Dessin et toiles : le monde d'Hyacinthe Rigaud aux enchères
26 mai 2023Johann Georg Wille, étude de main et de noeud d'après Hyacinthe Rigaud, 1739. Collection privée © d.r.
Avec la dispersion de cinq Rigaud d’une célèbre collection catalane chez Fraysse (sur laquelle nous reviendrons), force est de constater que les productions du « peintre des rois » soutiennent toujours aussi dynamiquement les enchères, tout autant que celles de ses émules. Le 20 mars dernier, le lot 75 de la vente parisienne Ader proposait par exemple une très belle étude de main et de nœud connue des spécialistes pour avoir été attribuée à Hyacinthe Rigaud dans un catalogue Ader-Picard-Tajan de 1989 puis, lors d’une autre session d’enchères parisiennes de 1995, rendue au graveur et dessinateur allemand Johann Georg Wille (1715-1808), jeune protégé de Rigaud.
Effectivement signée et datée par ce dernier (J. G. Wille 1739), l’œuvre, par sa technique nerveuse et son fini d’une grande application, doit plus probablement revenir à ce dernier. Elle pourrait ainsi se rattacher à une série d’exercices auxquels se prêta le jeune artiste d’après diverses études du Catalan — notamment celles du portrait de l’ambassadeur Sinzendorf — et dont on conserve deux autres beaux exemples de semblable finition et portant la même signature : l’une en collection privée et l’autre conservée au musée du Petit Palais à Paris. Au sujet de cette dernière, l’ancien conservateur du site, José Luis de Los Llanos avait été le premier à penser en 1992 que Wille avait sans doute copié Rigaud, davantage « d’après une étude spécifique pour le portrait de Sinzendorf, [ou] d’après une étude de mains dont il pouvait ignorer qu’elles avaient servi pour ce tableau » que « d’après une copie du tableau lui-même, ou encore d’après la gravure ou des études réalisées pour la gravure qu’en a faite Claude Drevet dès 1730 »[1].
Johann Georg Wille, études d'après Hyacinthe Rigaud du portrait de Joseph Wenzel, 1739 (collection privée, musée du Petit Palais de Paris et détails) © d.r.
Ici, le nœud et la main préhensile renvoyaient en effet à un autre projet qu’avait eu Rigaud à l’extrême fin de sa carrière, celui d’accommoder en buste un petit portrait en miniature de Marthe-Marguerite Le Valois de Villette de Murcay, comtesse de Caylus (1673-1729) pour que le graveur Jean Daullé en fasse une transposition au burin en 1743. De la miniature, Rigaud n’avait pris, selon Pierre-Jean Mariette, « que la tête et la coeffure » de cette nièce de la marquise de Maintenon, créant pour l’occasion sous la forme d’une esquisse, une nouvelle attitude, divers accessoires et un encadrement tout exprès.
Jean Daullé d'après Hyacinthe Rigaud, portrait de la comtesse de Caylus, burin, 1743 (détail). Collection particulière © d.r.
Contrairement aux autres feuilles connues de Rigaud et qui juxtaposent différents éléments provenant de plusieurs tableaux différents — on pense notamment à celle anciennement dans la galerie Petit et aujourd’hui à la Morgan Library de New York (ci dessous) — les études pour le Sinzendorf ou celui de la comtesse semblent d’un autre ordre. Par leur sujet, elles s’apparentent peut-être de ces pièces d’exception, convoitées du vivant de l’artiste et qui enflammèrent le marché de l’art après sa mort, à l’image du portrait dessiné de Bossuet acquit justement de haute lutte par Wille et qui lui fut « fort disputé ». Un catalogue Basan attestait par encore en 1763 que « […] quatre études de mains, dessinées avec beaucoup de précision, par le même [Rigaud], dont celles du portrait de M. de Sinzendorf » avaient existé, servant peut-être probablement de modèle à Wille[2].
Hyacinthe Rigaud, études diverses dont une pour le double portrait de Le Brun et Mignard, v. 1730. New York, The Morgan Library and Museum. Inv. 2008.16 © d.r.
Venu à Paris en compagnie de l’un de ses compatriotes, Georg Friedrich Schmidt (1712-1775), le jeune graveur avait été présenté au Catalan qui l’avait bienveillamment accueilli en l’encourageant à exercer son burin sur quelques-uns de ses portraits tels celui du maréchal de Belle-Isle mais aussi en le prenant sous sa protection : « Je me suis aperçu de votre ardeur pour le talent, vous irez loin car vous êtes jeune ; mais vous êtes éloigné de votre patrie : c’est là que sont vos parents, et c’est ici que je veux vous servir de père, je vous le promets ! » affirma Rigaud[3].
Georg Friedrich Schmidt, portrait de Johann Georg Wille, 1744, Paris, Petit Palais, inv. DDUT1038 © Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris
De cette relation protectrice quasi filiale qui s’instaura entre Wille et Rigaud, sortirent effectivement quelques très belles pièces dont les portraits gravés du cardinal de Fleury (1730), du maréchal de Belle-Isle et de l’épouse du peintre (1743) puis, après la mort de Rigaud, de Joseph Parrocel (1744)[4], du maréchal de Saxe (1745) et de Jean-Louis de Boullongne (1758). Le fait que Wille ait si extraordinairement copié son protecteur n’est donc pas étonnant au sein d’un processus de compréhension du style de celui qu’il s’apprêtait à graver. Ainsi, et bien que le catalogue de la vente de 2023 ait redonné en plein la paternité de la feuille à Rigaud — tout en précisant que la signature de Wille avait été rajoutée « postérieurement » —, était-il raisonnable d'imaginer le graveur capable d’un tel subterfuge, du vivant même de son protecteur ? La question mérite d’être posée et débattue.
Hyacinthe Rigaud, portrait de François de Monestay, marquis de Chazeron (1696 ?). Collection particulière © d.r.
Quelques jours après la vente chez Daguerre d’un référendaire de l’ordre du Saint-Esprit — dont l’identité interroge encore —, la dispersion de l’entier mobilier du château de Sancerre, ancienne propriété de la famille Marnier, a réservé son lot de nouveautés. Une nouvelle effigie du marquis François de Monestay de Chazeron est ainsi venue compléter l’iconographie de ce haut militaire qui fut « lieutenant-Général des Armées du Roi en la Province de Roussillon & pays adjacents, Commandant en chef les troupes desdits lieux, Gouverneur de Brest » et Chevalier de l’ordre du Saint Esprit dont il porte ici l’écharpe bleu.
On connaissait une première effigie, sans doute tronquée, mais tout à fait illustratrice des productions de Rigaud dans les années 1688, utilisant à l'envie un vieux rose fané présent autant dans le portrait vendu chez Daguerre que dans celui du futur Régent, conservé au musée de Perpignan. Le nouveau portrait du château de Sancerre, proche de la version anciennement à l’Hôtel de Noailles à Saint-Germain-en-Laye et portant une inscription apocryphe l’identifiant, reprend la posture initiale mais y apporte quelques variantes, notamment dans l’agencement de la cravate, du drapé et dans l’absence de doublure de velours sous l’armure. Les chairs, toute proportions gardées, semblent légèrement plus affaissées, plus relâchées dans un visage plus dense en expression et plus intensément humain. La qualité du portrait s’imposant, au-delà même de la simple réplique d’un modèle primaire, on serait tenté de le faire correspondre à la seconde mention des livres de comptes, en 1696, d’un marquis de Chazeron que l’on identifiait jusqu’ici comme le fils du vieux militaire. Ce dernier étant mort en 1697, il aurait lui aussi, et tout autant que son fils, pu solliciter de Rigaud une seconde effigie. En attendant de plus amples preuves, l'idée est suffisamment séduisante pour être évoquée.
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Honoré de Barentin, v. 1699. Collection particulière © d.r.
Quelques numéros avant, la vente proposait un « portrait d'un homme de loi de la famille de Monestay » donné à l’École française « vers 1800 » et de l’entourage de Hyacinthe Rigaud. Si l’on doit plus probablement l’œuvre à l’atelier de Rigaud qu’à celle des siècles suivants, l’homme peut être sans erreur identifié comme Charles Honoré de Barentin (1671-1705), conseiller au parlement de Paris dont il porte la vêture caractéristique. Peint dans le même sens que celui de la gravure d’Étienne Grantel, l’ovale est un apport nouveau à l’iconographie de celui qui devint, en 1693 un parent des Chazeron par le mariage de sa sœur Marie Madeleine avec le fils de François de Monestay.
[1] Fragonard et le dessin français dans les collections du Petit Palais, 1992, p. 34.
[2] François Basan, Catalogue de desseins et estampes des plus grands maîtres des trois écoles dont la vente se fera le lundi 7 février 1763, de relevée & jours suivans, en la manière accoûtumée, au plus offrant & dernier enchérisseur, en une maison sise rue du Battoir, quartier Saint André-des-Arcs, dans une porte-cochère, au coin de la rue Mignon […] », Paris, chez de Lormel, n° 55.
[3] Mémoires et journal de J. G. Wille, graveur du roi publiés d'après les manuscrits autographes de la Bibliothèque impériale par Georges Duplessis ; avec une préface par Edmond et Jules de Goncourt...t. 2, Paris, 1857, p. 75
[4] « La perruque et les draperies disposées différemment [de la gravure faite par Schmidt] sur une esquisse faite exprès par Rigaud » (Hulst/3, p. 174).