Hyacinthe Rigaud ou collaborateurs : un choix toujours complexe
01 juil. 2023Dans le vaste univers d'Hyacinthe Rigaud, on le sait désormais, l'attribution d'un tableau n'est pas toujours chose aisée, surtout lorsqu'aucun indice autre que l'appréciation personnelle ne vient à son crédit. En dehors d'une signature, d'une gravure connue ou d'une provenance bien établie, seuls le style, la touche et le vocabulaire d'un portrait peuvent aider l'historien ou le spécialiste dans son analyse, chose qui peut s'avérer pourtant passionnante par bien des côtés. C'est ainsi le cas de trois œuvres qui ont connu très récemment le feu des enchères mais qui ne possédaient pas l'unanimité de celles de la récente vente Fraysse.
Le premier, un brillant et poétique portrait de militaire au manteau bleu proposé chez Aguttes (lot 33) le 22 juin dernier, nous avait été proposé via notre blog en mai 2013 par son propriétaire qui avait également acheté chez Delorme-Collin du Boccage le 19 juillet 2012 (lot. 27) une petite réduction que nous avions vue en montre peu de temps auparavant au marché Vernaison de Saint Ouen. Peint en buste, la tête de face, le sujet arbore une ample perruque noire et porte une armure rutilante dans la matière de laquelle un grand drapé de velours lapis jette ses reflets texturés.
Gaspard Rigaud et /ou Hyacinthe Rigaud (?), portrait d'homme, v. 1700. Collection particulière © d.r. / École française du XVIIIe siècle, portrait d'homme. collection particulière © d.r.
La qualité de l'étoffe, son ordonnancement virtuose plaidaient immédiatement pour un métier sûr, celui d'un artiste accompli dans le maniement des effets et le rendu « au vrai » des tissus. Il n'était donc pas incongru d'évoquer le nom d'Hyacinthe Rigaud, même si quelque chose dans ce visage mélancolique et quelque peu enfantin retenait le jugement.
Gaspard Rigaud et /ou Hyacinthe Rigaud (?), portrait d'homme (détail), v. 1700. Collection particulière © d.r.
Le trouble était d'autant plus accentué que l'on était habitué chez l'artiste à une fine psychologie des physionomies, dépassant la simple reproduction de traits et allant jusqu'à transcrire sur la toile l'âme même des modèles. Ici, la retenue du personnage interrogeait, évoquant d'emblée la possible présence de plusieurs mains. Nous avions à l'époque évoqué avec son propriétaire le nom de Gaspard, frère d'Hyacinthe, puisque cet artiste parfois inégal mais trop rapidement disparu, avait lui aussi fait preuve dans certains de ses portraits d'une grande similitude d'avec le métier de son ainé. La collaboration des deux frères, dans certaines œuvres tel le portrait de la famille Bouette de Blémur signés des deux, existait. Ici, Hyacinthe n'aurait-il pas peint un drapé sur un buste resté inachevé de son frère ? Si d'autres artistes encore méconnus mais sans doute plus mimétiques qu'on ne pense de l'art d'Hyacinthe pourraient tout autant avoir réalisé une semblable synthèse des deux Rigaud — on pense à Claude Bailleul, Adrien Leprieur ou Hendrick Van Limborg — la présence d'une autre copie en ovale accompagnée de son pendant féminin alimentait la réflexion.
Entourage d'Hyacinthe et Gaspard Rigaud, portrait d'homme et portrait de femme, v. 1700. Collection particulière
Vendus sur le marché de l'art le 22 juin 2012, ces deux versions, conservées dans des bordures chargées, prouvaient la popularité du modèle ou, du moins, son désir de diffuser son image. Celle de sa possible épouse (si l'on tient compte de l'âge), empruntait d'ailleurs sinon à Rigaud, une attitude commune à de nombreux portraitistes de cette époque. Le décorum (avec sa colonne de fond dans un paysage), le découpé du buste (ajusté dans un corset damassé d'or retenu par une broche de rubis entourée de diamants) ainsi que l'ordonnance du grand manteau (avec ses deux pans cachant les mains et ses plis caractéristiques) font tout autant penser au vocabulaire du maître qu'à celui de ses élèves dont Ranc fut le plus fameux. Si la prudence reste toutefois de mise car il n'est pas question de la main autographe de ce dernier ici, la mise générale n'est pas sans évoquer les portraits de Madame Dupuy ou de la marquise de Montferrier du Montpelliérain.
Le portrait féminin avait lui aussi eu les faveurs de la copie comme en témoignait une copie un peu raide, proposée le 22 décembre 2022, par Ahlers & Ogletee à Atlanta, États-Unis, sous le lot 1240. Mise au rectangle, la toile fut attribuée au cercle de Nicolas de Largillierre et mentionnait une signature apocryphe, en bas à droite, mentionnant le nom de Jean-Marc Nattier... L'homme au manteau bleu, estimé avec gourmandise 50 à 60000 euros ne fut pourtant adjugé que 35000 euros, au terme d'une seule et rapide enchère.
Le lendemain 23 juin, on revoyait sous le lot 91 chez Pescheteau Badin un portrait d'homme au manteau brun, déjà proposé par la même maison le 28 novembre 2022 (lot 143). En buste, de face la tête légèrement tournée de côté, le personnage fut représenté par son peintre sans les mains que cache opportunément un grand drapé brun dont les plis sont relevés avec vivacité de traits de lumière. Là encore, plusieurs mains peuvent prétendre à la paternité du tableau. S'il fut vendu sur le nom de Rigaud seul — tout comme l'homme au manteau bleu — la grande différence de traitement entre les carnations, le drapé et la perruque témoigne d'une période où Rigaud déléguait beaucoup.
Datable des années 1715-1720, par la présence de la cravate à pompons caractéristique chez l'artiste à partir de ces dates, l'œuvre estimée 8000 à 12000 euros lors des deux sessions, fut finalement cédée à 5200 euros au terme d'une petite joute entre deux enchérisseurs.
Enfin, il y a deux jours, partait au marteau chez Balclis à Barcelone (pour 2200 modestes euros) une très jolie version du Saint André de Rigaud sous le lot 283, singeant celle que l'on peut voir dans les collections de l'École des Beaux-arts de Paris et que le public a pu récemment admirer à Versailles lors de la rétrospective consacrée à l'artiste. Là encore, l'image du saint héritée de celles de Guido Reni, est habillée d'une chemise et d'un manteau alors que l'original était figuré torse nu. Les différentes reprises connues adoptent le même parti-pris, dans des couleurs variées. La version espagnole, très vigoureuse, brossée avec force et virilité pourrait être un travail d'élève d'après l'original du Catalan ou d'une autre version réduite faite par le maître lui-même. Acquise par un collectionneur français, gageons que sa restauration pourra nous en apprendre davantage très prochainement.
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, Saint André (détails), France collection particulière © Balclis