L'énigme du buste présumé de Hyacinthe Rigaud résolue
13 juin 2012
Anonyme XVIIIe d'après Coysevox - Portrait de Matthew Prior - plomb © Fraysse svv
En faisant au marteau l'extraordinaire résultat de 97000 €, soit plus de 24 fois son estimation basse, un petit buste en plomb sensé représenter Hyacinthe Rigaud, sur piédouche de bois noirci, a créé la surprise lors de la vente Fraysse du 6 juin dernier[1]. Certes, nous sommes loin des 3 millions 700 000 € réalisés par le buste du marquis de Gouvernet par Bourchardon, préempté par le Louvre à la vente Aguttes du 11 juin, mais le score du petit « Rigaud » ne lasse pas d‘étonner.
Anciennement dans la collection Petin dont il porte l’étiquette, le buste, quoi que d’une matière la moins noble pour ce type d’objet, figure un homme jeune, la tête tournée de trois-quarts et portant un bonnet d’intérieur. La notice du catalogue décrit ainsi l’objet :
« Ce buste en plomb découle probablement du célèbre tableau de Hyacinthe Rigaud conservé au musée de Perpignan, Autoportrait au turban réalisé en 1698. Nous y retrouvons l’allure fière et confiante du portraitiste de Louis XIV en plus du travail du motif sur le costume et sur le turban qui est, dans la version modelé, bien plus apparente et fine ».
Autoportrait de Hyacinthe Rigaud (1698 ; Perpignan, musée Rigaud) en couverture de notre biographie de 2004 © Stéphan Perreau
Au delà d’une ressemblance que donne l’accessoire du bonnet, on pense immédiatement au buste perdu que le sculpteur Antoine Coysevox 1640-1720) semble avoir réalisé du Catalan. L’œuvre n’est connue que par le catalogue de la vente après décès du peintre Hyacinthe Collin de Vermont (1593-1761), filleul et héritier du fond de l’atelier de son parrain. Au chapitre des « modèles et figures en plâtre et en terre cuite », le catalogue détaillait notamment trois bustes issus du ciseau du célèbre sculpteur, ami de Rigaud[2] :
14 – Un buste en plâtre. Tête d’homme sur sa gaîne de menuiserie peintre en marbre par M. Coysevox.
15 – Un autre pareil buste. Portrait de M. Rigaud par Coysevox.
16 – Un autre pareil buste. Portrait de Madame Rigaud la mere par M. Coysevox.
On connaît bien le dernier numéro, le portrait de Maria Serra, mère de l'artiste et réalisé par Coysevox en 1706, à la demande de Rigaud[3]. Sa genèse fut sans doute proche de celle du buste de Rigaud...
Antoine Coysevox - portrait de Maria Serra, mère de Hyacinthe Rigaud (1706).
Paris, musée du Louvre © d.r.
Le sculpteur avait été aidé dans son travail par deux tableaux peints par Hyacinthe lors de son voyage à Perpignan en 1695, l’un représentant sa mère de face[4] et l’autre comprenant « deux testes de profil » et aujourd’hui conservé au Louvre[5]. Une rapide comparaison des toiles et du marbre montre l'exacte reproduction par Coysevox des traits Madame Rigaud mère, prouvant s'il était besoin, que le sculpteur se posait en parfait transcripteur du réalisme voulu par Rigaud.
Hyacinthe Rigaud - portrait de Maria Serra, mère de Hyacinthe Rigaud (v. 1695 ; détail)
Paris, musée du Louvre © Stéphan Perreau
Ainsi qu’il appert d’une Vie de Rigaud, sans doute écrite par l’artiste lui-même (ou sous sa dictée) et lue en 1716 à l’Académie, on connaît bien la genèse de cette double effigie : « Pour marquer à sa mère sa reconnaissance filiale des obligations qu’il lui avait pour tous les soins qu’elle avait pris de son éducation, sa piété et sa tendresse pour elle le déterminèrent, à la fin de 1695, de quitter toutes ses occupations pour faire le voyage en Roussillon, et lui rendre chez elle ce qu’il lui devait. Une de ses principales vues, en faisant ce voyage, était de la peindre et remporter avec lui l’image de celle qui lui avait donné le jour. Son dessein était de faire exécuter ce portrait en marbre, c’est pourquoi il la peignit en trois différentes vues : une de face, l’autre de profil, et la troisième à trois quart, afin que M. Coysevox, son ami, un des plus habiles sculpteurs de France, qui devait faire en marbre ce portrait, eût plus de facilité à le perfectionner. Cet ouvrage fait l’ornement le plus précieux du cabinet de ce fils reconnaissant, et doit y rester jusqu’au temps qu’il a destiné de le consacrer à l’Académie de peinture ; et ne s’étant pas voulu tenir à cette seule marque d’amour pour elle, il l’a fait graver ensuite par le sieur Drevet, un des plus habiles graveurs au burin de ce temps, afin de multiplier et de reproduire en quelque façon à la postérité celle qui l’a mis au monde. »
Après avoir légué le marbre par son dernier testament à l’Académie Royale, avec le double portrait du Louvre[6], rien de plus normal donc que Rigaud ait conservé un temps la terre cuite correspondante dans ses collections, puis qu'il l’ait confiée à son filleul à une date inconnue car elle n’apparaît pas dans son inventaire après décès de 1744. Aucune trace non plus du marbre de son propre portrait qui ne fut peut-être jamais réalisé et dont le plomb aurait été un témoignage potentiel… Encore fallait-il croire la description du catalogue de la vente Collin de Vermont attestant de l’existence du buste représentant Rigaud par le sculpteur d’origine lyonnaise.
L’idée était donc vraiment séduisante de voir ici le portrait d’Hyacinthe Rigaud, lequel serait ainsi venu compléter une iconographie peinte assez abondante ainsi que l’interprétation faite en 1827 par le sculpteur Jean-Marie Pigalle (1792-1857) dans un buste aujourd’hui conservé au Louvre. Trop séduisante peut-être…
Jean-Marie Pigalle - buste de Hyacinthe Rigaud, 1827.
Paris, musée du Louvre © RMN / Stéphane Maréchalle
En effet, le bonnet, ou « turban » n’était pas, en réalité, l’attribut par excellence de l’artiste, mais un accessoire de décontraction, fort courant dans les portraits d’hommes en tenue d’intérieur, tenant chaud au crâne en l’absence de perruque. Le peintre, comme bon nombre de ses contemporains, s’était représenté à deux reprises affublé de ce fameux couvre-chef de velours doublé d’un léger brocard : dans son autoportrait de 1698 aujourd’hui au musée de Perpignan[7] et dans celui de 1711, dit « au porte mine », conservé au château de Versailles. Les deux œuvres furent fidèlement gravées par Pierre Drevet, l’ami de toujours.
Hyacinthe Rigaud - Autoportrait au porte mine, 1711 (détail).
Versailles, musée national du château © Stéphan Perreau
Le peintre usa également du bonnet pour « couronner » plusieurs de ses modèles, à l’instar du plus fameux, le poète Fontenelle dont le portrait saisissant de mimétisme, passa souvent pour une effigie de Rigaud[8] !
Atelier de Hyacinthe Rigaud - portrait de bernard le Bovier de Fontenelle (v. 1702).
Coll. part. © Sotheby's images
On recense ensuite cinq autres autoportraits, en perruque cette fois, ce qui permet une utile comparaison d’avec le plomb : le premier fut réalisé à Lyon alors que le peintre n’avait pas encore vingt ans. Rigaud y apparaît jovial, le col de dentelle des Flandres ouvert sur un large manteau aux plis déjà symptomatiques de son art[9]. On y reconnaît déjà parfaitement les caractéristiques d’un visage repris dans l’autoportrait « au manteau rouge » de 1694, celui « au manteau bleu » de 1696, celui dit « à la palette » de 1706/1716, celui « au cordon noir » de 1727 et celui de 1742 où l’artiste s’est représenté en train de peindre un modèle.
D’une manière générale, la face du Catalan est assez plate, sans ronde-bosse, avec un front large et dégagé, sur le côté droit duquel apparaît une très large cicatrice verticale. Les sourcils, hauts et profilés, épousent doucement la courbe tombante de leurs arcades respectives. Les yeux sont ronds, les pommettes fuyantes, le nez droit sans arrête trop marquée, les narines rondes s’ouvrant sur une bouche peu pincée. Le sillon naso-labial ou « arc de Cupidon » est peu prononcé et débouche sur une lèvre supérieure très fine, nettement en retrait de celle inférieure. Cette caractéristique, qui se répète dans tous les autoportraits (et qui sera reprise par Pigalle,) explique peut-être que Rigaud avait une certaine difficulté d’élocution[10].
Il est évident que le bel objet mis en vente par Fraysse ne possède que peu de ces éléments physiques, tout au plus une attitude générale et une vêture similaire. Pourtant, à y regarder de plus près, on perçoit dans cette posture élégante et fière, mise en valeur par un traitement des plis franc et viril, la marque indéniable de Coysevox. Alors, le jour se fait en examinant la mine un peu sévère de cet homme « enturbanné », aux sourcils froncés et à l'« arc de Cupidon » curve et très aigu. Un petit tour à Londres fera le reste :
Antoine Coysevox - buste de Matthew Prior (v. 1700).
Londres, Westminster abbey © Courtauld Institute of Art
Il s’agit bel et bien d’une variation du buste du poète et ambassadeur Matthew Prior (1664-1721), sculpté vers 1700 par Coysevox, et dont l’original orne aujourd’hui le monument funéraire du poète, conçu en 1723 par John Michael Rysbrack (1694-1770) pour l’abbaye de Westminster. Tout s’y retrouve : la position de la veste avec ses deux cols ouverts vers la droite, les galons de la boutonnière dont le décor est identique, le motif du brocard du bonnet, la position du drapé, ici avec de légères variantes. Le visage est également criant de similitude : un nez fort et busqué, des lèvres pincées, un front court, une face en arrête, des sourcils aigus et des joues hautes.
Homme d’une grande culture Matthew Prior fréquenta, dans les années 1698-1699, l’atelier de celui qu’il surnommait « ce bègue coquin de Rygault ». Chargé de faire le lien entre le peintre et deux de ses commanditaires trop affairés par leurs occupations diplomatiques, Hans-William Bentinck, 1rst Comte de Portland (1649-1709) et Sir Edward III Villiers, 1rst Lord of Jersey (1656-1711), Prior dicta à Rigaud certains aménagements dans les portraits des deux plénipotentiaires anglais. Il marquait par là sa grande connaissance du goût.
Le 13 juin 1699, Prior écrivit ainsi à Lord Jersey sur son portrait[11] : « Rigaud avoit d’abord mis une grande horloge à pendule sur la table devant vous, et, comme vous l’avez vous-même souligné, avec laquelle tout le monde vous aurait pris pour Tompion l’horloger ! J’ai fait changer cette folie, et je pense que l’homme a maintenant fait bien pire : il a mis une toise de morceau de velours bleu dans votre main de dessus, une sorte de manteau, ce qui donne vraiment à l’image un air de la rue St Honoré, comme si vous exposiez votre marchandise. Je ne peux pas le lui faire changer car je crains que ce sera pour quelque chose de pire : tout ce que je peux dire à c’est qu’il est finement peint, et sa science dans la peinture le fera pardonner très facilement en raison de la connaissance qu’il a de l’Ordonnance de l’image. »
Secrétaire officiel du duc de Portland, dont l’entrée à Paris en 1698 avait été suffisamment retentissante pour que les gazettes du temps en fissent l’écho (éclat en réalité dû aux efforts d'un autre modèle de Rigaud, le duc de Boufflers), Prior avait également commandé son propre portrait au peintre Catalan, sans que l’on sache s’il déboursa la moindre livre pour ce dernier[12].
Charles Viennot d'après Hyacinthe Rigaud - Portrait de Matthew Prior (1700).
Coll. part. © Tajan
Le buste de Prior par Coysevox fut très populaire à l’instar d’une petite réplique en porcelaine, produite par les ateliers William Duesbury & Co vers 1780[13], et qui reprend, en les simplifiant, tous les détails de la posture du petit plomb de la vente Fraysse.
Manufacture William Duesbury & Co - buste en porcelaine de Matthew Prior d'après Coysevox (v. 1780). Londres, Victoria & Albert museum © V&A Images
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[1] Lot 193, 43 x 33 cm.
[2] Catalogue des tableaux, desseins, estampes, et bosses, provenans du cabinet de m. hyacinthe collin devermont, Peintre ordinaire du Roi, & Adjoint à Recteur de son Académie Royale de Peinture & Sculpture. Dans lesquels sont compris des Tableaux, Desseins & Estampes De M. Rigaud, Peintre du Roi. Dont la Vente se fera en détail, au jour & au lieu indiqués par les Affiches. A Paris, Chez Didot l’aîné, Librairie & Imprimeur, Rue Pavée, près du Quai des Augustins, A la Bible d’or. [14 novembre] 1761, p. 22.
[3] Marbre L. P. 50,2. H. 83 (avec piédouche) ; L. 59. Paris, musée du Louvre. Inv. L. P. 502. Signé et daté, sous les bras et la taille : MARIE SERRE MERE DE HYACINTHE RIGAUD / FAIT PAR COYSEVOX EN 1706. Voir Perreau, 2004, p. 47, repr. fig. 33.
[4] Huile sur toile ovale, marouflée sur bois. H. 79 ; L. 61. Thaon, château de Fontaine-Henry. Inv. CNMHS, PM14001164..
[5] Huile sur toile. H. 83 ; L. 103. Paris, musée du Louvre. Inv. 7522.
[6] Inventaire après décès de Rigaud, n°254 (fol. 36) : « Item Premièrement les deux portraits en profil de la feüe Dame mère dud sieur Rigaud l’un à droite l’autre à gauche peints dans le même tableau par led Sieur Rigaud son fils, et les trois portraits de la famille du sieur Rigaud peints aussy par luy même dans un même tableau qui fait pendant & celuy cy dessus désigné avec lesd bordures de ces deux tableaux qui sont ovales, tous deux numérotés sous le memme numéro Premier, prisés ensemble la somme de trois mil livres ».
[7] Huile sur toile, v. 1698, 83 x 66 cm. Salon de 1704. Perpignan, musée Hyacinthe Rigaud. Inv. D. 53.1.1.
[8] La meilleure version est conservée au musée Fabre de Montpellier (Inv. 830-1-3). Une autre, assez nettement une copie, est passée en vente chez Sotheby's à Londres le 1er novembre 2007 (lot 190) et passait à tort pour l'original (mais était donné par la vente comme autoportrait de l'artiste).
[9] Huile sur toile, 76 x 60 cm. Loc. inc.
[10] Dans une lettre datée du 17 août 1710, la princesse Palatine, seconde belle-sœur de Louis XIV, notera d’ailleurs qu’ « il y a un peintre ici, Rigo, qui bégaye si horriblement qu’il lui faut un quart d’heure pour chaque mot. Il chante dans la perfection et en chantant il ne begaye pas le moins du monde. »
[11] Huile sur toile, 1699, 136 x 104,2 cm. Cambridge, St-John’s College.
[12] Le portrait est mentionné sans prix dans les comptes de Rigaud, rajouté à la date de 1699 par un copiste, sur le manuscrit 624 de la bibliothèque de l’Institut de France (f°14 v°) : « Monsr Prior, secrétaire d’ambassade de Milord Portland ». Le tableau original, anciennement dans les collection du duc de Portland, est conservé à la Welbeck Abbey, dans le boudoir de l’aile Oxford (huile sur toile, 91,4 x 73 cm. Signé au dos : Peint par Hyacinthe Rigaud 1699 à Paris. Inv. cat. 237). Une autre version est à la Mapledurham House d’Oxon et un dessin, execute par Viennot en 1700, est passé en vente à Drouot (Tajan) le 16 novembre 2007 (lot. 70). Voir Stéphan Perreau, « Un portrait de Claude Deshaies-Gendron au musée de Chantilly », Bulletin des Amis du musée Condé, n°68. octobre 2011, p. 53, 56.
[13] Londres, Victoria & Albert museum, inv. 414 :431-1885.