Hyacinthe Rigaud : derniers feux 2022
08 févr. 2023Entamée par de bien belles œuvres, nous l'avons vu, l'année Rigaud 2022 ne pouvait que se terminer par la vente de pièces des plus intéressantes. La plus spectaculaire, sans doute, fut le portrait du trésorier Pierre Vincent Bertin, image créée durant les premières années de l'artiste à Paris et parvenue rapidement au statut de chef-d'œuvre. Bénéficiant d'un pedigree qui le fit passer le tableau de la collection Embach à celle du docteur Gustav Rau notamment, le portrait vient de quitter les cimaises de l'hôtel Lambert et les collections de son dernier détenteur, le prince Abdullah bin Khalifa al-Thani, pour affoler les enchères Sotheby's le 11 octobre dernier (lot 19). Estimée 300 à 400 000 euros, l'œuvre fut finalement adjugée 529 200 euros, somme correspondant tout à fait à la beauté de la composition, mais à peine plus élevée cependant que les près de 410 000 qu'avait dû débourser le prince chez le même Sotheby's en 2008.
Chef-d'œuvre donc ne serait-ce que par la spiritualité de la pose, directement inspirée des maîtres flamands que Rigaud admirait et plus particulièrement de l'Anversois Van Dyck. Si l'évocation de cette inspiration pourrait sembler à la longue trop récurrente (car régulièrement mentionnée), elle n'en reste pas moins vérifiée ici. La longilignité des mains, l'évanescence des couleurs et le faste aisé du décorum suffisent à confirmer la dette.
D'aucuns verrons même l'origine du vrai des étoffes comme issue de la familiarité qu'avait pu avoir l'artiste avec les marchands et les soyeux lyonnais, durant les quelques années qui passa dans la capitale des Gaules.
Quelques semaines plus tard, le 17 novembre 2022, la maison Van Ham de Cologne présentait sous le lot 694 un autoportrait de Rigaud que nous avions publié en 2013 pour la première fois comme copie possible de l'autoportrait dit « au cordon noir » et dont le principal exemplaire est aujourd'hui conservé au musée de Perpignan. Copie possible car seule une vieille et mauvaise photo en noir et blanc, issue d'un catalogue de vente Berlinois de 1905, attestait de l'existence de cette seconde version qui semblait présenter de menues variantes par rapport à sa consœur. Considérée jusqu'ici comme le prototype, la version perpignanaise présentait une perruque bien proportionnée, ce qui n'est pas le cas ici avec un postiche presque trop gros pour la tête du modèle et peu détaillé dans les boucles des cheveux. Dans l'exemplaire allemand, le nœud noué à l'arrière semblait également moins précis dans ses plis tandis que la palette offrait à la vue toutes les couleurs nécessaires à l'artiste au lieu des trois seules couleurs froides de l'exemplaire Catalan. La toile posée sur un chevalet reste vierge de toute esquisse, contrairement au portrait Catalan qui laissait entrevoir celle du portrait d'Elisabeth de Gouy.
Mais c'est surtout l'absence du cordon noir de l'ordre de Saint Michel, distinction obtenue par Rigaud en 1727, qui tend aujourd'hui à antidater la composition d'au moins une dizaine d'années, contrairement à ce que tous les spécialistes avaient pensé jusqu'ici [1]. Proches de l'autoportrait dit « au porte mine » de 1711, les traits du peintre sont ici effectivement encore relativement frais. En 1727 en effet, et alors que Rigaud a 68 ans, ses traits ont déjà nettement vieilli comme dans son autoportrait dit « de l'Académie » dans lequel il réexploite la posture de celui dit « au cordon noir » et duquel dérivera aussi, trois ans plus tard, l'autoportrait dit « peignant Mr de Castanier ».
Œuvre de collaboration donc, avec l'intervention assez nette d'une tierce main moins habile, le tableau vendu par Van Ham dépassa tout de même les 58000 euros. Malgré la grande disparité entre la légèreté de certaines de ses parties et l'attention portée au visage et aux carnations par exemple, il témoigne de fait des interventions parfois disparates de nombreux aides d'atelier qui eurent à œuvrer sur la duplication de l'image de Rigaud et ce, même s'il demeure impossible de savoir quand et par qui la toile originale fut modifiée et achevée.
Comme un écho au portrait dit du marquis d'Acigné — qui , après une première enchère infructueuse en mai chez Christie's, y trouva finalement preneur le 28 novembre dernier en dépassant de peu l'estimation basse de 30000 euros — un très intéressant riccodo de l'effigie du maréchal de Vauban fut proposé par la maison Kapandji-Morhange le 2 décembre (lot 63). Partageant avec le marquis une attitude à succès, reprise pour la représentation de nombreux militaires durant les premières décennies du XVIIIe siècle, ce petit format au très grand fini illustre l'engouement du public pour ces réductions exécutées à postériori du portrait original. Quelques années plus tôt d'ailleurs, on avait vu chez Kâ-Mondo, un semblable riccordo du portrait du fondeur Keller, de dimensions similaires. Plus facile à placer dans un intérieur pour qui voulait rendre hommage au modèle sous les ordres duquel il avait pu servir, le tableau était donné lors de sa vente au pinceau de l'aide d'atelier Claude Bailleul, puisque ce dernier fut l'auteur de deux copies à 50 livres après avoir peint l'habit du prototype.
Estimé 3000 à 4000 euros, l'œuvre fit sans étonnement 16000 euros tandis que dans la même vente, mais le lendemain, on remarquait une grande copie du cardinal de Rohan, anciennement au château de Saverne, demeure des Rohan. Infructueusement proposée par le commissaire priseur le 24 juin 2022 (lot 25), la toile se cantonna finalement dans son estimation haute, soit 8000 euros (adjudication qui correspondait en réalité à son estimation basse du mois de juin...)
Inépuisable, la production des aides de Rigaud fit, on le sait, de nombreux émules sur le sol national mais aussi a l'étranger. Les prototypes créés par le « portraitiste des rois » rencontrèrent ainsi un grand succès en Italie comme tendrait à le démontrer ce portrait de gentiluomo vendu chez Capitolium art le 17 mai 2022 comme simple École française du XVIIIe siècle (lot 178). Présenté en buste devant un fond neutre agrémenté d'une colonne annelée, l'homme est vêtu d'un habit veste de brocard d'or surmonté d'un manteau de velours rouge doublé du même brocard. Au replis près, on reconnaissait ici la vêture utilisée par Rigaud pour différents portraits des années 1698, tel celui du plénipotentiaire Nicolas Mesnager. D'un format tout à fait standard [2], et bien que fidèle au canevas inventé par le peintre français, le portrait ne pouvait pourtant pas nécessairement avoir été produit en Italie ni prétendre à être estampillé de l'atelier du maître. Sa facture, évidemment moins léchée que dans les toiles du Catalan, ne déméritait pourtant pas et contenta un amateur pour 1500 euros.
À Madrid, chez Alcala le 22 décembre, le lot 817 [3] illustrait quant à lui la popularité d'une autre formule inventée par Hyacinthe Rigaud dans les années 1705 et utilisée notamment pour le second portrait du sculpteur François Girardon. Beaucoup plus stylisée ici, simplifiée dans ses finitions, la manière appartenait elle aussi à un artiste d'influence, sans doute inspiré sinon d'un portrait existant encore non identifié, du moins adapté d'après les prototypes du maître français.
Alors que les derniers jours de 2022 se terminaient [4], l'année 2023 annonçait de nouvelles découvertes sur lesquelles nous reviendrons. Si l'on ne retiendra qu'à titre documentaire le portrait du président de Berbisey, passé chez Ouest-enchères, à Vezin-le-Coquet le 21 janvier 2023, comme « portrait d'homme à la perruque au vêtement rouge et blanc » de l'école française du XVIIIe siècle (lot. 87), les deux seigneurs de Fermé vendus chez Richard à Moulins le 28 janvier 2013 (lots 42 et 49.2) atteignirent respectivement 50500 et 37000 euros, pulvérisant leurs estimations hautes de 6000 et 4000.
Si l'identité véritable des deux personnages reste encore à définir car ne concordant pas avec le seul Monsieur de Fermé répertorié dans les comptes de Rigaud en 1691, leur qualité les fera sans conteste entrer de plein pied parmi les œuvres autographes de l'artiste autour de 1689-1700, avec toutefois la collaboration possible d'un aide d'atelier dans certains vêtements.
Dans le plus âgé des deux, le plus spirituel sans doute, les traits d'esquisse pour l'ébauche du mouvement de la perruque transparaissent encore ça et là sur les épaules, dans les boucles, attestant de l'aspect instantané de la touche. À toutes proportions gardées, la position semie-frontale du buste et ce regard porté légèrement sur le côté n'est pas sans rappeler l'imposant Dangeau de Versailles, récemment restauré [5].
Rigaud se conforme ici aux canons classiques de la représentation masculine, conférant à son modèle une certaine stature que renforcent l'âge du client et l'imposante perruque léonine. À peu près au même moment, son collègue Largillierre en connaissait lui aussi tous les codes dont il usa dans son très spirituel Pupil de Craponne du musée de Grenoble [6].
Nicolas de Largillierre, Jean Pupil de Craponne, 1708. Granoble, musée des Beaux arts © Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix Domaine public
1. Perreau, 2013, cat. P.1345, p. 276 [1727] ; James-Sarazin, 2016, II, cat. P.1428, p. 490-491 [idem].
2. Huile sur toile, 81,5 x 64 cm.
3. Huile sur toile, 79,5 x 63,5 cm.
3. On notait aussi à Lyon, chez De Baecque, le 29 novembre 2022 (lot 823) , une belle version du portrait en buste du cardinal de Fleury.
4. Huile sur toile, 163 x 130,5 cm. Versailles, musées des château de Versailles et de Trianon. MV3652.
5. Huile sur toile, 92,5 x 74,8 cm. Inv. MG177.