.... pour une esquisse de M[onsieur] le duc de S[aint] Simon... une esquisse de M[onsieur] Grimaldy... 

Ces deux minces témoignages, glanés au gré des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud pour les années 1695 et 1696, témoignent des travaux faits par les aides Le Roy et Jean Le Gros d'après des œuvres respectivement produites en 1692 (Saint Simon) et 1696 (Honoré III Grimaldi). Il s'agissait en effet pour Rigaud de garder dans son atelier le souvenir de deux compositions d'envergure à peinte achevées ou sur le point d'être livrées et qui pourraient, soit resservir pour d'autres clients, soit être dupliquées par leurs commanditaires. 

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenlew, v. 1694. collection particulière © Gros et Delettrez

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenlew, v. 1694. collection particulière © Gros et Delettrez

C'est probablement à cet ensemble qu'appartient la très belle esquisse en forme de ricordo proposée par la maison Gros et Delettrez le 19 décembre prochain sous le lot 38. Vive et nerveuse, la petite toile reprend à l'identique l'ensemble du portrait du comte Christian Gynldenlew (1674-1703) peint en 1694. 

Si l'on se doute que Rigaud, dans son processus de création, n'eut vraisemblablement pas dédaigné de jeter sur de petites toiles les premières idées de ses créations, le mot d' « esquisse » employé dans les livres de comptes renvoyaient plus certainement à des œuvres postérieures au œuvres originales. La pièce vendue par Gros et Delettrez ne semble pas faire exception. Fidèle traduction du portrait original de Christian, comte Gynldenlew (1674-1703) peint en cette année là par Hyacinthe Rigaud, il présente peu ou prou les mêmes dimensions que l'esquisse du duc de Saint Simon que nous avions identifiée il y a quelques années [soit 41,3 x 33,4 cm].

A droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenlove, 1692, Château de Frederickborg © photo Stephan Perreau

A droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenlove, 1692, Château de Frederickborg © photo Stephan Perreau

Fils naturel de Christian V, roi de Danemark et de Norvège, Gyldenlew avait été envoyé en France par son père pour y être formé à l’art militaire. Il séjourna une année dans l’armée française en Flandres avant que Louis XIV ne lui confie le régiment Royal Danois en 1692. Il servit à Nerwinde, Charleroi et en Catalogne au siège de Barcelone. Selon l’ordonnance du roi, il recevait un salaire de onze livres deux sols cuits deniers par jour « tant pour son appointements de colonel que pour celui de Capitaine ». Le jeune homme de 17 ans avait été reçu à la cour en juin 1691 puis retourna dans son pays en 1694, n’ayant pas obtenu le grade de maréchal de camp comme le relate le 5 février 1695 le marquis de Dangeau dans son Journal :

« Le roi de Danemark a fait M. de Guldenlew lieutenant général, et lui a donné le commandement en Norwége, sous M. de Guldenlew son oncle [...]. On ne croit pas que M. de Guldenlew revienne servir en France, où le roi de Danemark avoit prié le roi de faire M. de Guldenlew maréchal de camp ».

À son retour le jeune homme fut fait lieutenant général par son père, puis premier chambellan, gouverneur de Bergen et chevalier de l’Éléphant blanc (que l'on voit pendre à son cordon dans son portrait). En 1700 il devint vice-roi de Norvège comme son oncle. Même s’il n’eut pas de réel rôle politique, il resta très proche de son demi-frère, le futur Frédérick IV, autre modèle de Rigaud.

Pierre Drevet d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenlove, v. 1691 © photo Stéphan Perreau

Pierre Drevet d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenlove, v. 1691 © photo Stéphan Perreau

Le comte de Gyldenlove avait fait réaliser par Rigaud, dès son arrivée, un autre portrait sur lequel on le voit plus enfantin, alors qu'il sortait à peine de ses campagnes d'apprentissage dans les Flandres. Si le tableau correspondant n'a pas été retrouvé, tout la science de la représentation militaire était déjà présente, prête à être diffusée en Europe par le biais de l'estampe.

Sans en proposer d'idée préalable ou de nette variante dans les couleurs, l'esquisse vendu sur le marché de l'art parisien se contente de n'oublier aucun détail du grand format danois de Frederickborg où l'on peut l'admirer encore aujourd'hui : du drapé volant s'échouant sur le rocher à la petite figurine en ivoire de l'ordre de l'éléphant blanc pendant au côté en passant par le port de tête, la position des doigts longilignes sur le bâton de commandement... La moindre inflexion des drapés est respectée, tout comme l'application des touches de rose dans certains plis du manteau, destinées à rehausser les effets de lumière changeante, presque fluorescente. Il s'agit donc là d'un exercice sans doute plus consciencieux que purement vibrant, de celui qu'imposerai l'action d'invention pure.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve © photo Gros et Delettrez
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve © photo Gros et Delettrez
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve © photo Gros et Delettrez

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve © photo Gros et Delettrez

Alors, œuvre préparatoire à la toile finale pour certains (modello) ? Réduction faite par un aide du maître à postériori pour garder dans l'atelier le souvenir d'une composition pour d'autres (ricordo) ? En l'absence d'un nombre peu conséquent de comparatifs, cette question ne peut être tout à fait tranchée, bien souvent, que par l'intime conviction.

Le Roy d'après Rigaud, portrait du duc de Saint Simon. Paris, collection particulière © photo Stéphan Perreau

Le Roy d'après Rigaud, portrait du duc de Saint Simon. Paris, collection particulière © photo Stéphan Perreau

À l'instar du petit format représentant Saint Simon — qui le dépasse cependant en harmonie et en vibration des textures — cette petite toile nous semble est un beau ricordo dû à l'atelier de Rigaud avec une possible retouche de ce dernier. Si la composition est rendue avec un double soucis du détail et de subtilité qui empêche de la considérer comme une simple esquisse, le caractère rapide et brumeux de la touche, notamment dans l'évocation de la bataille de fond et dans la frondaison à droite, en fait, toujours selon nous, une pièce destinée à garder la mémoire de l'œuvre originale dans l'atelier, une fois que celle-ci l'aura quittés pour le Danemark.

À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de Louis XV, v. 1730. Madrid, collection particulière © d.r. / à droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de Louis XV, 1735, Versailles, musée national du château © Château de Versailles, Dist. RMN / © Christophe Fouin

À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de Louis XV, v. 1730. Madrid, collection particulière © d.r. / à droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de Louis XV, 1735, Versailles, musée national du château © Château de Versailles, Dist. RMN / © Christophe Fouin

Exceptée la réduction controversée du portrait de Louis XIV en costume royal, peu de véritables modelli semblant de la main de Rigaud nous sont parvenus [1]. Celui semblant préparer le portrait de Louis XV de 1735 — faussement attribué à Louis Michel Van Loo [2] — s'avère d'un dessin parfaitement maîtrisé, sans aucune erreur anatomique tout en proposant de menues variantes dans les drapés des manches ou le nombre de fleurs de lys prévus initialement. L'idée, dans ce cas est très tentante. 

Jean Ranc, portrait équestre de Philippe V (modello à gauche), Madrid, musée du Prado © MDP es

Jean Ranc, portrait équestre de Philippe V (modello à gauche), Madrid, musée du Prado © MDP es

En 2021, dans une relative discrétion, le musée national du Prado de Madrid faisait l'acquisition d'un extraordinaire modello du grand portrait équestre de Philippe V, peint en 1723 par Jean Ranc. Extraordinaire en effet, car ce petit format ne se contentait pas d'être la prévision d'un des chef-d'œuvre de l'artiste, tout fraîchement installé en Espagne, mais proposait une première invention de la composition qui fut peut-être soumise au roi avant d'être corrigée dans le tableau final. 

De la forme de la victoire ailée, jusqu'à la mise du cavalier, nombreuses sont les propositions que le peintre dut revoir. Moins turc, le suivant troqua son turban à aigrette pour un tricorne moins exotique tandis que les timbales, au sol, laissèrent place à des pièces d'armures plus explicites de la hardiesse de Philippe V sur les champs de bataille. On comprend au vu du comparatif, ce qu'esquisse préparatoire pouvait signifier, véritable témoignage vibrant des premières idées de l'artiste...

1. On connaît davantage chez lui ces petits formats qui furent peints d'après un modèles et destinés à être vendus à la manière de ces petits bijoux miniaturistes peints des Flandres et que l'on s'arrachait sur le marché du fait de leur grande finition. C'est le cas du portrait du fondeur Keller (cat. 91-1), ou du généalogiste Charles René d'Hozier ou d'un anonyme de la collection de Genève...

2. N°392 de la succession de la duchesse de Uceda Osuna (Madrid).

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