Jean Ranc et Hyacinthe Rigaud : quand deux images se mêlent
09 août 2024On le sait désormais, la plupart des portraitistes de l'Ancien Régime n'hésitèrent pas à user largement du système de « l'habillement répété » au sein de leurs productions. Ce procédé du réemploi d'une posture identique d'un portrait à l'autre, présentait tout autant l'avantage d'aller à l'économie créative que de répondre à une demande toujours croissante de postures à succès. Présent chez Mignard mais aussi chez Largillierre, il fut particulièrement florissant au sein de l'atelier d'Hyacinthe Rigaud. Nombre de gentilshommes, de femmes ou de militaires, dont seules les têtes avaient été changées, peuplèrent ainsi le catalogue de l'artiste, témoignant des différents effets de mode générés par certaines attitudes bien pensées, certains drapés particulièrement élégants ou certaines postures des plus évocatrices.
La perméabilité d'un même prototype entre maître et élèves fut tout aussi courante. Jean-Baptiste Oudry, par exemple, emprunta durant sa jeune carrière de portraitiste, un grand nombre de tournures à son professeur Largillierre. Jean-François de Troy peignit bien souvent à quatre mains dans les dernières productions de son père avant de s'en émanciper. Quant à Rigaud, s'il pu voir en Jean Ranc le diffuseur idéal de sa manière et de son style, les meilleurs des aides d'atelier, Leprieur ou Bailleul pour ne citer qu'eux, furent autorisés à singer à la lettre certaines de ses créations.
Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de Philippe II d'Orléans, régent de France, v. 1720. Galerie Franck Baptiste Provence © d.r.
Dès lors, et du vivant même des initiateurs, d'autres artistes extérieurs aux ateliers s'emparèrent sans vergogne de leurs images à succès d'autrui pour créer leurs propres portraits. C'est le cas de celui de Philippe II d'Orléans que propose actuellement la galerie Franck Baptiste Provence. L'auteur, resté anonyme, semble s'être inspiré de deux portraits bien distinct assez éloignés dans le temps l'un de l'autre : alors que la tête du modèle est empruntée au portrait équestre du Régent peint par Ranc à la fin de sa carrière parisienne en 1719 nous le verrons, l'attitude générale fut copiée d'après celui figurant le duc de Saint Simon, imaginée par Rigaud en 1692.
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, v. 1692. Paris, collection particulière © Stéphan Perreau
Bien que restée à ce jour non localisée, l'oeuvre d'origine était désormais connue par le petit riccodo demeuré anonyme et que nous avions identifiée en 2015. À mi-corps, vêtu d'une armure complète, le duc posait dans un décor composé d'une table à piètement en console sur laquelle s'appuyait un lourd rideau de velours et où était déposé le casque du militaire. D'une main tendue en avant, il tenait son bâton de commandement.
De cette composition, le nouveau portraitiste ne reprit que la posture, faisant disparaître le rideau et repoussant le tronc d'arbre davantage sur la droite. La table s'escamota elle aussi, laissant la place à un rocher. Enfin, pour marquer les fonctions royales du modèle, un bâton de maréchal fut substitué au simple bâton de commandement et des fleurs de lys furent parsemées sur la cuirasse et sur le heaume. La bataille de fond, légèrement plus détaillée dans le portrait du Régent, permet de lever l'approximation du riccordo et de mieux comprendre l'agencement initial voulu par Rigaud.
À gauche : portrait du duc de Saint Simon ; à droite : portrait du Régent (détail de la bataille de fond).
Plutôt que de reprendre le visage officiel du modèle créé en 1716 par Jean-Baptiste Santerre, l'auteur préféra celui laissé en 1719 par Jean Ranc dans un spectaculaire portrait équestre et qui s'adaptait mieux à la torsion du corps choisi.
Légèrement moins replet que dans l'original mais pas moins identifiable, la face d'origine s'y retrouve dans ses principales inflexions, de l'orientation générale à la structure anatomique des yeux, du nez et de la bouche, et ce jusqu'au double menton. La copie fut tout aussi fidèle dans la reprise du drapé de la cravate (au plis près) et dans la dépose des deux longues mèches de la perruque dont le sommet — caché par le tricorne peint par Ranc —, s'avère ici « reconstitué » d'après un modèle aux tignons bas des années 1690-1695. Nonobstant ce léger anachronisme, l'œuvre nouvelle témoigne de la notoriété acquise par le portrait créé par Ranc.
En juin 1719 en effet, l’écrivain de la bibliothèque du roi, Jean Buvat, écrivait dans son journal : « On admirait le portrait de M. le Régent, à cheval, tenant le bâton royal à la main, pour être fort ressemblant, fait par le sieur Ranck, habile peintre[1]. » Avec la commercialisation par Charles Simonneau d’une série d’estampes représentant la mère du régent, la fameuse princesse Palatine, cet événement constituait curieusement pour le narrateur, la seule œuvre d’art de la Régence de Philippe II d’Orléans (1674-1723) dont il fallu rendre compte. Qu’elle concerne une œuvre de Jean Ranc, n’en a donc que plus de prix et nous éclaire sur l’impact qu’eu le tableau lors de sa présentation dans les salons du Palais Royal.
Nicolas Étienne Édelinck d'après Jean Ranc, portrait de Philippe II, duc d'Orléans, v. 1719 © collection particulière
L’œuvre peinte, malheureusement perdue, ne nous est connue que par l’extraordinaire planche gravée par Nicolas Étienne Édelinck (1681-1767), à peu près consécutivement à la présentation du tableau. Si l’on ignore les raisons qui présidèrent à la genèse d’un tel portrait — s’agissant sans doute d’une commande personnelle du Régent échappant aux comptes des Bâtiments du roi —, l’œuvre illustre cependant le degré de considération auquel l’art de Jean Ranc était parvenu et que l'on retrouvera dans plusieurs autres portraits équestres de sa main.
Ostentatoire, grandiloquent, Philippe d'Orléans se veut ici homme de guerre. Prêt à rejoindre ses troupes, qui font déjà route vers une citadelle que l’on vient de bombarder, le Régent cabre sa monture écumante, la tenant fermement par le licol. Brandissant son bâton fleurdelisé de maréchal de France, il invective ses armées et assoit sa légitimé comme chef des armées. Le décorum, d’une extrême variété, est d’autant plus savoureux qu’on sait qu’il fut peint par Ranc. À plusieurs reprises, et malgré le concours de différents copistes avec lesquels il travailla en Espagne, on sait que le peintre fut un artiste total. Il œuvra, au contraire de Rigaud, dans toutes les parties de la peinture, réussissant autant dans les attitudes que dans les accessoires ou les paysages et montrant une certaine prédilection à animer les arrière-plans à l’image d’une scène de théâtre. Les cavaliers coiffés de tricornes, partant à l’assaut du bastion fortifié, composent une authentique scène de genre qu’un Parrocel n’eut pas reniée. Avec sa paysanne à la coiffe pittoresque, son soldat se baissant pour ajuster sa monture ou cet autre portant sur les épaules ce qui semble être une grosse toile, Ranc pousse loin la précision du sujet. Une charrette et son tonneau de vin et un petit cavalier, debout près de son cheval à l’extrême droite, scandent les diagonales jusqu’à la ville et sa place forte sur l’horizon.
[1] Jean Buvat, Journal de ce qui s’est passé de plus remarquable pendant la régence de feu Monsieur le duc d’Orléans, depuis le 2 septembre 1715 jusqu’à la mort de cet illustre prince, qui arriva le 2 décembre 1723. Tome 1, publié […] par Émile Campardon, Paris, Plon, 1865, p. 385. Sur le portrait du Régent voir Stéphan Perreau, Jean Ranc, un Montpelliérain à la cour des rois, 2020, Silvana Editoriale, cat. 55, p. 218-221 et Jean Ranc, peintre et décorateur, de Paris à Madrid, un Montpelliérain au service des Bourbons, thèse de Doctorat inédite sous la direction de Thierry Verdier, Université Paul Valery Montpellier III, décembre 2022, tome II, cat. P.99, p. 349-350.