Rigaud et ces messieurs de l'église
19 mars 2022Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait de Denis-François Bouthillier de Chavigny, évêque de Troyes (détail), v. 1698 © d.r.
Initialement proposé à Nantes par la maison Couton Vayrac comme portrait de Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), évêque de Meaux qu'aurait peint un anonyme français du 19e siècle, un petit format au cadrage serré agrémenté d'une bordure en bois noirci, aurait sans doute pu passer inaperçu dans le flot des enchères de province en ce début de l'année sans l'œil avisé de nombreux spécialistes.
Initialement prévu à la vente pour le 1er février 2022 sous le lot 26, sa double attribution avait soulevé de nombreuses interrogations, tant sur le nom du modèle que sur sa période de confection. Si l'on replaça bien vite l'œuvre dans la mouvance du Grand Siècle, le nom de Bossuet fut également rapidement mis en doute, tant les traits plus juvéniles présentés ici ne pouvaient correspondre à ceux, plus massif et plus mâles du grand ecclésiastique. Certes, le jeune prélat partageait avec le premier portrait de l'aigle de Meaux peint par Rigaud en 1698 (Florence, Galerie des Offices) la même ordonnance dans les plis du camail épiscopal mais la comparaison s'arrêtait là.
Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait de Denis-François Bouthillier de Chavigny, évêque de Troyes, v. 1698 et sa gravure de Duflos (à droite)© d.r.
Le tableau fut par conséquent retiré des enchères, peu avant la fin du mois de janvier, pour être rétabli officiellement dans sa véritable iconographie : celle de Denis-François Bouthillier de Chavigny (1665-1730), peint par Hyacinthe Rigaud en 1698, un an après sa nomination à la tête de l'évêché de Troyes. Gravé en 1706 par Claude Duflos, le portrait avait également été copié par l'atelier de l'artiste ce qui ne laissait lors plus de doutes quant à son identité et à sa paternité en vue de sa nouvelle vente prévue le 29 mars prochain (lot 27).
Malgré les réserves qui furent finalement faites quant à la part qui revenait à l'atelier de l'artiste dans ce portrait (rendant l'œuvre en totalité à un aide d'atelier), il n'est pas impossible selon nous — compte tenu de la qualité du rendu des chairs qui tranche avec l'aspect plus hâtif du vêtement — que le visage ait pu être retouché in fine par Rigaud lui-même.
Devenu archevêque de Sens en 1716 (et gravé à cette occasion par Crépy), Chavigny sembla avoir laissé à sa mort en 1730, l'image d'un prélat bienveillant, « ayant gouverné successivement ses deux diocèses avec beaucoup de sagesse, de douceur et de modération, et s'étant singulièrement attaché à y maintenir la paix et la concorde, ce qui le fit regretter universellement » [1].
À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Saint Flour, 1696, collection particulière © d.r. ; à droite : Jean-François Cars, portrait de l'évêque de Saint-Flour, s.d. collection particulière © d.r.
On le voit dans le cas de l'évêque de Troyes, l'existence d'une estampe, quelle qu'elle soit, s'avère d'un grand secours pour identifier un modèle. L'iconographie gravée des clients peints par Rigaud est donc d'autant plus précieuse qu'elle est abondante tout en étant très globalement sûre quant à la ressemblance des commanditaires. Vendu il y a une dizaine d'années sur le marché comme portrait d'ecclésiastique attribué à Jean Jouvenet (1644-1717), la figure de l'évêque de Saint-Flour, Joseph d'Estaing (1654-1742), put ainsi s'extirper de l'anonymat grâce à son exacte gravure faite par Jean-François Cars. Malgré l'absence du nom de l'inventeur de l'image — apparaissant d'ordinaire sur le plat d'une tablette ou d'une corniche du socle, à gauche, ou dans la bordure de l'ovale entourant le portrait —, un comparatif stylistique (posture et mise en place des drapés) avait suffit pour convaincre tout spécialiste de rendre au Catalan la primeur de la création d'une image si symptomatique de son art.
Ce fut le cas aussi l'année dernière, lorsque nous avions réidentifié un grand portrait de l'évêque de Tournai, François de Caillebot de La Salle, peint à l'imitation des grandes composition d'Hyacinthe Rigaud et que l'on revoit chez Artcurial le 22 mars prochain (lot 29).
Atelier d'hyacinthe Rigaud (à gauche) et Pierre Giffard d'après Rigaud (à droite), portrait de François Caillebot de La Salle, évêque de Tournai, v. 1690 © d.r.
Issu de l'ancienne collection d'Alain Fouquet Abrial en son château charentais de Chabreville, ce portrait avait été présenté pour la première fois en vente publique le 13 octobre 2019 par la maison Lynda Trouvé comme anonyme de l'entourage de Rigaud. Et c'est en le rapprochant d'une estampe de Pierre Giffart, représentant Caillebot de La Salle, que nous avions pu finalement le rattacher en 2021 à l'iconographie de l'évêque. Une récente restauration de l'œuvre avait d'ailleurs confirmé l'intuition selon laquelle nous pensions qu'un artiste issu de l'atelier avait, à la demande du nouvel évêque, adapté une copie du buste imaginé par Rigaud en 1690 (et que Giffart avait fidèlement gravé), dans une plus vaste composition d'une nouvelle invention.
À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait d'un abbé, v. 1690. Franckfort, , Graphische Sammlung im Städelschen Kunstinstitut. Inv. 1066 / à droite : École française du XVIIIe siècle d'après Rigaud, portrait d'un évêque. Louvre, département des arts graphiques, inv. 33746 © d.r.
Malheureusement, il arrive aussi parfois qu'aucune gravure ne puisse aider l'historien dans sa quête d'identification. Un très beau portrait dessiné d'un jeune abbé, conservé au Graphische Sammlung im Städelschen Kunstinstitut de Francfort, fit ainsi longtemps conjecturer les spécialistes, autant sur le nom du modèle que sur la place que devait tenir cette feuille dans le processus désormais bien connu menant de la toile à l'estampe. On savait que Rigaud avait parfois fourni à ses graveurs des « traits » de ses œuvres afin de les guider dans leur travail de transposition, mais le dessin de Francfort semblait presque trop abouti pour n'être qu'une simple adaptation. Avec ses rehauts de blanc, sa ciselure graphique et son velouté dans les ombres, n'appartenait-il pas davantage à ce groupe de feuilles d'une grande excellence que Rigaud commercialisait en tant que chef-d'œuvre et que les amateurs éclairés se disputaient fort du vivant même du maître ?
S'il n'est pas aisé de trancher sur cette épineuse question, nous avons récemment pu mettre en relation ce dessin avec une autre feuille, de dimensions voisines conservée dans les collections du cabinet des arts graphiques du Louvre (inv. 33746). D'une technique mixte, mêlant sanguine et pierre noire avec rehauts de craie blanche sur un papier beige, cet élément de l'ancien cabinet du roi, avait perduré jusqu'alors sans nom de modèle ni d'artiste. On y reconnaissait pourtant bien le jeune frankfurter, peut-être légèrement vieilli, délaissant son habit d'abbé pour le camail doublé de pourpre et la croix pectorale ordinaires des évêques.
Comparatif entre le dessin de Francfort et l'estampe du portrait de l'abbé de Cossé d'après Belle.
Dès lors, au jeu de chercher qui, parmi les abbés de Rigaud avait pu rapidement accéder à l'épiscopat avant le tournant du siècle, il n'était pas aisé de jouer. La position des deux pièces du rabat au cou et la manière exacte de draper le camail — avec son revers sur le bras gauche —, indiquaient pourtant une époque de confection proche de celle du portrait du cardinal de Noailles, peint en 1697 puisqu'après cette date, Rigaud apporta des variantes dans ces parties du vêtement. Mais aucun client du Catalan, en cette fin du XVIIe siècle, ne semblait vouloir correspondre au beau visage de l'abbé qui, pour certains, se confondit un temps avec celui de l'abbé Bignon. Plus récemment on évoqua une correspondance séduisante avec celui du jeune l'abbé de Cossé, peint par Alexis Simon Belle (1674-1734) et gravé par Marie Anne Hyacinthe Hortemels (1682-1727) mais sans véritable satisfaction selon nous.
Ni l'un ni l'autre en effet ne remportaient finalement l'adhésion. Si le premier ne présentait finalement que peu de caractéristiques physiques avec l'inconnu de Francfort — ayant été peint de manière fidèle par Rigaud —, le second, locataire à distance de l'abbaye de Fontfroide, ne devint évêque de Condom qu'en 1735, à un âge trop avancé pour correspondre au dessin du Louvre. Un an plus tard, d'ailleurs, Cossé passera chez le Catalan pour une effigie teintée d'un tout autre style.
Le débat reste donc lancé et les recherches entamées qui, si elles confirment l'importance essentielle de la gravure dans l'interprétation des images peintes, montre parfois aussi ses limites.
1. Voir Louis Moreri dans les différentes éditions de son Grand dictionnaire historique.