de vingt mille livres de ministre d'État lui fut conservée, et il en eut encore une autre de soixante mille livres sur les postes, dont il conserva la direction, l’autorité et la confiance. »
[1] Huile sur toile, 135 x 114 cm. Coll. part. (Vente hôtel des ventes de La Flèche, Cyril Duval enchères, 10 novembre 2012, lot. 155)
[2] Roman, 1919, p. 26 : « Monsr Colbert de Croisy ministre d’état [Croissy] » pour 376 livres. L’effigie fut gravée partiellement, en buste, par Gérard Edelinck en 1691 puis par Michel Dossier.
[3] Roman, 1919, p. 23 : « Made la Comtesse de medavy » pour 115 livres.
[4] Roman, 1919, p. 23 : « Monsr le marquis de Blainville » pour 115 livres.
[5] Roman, 1919, p. 58 : « Mr. de Torcy secrétaire d’état, habillt original ».
[6] Pierre noire, rehauts de craie blanche, mis au carreau. H. 27,1 ; L. 20,9. Paris, collection Charles Ratton et Guy Ladrière. Voir Brême, 2000, cat. n°33, repr. p. 36. L’autre est conservé à Yale, University art Galerie. Inv. 1937. 328.
[7] Huile sur toile, 115 x 39 cm. Versailles, musée national du château. MV7915. Voir Brême, 1997, cat. n°34, p. 189, repr. p. 148.
[8] Il était déjà passé chez Rigaud en 1693 (Roman, 1919, p. 33 : « Monsr le chevalier de Croissy » pour 367# 10 sols). On conserve un dessin correspondant fait par Charles Viennot en 1700 (Paris, musée du Louvre. Inv. 32725).
[9] Roman, 1919, p. 57 : « Monsr l’évesque de Montpellier, et le Chevalier son frère et Made de Croisy, sa mère. Le fonds du deux ziesme de M. Parrocel » » pour 400 livres chacun.
[10] Roman, 1919, p. 72 : « Mr de Torcy, secrétaire d’Etat » pour 400 livres.
[11] Roman, 1919, p. 150 (« Mr de Torcy envoyé en Espagne » 150#) & p. 156 (« habillé M. de Torcy en cuirasse »).