Le retour du Rigaud de la vente Fraysse
30 sept. 2011Hyacinthe Rigaud - Portrait d'homme âgé (détail) - 1736 © d.r.
Invendu lors d’une précédente session à l’hôtel Drouot, le 8 juin dernier (lot. 7), le beau portrait d'un homme âgé de la maison Fraysse est reproposé (toujours salle 4), le 5 octobre prochain (lot. 11), cette fois avec une estimation basse à 4000 € (il a fait finalement 8200 €). Une intéressante notice est également ajoutée au nouveau catalogue, preuve que l'œuvre a suscité l’intérêt. Nous avions déjà souligné en avant première dans notre article du 24 mai dernier, la qualité de ce tableau malgré un rentoilage un peu sec [1].
Œuvre tardive de l’artiste (Rigaud avait 77 ans et il ne lui restait plus que huit ans à vivre), ce portrait est particulièrement séduisant, même si, dans le jargon des commissaires priseurs, le modèle « n’a pas une tête facile ». Mais c’est justement là où réside son charme… Il est vrai que ce vieillard, aux yeux très expressifs illuminant une face aux traits assez fatigués, porte encore haut.
Habillé d’une ample perruque, le visage interpelle le spectateur, comme fixé en un moment décisif de la création. Le travail psychologique de Rigaud prend ici tout son sens, alliant science de la ressemblance, réalisme des tissus, légèreté de la matière (la préparation rouge transparaissant dans le bas de la perruque) et vérité des matières. Si l'artiste use désormais de teintes plus masculines encore, tirant sur le violet et le bleu électrique, c'est aussi pour mieux faire ressortir le brocard d'or de la veste, que l'on apperçoit à peine.
Hyacinthe Rigaud - Portrait d'homme âgé - 1736 © d.r.
Un tour d’horizon des activités de Rigaud en 1736, montre un homme fatigué qui semble seul dans son atelier. Depuis le 5 février 1735, il s’était lassé de ses fonctions à l’Académie Royale de Peinture et de sculpture. S’il avait alors démissionné de ses postes de Directeur et de Recteur, « aïant pris ce parti après en avoir pesé très mûrement les circonstances, [...] avec d’autant plus de fermeté que c’est de sa part sans retour », il devait néanmoins aller présenter, le 6 octobre 1736, les hommages annuels de l’Institution à son protecteur, le duc d’Antin. Ce dernier mourut avant, le 2 octobre, et le peintre s’enfonça plus encore dans son travail solitaire (il n’employait plus d’aide connu depuis environ 1726 [2]). Il semble pourtant avoir conservé son poste de Recteur car, le 27 octobre 1737, il demandait à l’Académie de le dispenser de son quartier d’Octobre, « ses occupations ne luy en permettant pas l’exercice ».
Comme le rapporte à son tour Louis-Abel Bonafons de Fontenai, dans son Dictionnaires des artistes [3], le peintre était encore très occupé, affairé aux quelques clients qui le pressaient. Il offrit ainsi à sa ville natale, Perpignan, « un grand portrait du Roi [Louis XV] dans une riche bordure, qui est placé à l'hôtel-de-ville » [4] (perdu) en reconnaissance d’avoir été élu « noble citoyen de Perpignan » vingt six ans plus tôt ; titre qui lui permit aussi de prétendre à la croix de l’ordre de Saint Michel (1727).
Hyacinthe Rigaud - Portrait de Louis XV en costume royal - 1727/1730 - Versailles, musée national du château © Stéphan Perreau
Les archives communales de Perpignan conservent des traces de cette commande, notamment grâce à une lettre écrite par Rigaud le 24 août 1735, annonçant aux consuls de la ville l’envoi du portrait du Roi « parce que la source des honneurs que j’ay reçus en ma vie a commencé par vos bienfaits » [5].
C'est aussi en 1736 que Rigaud supervise la transposition à la gravure de certaines de ses œuvres. Si Etienne Jehandier Desrochers, n’eut pas besoin de l’avis du maître pour intégrer à sa fameuse « suite », la figure peinte en 1704 de François Le Chambrier (1663-1730), maire de Neuchâtel et conseiller d’Etat du royaume de Prusse (il l’affubla d’un costume de magistrat), Bernard Lépicié, rendit, quant à lui, un double hommage. Il entreprit en effet, de copier la gravure faire par Pierre-Imbert Drevet en 1730 du splendide portrait du premier peintre Louis de Boullongne, en ajoutant à son estampe « un encadrement d’architecture, rideau, cartouche pour les armes et l’inscription » avant de la présenter, le 31 décembre 1740, pour sa réception à l’Académie. L’un des chefs-d’œuvre de Claude Drevet, artiste régulier de Rigaud (dont il racheta d’ailleurs quelques œuvres à la vente en 1761, de la collection du filleul de celui-ci, Hyacinthe Collin de Vermont, preuve de son attachement), le portrait de Vintimille, archevêque de Paris, est également réalisé en 1736…
1736 est donc l'époque des portraits des financiers à l'instar de celui du fermier général Laurent Mazade (1732) [6], de celui de l’introducteur des ambassadeurs, Eugène Chaspoux, marquis de Verneuil (1733) [7], ou des fermiers généraux Charles-Claude Ande Dupleix de Bacquencourt (découvert par Xavier Salmon dans son ouvrage sur Nattier) ou Jean-François de La Porte, seigneur de Meslay (1733) dont nous avions publié sur Wikipedia le portrait inédit [8]. Ainsi, la cravate de ce dernier, avec sa dentelle d'alençon et ses pompons frangés caractéristiques, est identique au portrait de l'homme âgé.
Hyacinthe Rigaud - Portrait de Jean-François de La Porte - 1733 - Mairie de Meslay (41) © Stéphan Perreau
Mais ici, le peintre semble revenir à ses premières postures et déroger aux attitudes précédentes. En effet, on ne peut ignorer que ce visage de face, cette perruque haute retombant en majorité sur l’épaule droite et ce buste en torsion vers la gauche de la composition sont des éléments déjà vus quarante ans plus tôt. On pense ainsi au portrait de Pierre Mignard, réalisé en 1690 (Versailles, musée national du château[9]) et dont le fauteuil, les mains, le porte-mine et le carton à dessin de l’original auraient disparu, à l’exemple de la gravure qu’en tira Etienne Ficquet[10].
Etienne Ficquet d'après Hyacinthe Rigaud - Portrait de Pierre Mignard - 1736 - Collection privée © Stéphan Perreau
Plus probante encore est la comparaison d’avec l’effigie de Ferdinand Bonaventura, Comte von Harrach (1636-1706), ambassadeur impérial à Madrid alors en visite à Paris en 1698[11].
Hyacinthe Rigaud - Portrait du comte Harrach - 1698 - Collection particulière © Christie's images
Cette position frontale du modèle n’était donc pas nouvelle et répondait à un classique du genre. Nombreux furent les portraitistes qui l’adoptèrent. L’un d’eux réussit néanmoins à approcher la perfection d'un maître dont la main s’attacha à conduire son pinceau : Jean Ranc (1674-1735). Ainsi, les pupilles humidifiées par l’âge de l’inconnu de Fraysse, sonnent-elles comme un écho de celles de Nicolas von Plattenberg, dit « Platte-Montagne » (1631-1706)[12], peintes en 1703 par le neveu de Rigaud.
Jean Ranc - Portrait de Nicolas van Plattenberg - 1703 - Versailles, musée national du château © Stéphan Perreau
Cet éclatant morceau de réception à l’Académie d’un artiste que l’on s’apprête à célébrer enfin, suffira sans doute à faire taire les récentes allusions à son prétendu coloris trop clair, voir dissonant, ses velours au dessin un peu raide et brossés sommairement ou encore à ses satins à l’éclat forcé…
[1] Le tableau sera inclut à la réédition de note monographie, prévue en début d'année prochaine.
[2] L’un des derniers et plus fidèles était le bellifontain Charles Sevin de La Penaye, mort en 1740.
[3] Volume II, p. 452.
[4] La copie est mentionnée dans les livres de comptes en 1735 (« Une du Roy en pied pour Perpignan ») sans prix (Roman, p. 213). L’original avait été payé à Rigaud 15000 livres en 1729 et est actuellement conservé à Versailles. Huile sur toile. H. 271 ; L. 174 cm. Versailles, musée national du château. Inv. 7502, MV3750, MR 2395. Pour l’original voir notamment Roman, 1919, p. 205 ; Engerand, 1900, K 141, n°7 ; Colomer, 1973, p. 25-26 ; Constans, 1995, p. 755, n°4262 ; Cat. Nantes-Toulouse, 1997-1998, p. 245 ; Brême, 2000, p. 52, repr. ; Perreau, 2004 (2012), p. 108, 109, repr. p. 107, fig. 78.
[5] Perpignan : Inventaire sommaire des archives communales antérieures à 1790, 18.., p. 25. Réponse des consuls de Perpignan du 19 octobre suivant, remerciant Rigaud de l’envoi du portrait du Roi, « que nous chérissons comme un prince plein de justice et de bonté », et exprimant le souhait d'avoir « de tous les temps des citoyens aussi distingués que vous êtes, par votre talent et surtout par votre vertu ».
[6] Huile sur toile. H. 81 ; L. 66 cm. Vente Cheverny, Rouillac, 6 juin 1999, lot 19. Collection particulière. Payé 600 livres car considéré comme « entièrement original ». Voir Roman, 1919, p. 208 ; Stéphan Perreau, Hyacinthe Rigaud, le peintre des rois, 2004 (2012), p. 179, repr. fig. 152.
[7] Huile sur toile. H. 81 ; L. 65 cm. Etats-Unis, collection particulière. Payé 600 livres car considéré comme « entièrement original ». Roman, 1919, p. 209 ; Stéphan Perreau, « Rigaud particulier », L’Estampille-L’objet d’art, n°451, novembre 2009, p. 66, ill.
[8] Huile sur toile. H. 81,5 ; L. 65,5 cm. Salle du conseil municipal de la mairie de Meslay (Loir-et-Cher). Roman, 1919, p. 209, 210 ; courrier à la mairie de Meslay du 8 juin 2004 ; réponse de la mairie 19 juin 2004 ; visite à la mairie du 9 août 2004 ; Stéphan Perreau, Jean-François de La Porte, Nouvelle page Wikipedia (29 octobre 2008).
[9] Versailles, musée national du château. Inv. 7509. Voir Constans, 1995, II, p. 754, n°4257 ; Bajou, 1998, p. 260, repr. p. 261 ; Hardouin, 2000, p. 166, repr. fig. 36a ; Perreau, 2004 (2012), p. 18, 36-37, repr. p. 39, fig. 22.
[10] Roux, Inventaire du Fonds Français, graveurs du XVIIIe siècle, tome 9, n°31, p. 134.
[11] Huile sur toile ovale. H. 91,7 ; L. 73 cm. Collection particulière. Paiement inscrit aux livres de comptes en 1698 pour 140 livres (« Monsr le comte d’Aracth, de Harrach »). Voir Roman, 1919, p. 66.
[12] Huile sur toile. H. 130 ; L. 98 cm. Versailles, musée National du château. Inv 7358. Voir C. Constans, 1995, II, cat. 4137, p. 733 ; Antoine Schnapper, Le portrait à l’Académie au temps de Louis XIV, XVIIe s, janv.-mars 1983, n° 138, planche II, p. 116-117 ; cat exp. « Les peintres su roi. 1648-1793 ». Tours-Toulouse, 2000, Paris, RMN, 2000, p. 245, R. 161, ill ; Stéphan Perreau, « Le Paris de Jean Ranc », L’estampille l’objet d’art, fig. 7 (à paraître).