La fausse « Madame Aupoys » finalement « estampillée » Rigaud
07 juil. 2011Comme nous l’avait indiqué une Galerie parisienne[1], revoici la femme ex-verte des ventes Libert de 2010 (devenue orange depuis)[2], aujourd’hui proposée au très cossu marché monégasque par la maison Kohn, le 27 juillet prochain (lot. 69). Malgré une mine un peu figée, il faut l’avouer, l’on gage que son format ostentatoire couplé à l’excellente restauration, permettront à ce portrait de « femme inconnue » de peut-être séduire…
Contacté par l'antiquaire il y a quelques mois pour nous prononcer au sujet de l’œuvre, nous avons pu revoir le portrait in situ, débarrassé de son ancienne teinte. Cependant, ce nouvel examen ne nous a pas convaincu que l’œuvre aurait pu être autre chose qu’une production de l’atelier, issue d’un prototype perdu ou encore d'une collaboration. Car au delà d’un simple argumentaire rigoureux, la qualité des œuvres de l’artiste dans la période que l’on nous propose aujourd’hui cadre mal avec celle de cette « inconnue ». La référence faite par la notice du catalogue, entre autre au portrait de la marquise de Louville (proposé à Londres chez Christie’s il y a quelques jours et dont avions fait la recension après l'avoir publiée en 2004), en est un argument d’autant plus flagrant. On pourra ainsi rajouter celui, tout aussi virtuose, de la comtesse de Selles (1712) à qui elle emprunte le port de tête et la courbe ondulante du corps... ou les traits sensibles de la marquise d’Avaugour (1715)[3].
Hyacinthe Rigaud, portrait de duchesse d'Orléans, princesse Palatine du Rhin – 1713. Berlin, Kunst Historisches museum © Sotheby's images
À l'image de sa dense analyse, le catalogue de la vente nous évoque avec pertinence, l’existence de différents éléments du vocabulaire « rigaldien », notamment ces fameux bras de fauteuil « Régence » très prisés des ministres de Louis XV et dont on connaît mains exemples. Parmi eux, l’effigie de Michel-Robert Le Pelletier des Forts (1675-1740), comte de Saint-Fargeau, anciennement dite marquis de Grobois et que nous avons ré-identifiée[4], montre un semblable siège. Mais plus encore trouvera-t-on dans le portrait du financier Pâris, conservé à Londres, une parenté stylistique évidente avec notre « femme orange ». La disposition du fauteuil est en effet la même et les décors du dossier très similaires. La position du corps dans l'assise du meuble et l'écartement des jambes est également identique.
Même si Rigaud reprenait à plusieurs années d’intervalle des postures identiques, il semble que l'attitude de la femme orange doive être datée de ces années 170-1725. D'ailleurs, la notice du catalogue évoque également la torsion un peu baroque des mains, si caractéristique des années 1720-1730 chez Rigaud. S’ils tendront néanmoins à la sobriété quelques années plus tard, à l’instar d’une petite étude de main, préparatoire à l'élaboration d'une estampe figurant Madame de Caylus[5], ici, leur position pourra paraître totalement artificielle voire même disgracieuse.
Cependant, notre portrait a été mis en rapport avec un dessin rehaussé d’or de l’Albertina de Vienne, présumé représenter la comtesse de Platen « habillé à l’allemande »[6].
Anonyme d'après Hyacinthe Rigaud : portrait d'une femme inconnue - v. 1730-1735 Vienne, graphische Sammlung Albertina ©Vienne, graphische Sammlung Albertina
S'il le dessin représente Madame de Platen, le portrait résulta, comme souvent chez Rigaud d’une anecdote (ici en manière d’affaire d’état), rapportée précisément en 1723 par l’infatigable Saint-Simon. Le couple formé par Louis Phélypeaux (1672-1725), marquis de La Vrillière et Françoise de Mailly (1688-1742) se trouva fort désireux d’ascension sociale. La nouvelle marquise, dont l’époux avait rempli des fonctions de secrétaire d’État durant la Régence, n’arrivait pas à se persuader qu’elle garderait jusqu’à la fin de sa vie le simple nom de « Madame de La Vrillière ». Les époux s’étaient donc mis en tête d’obtenir le titre de duc et pair par l’intercession du cardinal Dubois à qui le duc d’Orléans ne pouvait rien refuser. Il se trouva que la mère de Mme de La Vrillière, « qui était Saint-Hermine et de Saintonge » avait gardé nombre de parentés calvinistes retirés dans les États de la maison de Brunswick. « Rien n’était plus dans les esprits d’alors que de préserver une alliance entre la France et l’Angleterre et d’éviter une hypothétique guerre » renchérit le littérateur.
À l’instar de l’historique du portrait du Suisse Sir Luke (Lucas) Schaub de Bâle (1690-1758)[7] le couple La Vrillière avait tissé d’étroits liens avec cet envoyé d’Angleterre et imaginèrent donc de l’instrumentaliser afin d’arranger le mariage de leur fils avec la fille de l’ancienne maîtresse de l’électeur de Brunswick-Lünebourg (Hanovre), Georg Ludwig 1er (1660-1727), désormais roi d’Angleterre depuis 1714 sous le nom de Georges 1er.
Schaub, qui tournait amoureusement autour de Mme de La Vrillière, encore fort jolie, ne put rien lui refuser et déploya tout son talent de persuasion auprès du cardinal Dubois et du duc d’Orléans à fin de validation de cette union espérée. Il assura à cette occasion que le roi d’Angleterre ne pensait plus qu’au projet et que, dans le cas d’un refus, une guerre serait à redouter.
La modèle, belle et bien faite mais sans aucun bien « comme toutes les Allemandes », était la fille du comte Ernst-August von Platen-Hallermund (1674-1726), « souverain Seigneur et libre Baron de Hallermemden, premier Ministre et Grand-Chambellan héréditaire du Roi de la Grande-Bretagne en Hanovre » et de Sophia-Caroline Eva Antoinette von Offeln (1669-1729). Par cette alliance prestigieuse, le couple La Vrillière pouvait donc prétendre au titre de duc et pair. Saint-Simon, que la chose irritait au plus au point, tout éprit qu’il était des convenances et de l’importance représentée par les titres de noblesse suprêmes, semble avoir été persuadé que le mariage échouerai. Pourtant, le 10 mai 1724, Amalie-Ernestine épousera bel et bien Louis Phélypeaux de la Vrillière (1705-1777), comte de Saint-Florentin que Rigaud peindra d’ailleurs l’année suivante[8]. Notons que la « récompense » espérée par les parents du marié ne fut par suivie d’effets, en partie à cause du décès de Dubois en 1723. Ce n’est qu’en 1770 que leur fils obtiendra pour lui-même cette distinction. Lucas Schaub, qui avait déjà déboursé 500 livres pour son propre portrait en 1721 puis 300 livres pour une copie de l’effigie du cardinal Dubois deux ans plus tard, poursuit donc ici son travail de courtisant en devenant le commanditaire du portrait de la jeune comtesse de Platen. Les 1000 livres qu’il concède au peintre, preuve de l’originalité de la pose, sont le témoin de son zèle. Sans doute offrit-il ensuite l’œuvre au couple La Vrillière ou à sa modèle en guise de cadeau de noces.
Ce rapprochement, finalement, pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Le dessin de l’Albertina, très probablement œuvre tardive d’un copiste, n’en possède pas moins une certaine virtuosité dans la vêture, que la femme de Kohn n’a pas. La manière très esquissée du voile de cette dernière, notamment, ou le peu d’attention porté au fondu de la robe, empêche selon nous d’y voir la main d’un homme soucieux de réputation. La tête même, ovale sans trop d’expression « posé » sur un cou trop long, donne l’impression d’un montage inélégant.
Quant au dessin de l'Albertina, dont l'habillement de style Henri II serait un plaidoyer en faveur de l'appellation « habillée à l'allemande » de l'effigie de la « belle et bien faite » Madame de Platen[9], il ne flatte pas l'objet amoureux. Le fini du portrait de Schaub, lui, s'avère aux antipodes des yeux ronds et sans grande psychologie du tableau qu’il est sensé commander. Le fini des étoffes de l’ambassadeur est tout à fait spectaculaire et la finesse des dentelles force l’admiration. Le visage, traité avec esprit, brio et virtuosité semble bien correspondre à la description que fait Saint-Simon de Schaub, « drôle, si intrigant, si rusé, si délié, si Anglais, si autrichien, si ennemi de la France, si confident du ministère de Londres […], un insigne fripon, un audacieux menteur, plein d'esprit, d'adresse, de souplesses, singulièrement faux et hardi à controuver tout ce qui lui faisait besoin, et de génie ennemi de la France. »
[1] Qui avait acquis le tableau à l’automne dernier.
[2] Le changement de couleur aurait pu faire croire qu’il s’agissait d’une autre version du tableau passé en vente à Drouot. Nous aurions été du dernier ridicule en arrivant chez l'antiquaire avec cette idée. Evidemment ce sentiment fautif était aisément évitable lorsqu’on connaît la qualité des restaurations animées par la galerie…
[3] Huile sur toile. H. 81,1 ; L. 65,2 cm. Suisse, collection particulière. Paiement inscrit aux livres de comptes en 1715 pour 300 livres (« Made la marquise d’Avaugour fille naturelle de Monseigneur. Hab. Répété ») avec la participation de Charles Sevin de La Penaye pour la vêture (« Habillé le buste de Made Davancourt [sic] » pour 12 livres en 1717 ; Roman, 1919, p. 177, 184 ; Amiel, 1981, p. 452) ; Vente Paris, Hôtel Drouot, 10 juin 1992, lot 64, repr. ; acquis à cette occasion par l’actuel propriétaire. La marquise d’Avaugour (v.1694-1716), était la fille naturelle du Grand Dauphin et de Françoise Pitel de Longchamp dite Fanchon (1662-1721), épouse légitime de Jean-Baptiste Siret dit Raisin le cadet (1656-1693). A la mort de son père, on voulut la faire religieuse. La duchesse de Bourgogne, apprenant que cette vocation était forcée, s’y opposa, lui donna une dot, et la maria en 1715 à Armand-François d’Avaugour dit de Bretagne (1682-1734), dernier comte de Vertus et de Goello, peint en buste par Rigaud en 1712 et une nouvelle fois vers 1719. Dans une lettre à la duchesse de Hanovre, datée du 9 mai 1711, la princesse Palatine nous dit : « Le Dauphin a de la comédienne une bâtarde qu’il n’a pas reconnue. C’est maintenant une fille de dix-sept ou dix-huit ans, belle comme un ange de corps et de visage ; elle est désespérée. Elle se fait appeler Mlle de Fleury, parce qu’il y a dans le parc de Meudon un village qui porte ce nom. Dieu sait ce qu’elle deviendra ! ». Le modèle y est présenté sans les mains, devant un rebord de pierre sur lequel vient se déposer le grand drapé entourant les épaules de la jeune femme. L’agencement similaire des fleurs d’oranger dans la coiffure tend à prouver que ce personnage anonyme fit réaliser ce portrait pour commémorer une union récente ou toute proche. Apportant quelques variantes à ces précédents modèles, Rigaud représente son modèle face au spectateur, la tête légèrement inclinée. Le beau manteau bleu roi fait aisément ressortir les carnations que rehausse l’œillet rouge glissé dans le creux du corsage, sorte d'écho aux propos de la princesse Palatine qui considérait la jeune femme comme « belle comme un ange de corps et de visage ».
[4] Stéphan Perreau, « Rigaud particulier », L’Estampille-L'objet d'art, n°451, novembre 2009, p. 67. Notre identification a été faite en 2005 à l’occasion de l’examen de l’œuvre originale conservée en mains privées et d’une correspondance d’avec le musée des Augustins de Toulouse qui publiera prochainement notre notice à ce sujet. Ceci explique que dans notre ouvrage de 2004 nous ayons reproduit le tableau avec sa traditionnelle identification (« Ministres et gens d’état », Hyacinthe Rigaud, le peintre des rois, Montpellier, 2004, p. 190, repr. p. 191, fig. 167 comme « marquis de Grobois »). En réalité on y retrouve bien le visage oblong de marquis figuré en 1723 par Pierre Dullin et Perrot, en habit de « conseiller d’Etat assistant », pour le célèbre recueil du Sacre de Louis XV Roy de France et de Navarre, dans l’Eglise de Reims, le Dimanche XXV Octobre MDCCXXII. Conseiller au parlement (1695), maître des requêtes (1698), conseiller d’Etat, intendant en Languedoc (1698), intendant des finances (1701), membre du conseil de Régence (1719), Le Pelletier des Forts tint les fonctions de contrôleur général de 1726 à 1730. Il sera cependant contraint de démissionner suite à une affaire liée aux actions de la compagnie des Indes. Académicien honoraire de l’Académie des Sciences depuis le 20 juillet 1727, il était le fils de Michel Le Peletier de Souzy (membre du conseil de Régence), et épousa, le 14 septembre 1706, Madeleine de Lamoignon de Basville (1687-1744), fille d’Urbain-Guillaume de Lamoignon de Basville (1674-1759), dit « M. de Courson », comte de Montrevault, marquis de Lamotte Champs-Deniers, fils du célèbre intendant du Languedoc. C’est à Jean-Baptiste Santerre que nous sommes redevables de l’effigie de Mlle de Lamoignon, réalisée en 1707 à l’occasion de son mariage (Huile sur toile. H. 101 ; L. 80,5. Vente Paris, Hôtel Drouot, 21 décembre 2004).
[5] Pierre noire et rehauts de blanc sur papier bleu. H. 30,5 ; L. 23. Non localisé. Vente Paris, Hôtel Drouot (Ader-Picard-Tajan), 6 juin 1989, lot 131, repr. Bibl. : Perreau, 2004, p. 167, repr. fig. 135. Marthe-Marguerite Le Valois de Villette de Murcay, comtesse de Caylus (1673-1729), était la nièce de Madame de Maintenon. Perreau, 2004, p. 166-167, repr. p. 167, fig. 134. Selon Mariette (Mariette, 1740-1770, VII, fol. 120, v°) Rigaud confectionna un « buste sans main [sic] accomodé par Mr Rigaud d’après un petit portrait en miniature, dont il na pris que la tête et la coeffure. L’attitude et les autres accompagnements sont de sa composition. P[eint] ou plutôt esquissé. G[ravé] la même année par J. Daullé ».
[6] Pierre noire, lavis, rehauts de gouache blanche et d'or sur papier gris-bleu, H. 30,9 ; L. 24,5 cm. Vienne, Garphische Samlung, Albertina, in. 11928. Ancienne collection Albert von Sachsen-Teschen (Lugt 174). Voir Heiz Widauer, Die französischen Zeichnungen der Albertina, vom Barock bis zum beginnenden Rokoko, Bölau Verlag, 2004, p. 197 (cat. F. 984) repris par A. James-Sarazin, « Nouvel éclairage sur Hyacinthe Rigaud dessinateur », dans L'Estampille. L'Objet d'art, n° 465, février 2011, p. 59. Le terme d'« habillé à l'allemande » fait référence à cette époque au costume espagnol, selon Frédéric le Grand qui parle « Des mœurs, des coutumes, de l'industrie, des progrès de l'esprit humain dans les arts et dans les sciences » au sein du Brandebourg (Oeuvres de Frédéric II, roi de Prusse, publiées du vivant de l'auteur, tome I, Berlin, Voss, Decker, Treuttel, 1789 p. 392) : « Tout le monde était habillé à l'allemande, ce qui répond à peu près à l'ancien habillement espagnol : les hommes portaient des pourpoints et de larges fraises; les princes, les comtes et les chevaliers portaient des chaînes d'or au cou ; il n'était permis aux gentilshommes que d'avoir trois anneaux d'or à la cravate ; l'habillement des femmes ressemblait à celui des Augsbourgeoises ou des filles de Strasbourg.» On trouve un bel exemple de ce type de costume dans celui, moins « Henri II », du portrait de Jeanne Sophie Elisabeth Louis Septimanie du Plessis Richelieu, comtesse d'Egmont Pignatelli (1740-1773) en costume espagnol par Alexandre Roslin, anciennement qu château de Dampierre et aujourd'hui à l'Institute of Art de Minneapolis.
[7] Huile sur toile. H. 81 ; L. 65. Bâle, Kunstmuseum. Inv. Abb. 542. Paiement inscrit aux livres de comptes en 1721 pour 500 livres (« Mr le chevalier Sehaub [Schaub], envoyé d’Engleterre. Habillement répété ») avec un « autre portrait en buste de Mr le chevalier Séaub [Schaub] ») pour le même prix ; Achat en 1771 par le régisseur de Bâle à Gertrud Schaub, épouse du Dr. Joh. Rudolph Geymüller (voir Roman, 1919, p. 191, 194 ; Perreau, 2004, p. 182, repr. fig. 159). Charles Sevin de La Penaye reçut en 1722, 6 livres pour avoir « Ebauchez l’habillement de Mr le chevalr Seaube, un jour ». Lucas Schaub (1690-1758), originaire de Bâle, secrétaire du comte de Stanhope, fut chargé d’affaires d’Angleterre en France en 1721 et 1722 puis à Vienne. Habile courtisant, fin observateur de la cour française, ami du couple La Vrillière (et accessoirement soupirant de la duchesse), il était un proche du cardinal Dubois dont il commandera d’ailleurs une copie du portrait valant 300 livres en 1723.
[8] Paiement inscrit aux livres de comptes en 1725 sans prix : « Mr le comte de St Florentin, secréttaire d’Estat » (Roman, 1919, p. 200). Louis Phélypeaux, comte de Saint-Florentin (1705-1777), « baron d'Eroy d'Yères-le-Chatel, seigneur de Boiscommun et Ministre d’Etat, secrétaire d'Etat et des Commandements de Sa Majesté, commandeur de ses ordres, chargé de l'administration des Petites Ecuries de Sa Majesté », succéda à son père en 1725 comme ministre des affaires générales de la religion réformée ce qui commémore sans doute son passage chez Rigaud. Secrétaire de la maison du roi (1723), ministre de l’Intérieur (1751), ministre d’Etat (1761), il fut créé duc de La Vrillière en 1770. Egalement peint par Louis Tocqué (dont la gravure de Wille nous garde le souvenir) mais aussi par Louis-Michel Van Loo, il fut Chancelier, Greffier de 1736 à 1756 puis Garde des Sceaux de l’Ordre du Saint-Esprit de 1716 à sa mort. A la mort de son épouse, il s’unira à Marie-Madeleine-Josephe de Cusack ou Cusacque (1725-1778), dite Aglaé, marquise de Lespinasse-Langeac.
[9] A. J. Sarazin, février 2011, op. cit.