Que ce soit dans le fil continu des ventes publiques, dans les ateliers de restauration ou dans les collections privées, le nom de Hyacinthe Rigaud aura décidément été de toutes les actualités de 2021. En témoignent trois étonnants opus qui, chacun à leur façon, apportent leur lot de nouveauté dans la connaissance du travail de l'artiste.  

Hyacinthe Rigaud, portrait de François Girardon, sculpteur, v. 1707. Collection particulière © d.r

Hyacinthe Rigaud, portrait de François Girardon, sculpteur, v. 1707. Collection particulière © d.r

Mis en vente à Boulogne-Billancourt par la maison Boulogne enchères le 12 juin dernier, l'élégant portrait dessiné de Girardon, vient s'inscrire tout naturellement dans la genèse déjà bien documentée du portrait du sculpteur peint par Rigaud en 1705. Comme le rappelle Sophie Reyssat, dans un article publié pour l'occasion dans la Gazette Drouot, on savait que le graveur Gaspard Duchange (1662-1757) avait souhaité présenter pour sa réception à l'Académie Royale de Peinture et de Sculpture en 1707, son interprétation du dernier portrait de Girardon peint par Rigaud deux ans plus tôt.

Ce dernier, visible au musée des Beaux-arts de Dijon, présentait du sculpteur une image plus officielle que celle pour laquelle le peintre avait opté en 1689. À la chemise ouverte et au regard porté vers le lointain qui accentuaient l'allusion à un inspiration créatrice, l'effigie de 1705 proposait une vision plus arrivée du modèle, avec ce regard plongé dans celui du spectateur et cette veste boutonnée et galonnée d'or, dont le drapé en habillement répété était imité d'une posture déjà utilisée depuis quelques années par Rigaud. 

A gauche :  Hyacinthe Rigaud, portrait de François Girardon, 1705, Dijon, musée des Beaux-arts © d.r. / à droite : Gaspard Duchange d'après Rigaud, portrait de François Girardon, 1707 © d.r.

A gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de François Girardon, 1705, Dijon, musée des Beaux-arts © d.r. / à droite : Gaspard Duchange d'après Rigaud, portrait de François Girardon, 1707 © d.r.

Duchange, qui proposa également à ses pairs une autre planche gravée d'après le portrait de Charles de La Fosse du même Rigaud, avait choisi d'accommoder son Girardon (selon les dires d'Hendrick Van Hulst) « d’un devant d’architecture, rideau, etc. [...] du dessin de M. Rigaud. » Comme c'était souvent le cas, le peintre avait en effet fourni au graveur un crayon arrangé de son œuvre, dans un ovale de pierre avec, notamment, un grand drapé débordant. Si ce crayon semblait jusqu'ici perdu, on connaissait pourtant une sanguine, en contrepartie de la toile qui, nonobstant le correctif de la date du 13 février 1707 en 1710, semblait préparatif à la gravure et peut-être être de la main de Duchange (Oxford, Ashmolean museum).

Des variantes par rapport au tableau de Dijon y apparaissaient comme dans le dessin de Boulogne Enchères : les gros boutons de la veste et la cravate de satin frangée qui débordait du buste ont disparu tandis que les attributs du sculpteur prévus par Rigaud au bas à droite de son dessin, ne furent finalement pas retenus par Duchange dans sa sanguine ni dans sa planche gravée. Comme s'il n'eut pas été nécessaire - au vu de la célébrité du modèle - de rappeler par des outils la fonction de ce prodigieux artiste...

Autre réapparition, plus discrète celle-ci, est celle du premier des trois portraits peints par Rigaud du ministre Jean-Baptiste Colbert (1665-1746), marquis de Torcy et de Sablé, de Bois-Dauphin et de Pressigné.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [avant et après début de la restauration] © photos Patrick Butti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [avant et après début de la restauration] © photos Patrick Butti

Ce grand format, sur lequel nous nous étions déjà exprimés en 2012 à l'occasion de sa mise en vente publique à La Flèche, n'avait alors pas trouvé preneur et était demeuré depuis chez ses propriétaires. Si le tableau de présentait pas vraiment de lacunes importantes, comme nous l'avouaient alors les experts du cabinet Turquin chez qui nous l'avions examiné, sa qualité restait difficilement estimable du fait d'un encrassement général qui le fit même passer pour une copie réalisée après 1850. 

Toutefois, selon nous, une certaine promesse émanait de ce visage tout en douceur dont l'épaisseur de la pâte plus ancienne, évoquait un travail plus attentif que le léger brossage d'un décorum davantage suggéré. Le portrait pouvait peut-être alors trahir sinon un travail de collaboration d'atelier, du moins un état de possible inachèvement.

Le passage du tableau dans l'atelier du restaurateur Patrick Butti en ce début d'année est venu confirmer cette dernière impression. Le nettoyage de la couche picturale et l'allègement du vernis ont révélé de manière flagrante la grande qualité de facture du visage, dans la veine de ce que Rigaud proposait en cette dernière décennie du XVIIe siècle. L'artiste n'avait peut-être pas encore atteint le sublime velouté des chairs qui fera dans les années 1710 l'apogée de sa maitrise, mais la précision du travail du visage de Colbert suffit à faire revenir l'œuvre (rentoilée à l'époque moderne), à une date proche de sa création en 1697.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti
Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Colbert de Croissy, 1697. Collection particulière [détails du début de la restauration sur le visage et sur la cravate, réapparition des couleurs d'origine,...] © photos Patrick Butti

Le portfolio ci-dessus, aimablement fourni par Mr Butti que nous remercions, révèle le grand intérêt de ce portrait dont certaines parties - comme dans la cravate ou les traits du modèle - trahissent un métier sûr. On ne s'explique cependant pas pourquoi de nombreuses autres restèrent plus approximatives. La main posée sur le bureau, par exemple, demeure peu caractérisée, comme tapie dans l'ombre alors que, près d'elle, dans la lumière, la lettre Au Roy semble tout à fait aboutie. L'autre main gantée, au premier plan, propose une finition trop nerveuse pour être définitive tandis que le grand rideau, à l'arrière, avec ces volutes simplement creusées du bout du manche d'un pinceau à même la matière, semble témoigner d'une première étape dans le processus pictural, une ébauche de décor au-delà duquel l'artiste n'a pas été.

Alors pourrait-il s'agir d'une réplique qui se voulait autographe et dont le maître délégua comme à son habitude la confection du décorum à ses aides d'atelier ? Ou s'agit-il de l'original qui n'aurait dans ce cas pas été achevé ?

Difficile de le préciser avec assurance en l'absence d'une étude radiographique plus approfondie.

Hyacinthe Rigaud portrait dit à tort du duc de Vilars, 1704. Aix-en-Provence, collection particulière © Photo Alexandre Mahue - Deloffre

Hyacinthe Rigaud portrait dit à tort du duc de Vilars, 1704. Aix-en-Provence, collection particulière © Photo Alexandre Mahue - Deloffre

Mais l'une des découvertes les plus passionnantes de cette année est celle d'un Rigaud totalement inédit, jamais publié et dont la plupart des spécialistes ignorait l'existence.

Conservé chez ses descendants depuis l'origine en Provence comme une possible effigie du maréchal de Villars, ce vaste portrait, figure un homme debout dans ce qui pourrait être un environnement de jardin (ou de palais imaginaire ?), vêtu d'un ample manteau cramoisi qui l'enserre à la manière d'une toge antique. La main droite est tapie dans l'ombre comme on peut le voir dans l'effigie du marquis de de Dangeau, peint en 1702 (Versailles, musée national du château). Son autre main, ostentatoire, gracile, sorte d'élément de premier plan, se pose de manière nonchalante sur un fauteuil à haut dossier de velours bleu damassé de motifs de feuillages. Le col de la chemise est ouvert, possible indice, sinon d'un artiste, du moins d'un homme décontracté, affable, bien en société. Son rang est marqué par la richesse de sa veste toute de soie d'or, boutonnée et galonnée de même, agrémenté d'une dentelle fine de Flandre allant jusqu'aux engageantes de coton.

Signature autographe de Rigaud au dos de la toile d'origine © Photo Hyacinthe Rigaud portrait dit à tort du duc de Vilars, 1704. Aix-en-Provence, collection particulière © Photo Alexandre Mahue-Deloffre

Signature autographe de Rigaud au dos de la toile d'origine © Photo Hyacinthe Rigaud portrait dit à tort du duc de Vilars, 1704. Aix-en-Provence, collection particulière © Photo Alexandre Mahue-Deloffre

Conservée sur son ancien châssis à traverses ainsi que sur sa toile d'origine, le tableau a cela d'exceptionnel que de conserver de manière très nette une signature et une date dont la graphie ne font aucune doute quant à sa paternité : Fait par Hyacinthe Rigaud 1704.

Étonnamment, il côtoie sur les cimaises de son salon, un autre grand portrait qui, par le hasard des réunions qu'organisent les héritages, évoque lui aussi le nom de Rigaud. Peinte par un artiste anonyme mais plus tardivement, comme le montre le style de la perruque de celle qui singe la posture « à la Cérès » que donna le Catalan à la dernière épouse du président provençal Cardin Le Bret, cette femme des années 1740, confère à la pièce un je ne sais quoi de rigaldien.

 

Anonyme de la fin du XVIIIe siècle, portrait de femme. Collection privée © Photo Alexandre Mahue-Deloffre

Anonyme de la fin du XVIIIe siècle, portrait de femme. Collection privée © Photo Alexandre Mahue-Deloffre

La date de 1704 inscrite par Rigaud au dos du portrait masculin s'avère un indicateur tout à fait probant de la proximité inspiratrice qui prélude à cette époque à la création d'un ensemble de portraits présentant des mains très communes comme celles de l'effigie du président de Bérulle (1710), de Pierre Drevet (1700), ou encore de Claude Deshais-Gendron (1704). À une époque où Rigaud présentait au grand Salon du Louvre cette année là une sélection de ses plus belles productions, il n'est pas étonnant qu'il choisit ces mêmes partis pour magnifier ses modèles.

Exemples d'emplois chez Rigaud de ce mains moulées en plâtres pour différents modèles comme celui du président de Béthune (en haut à droite) ou des mains de Pierre Drevet du musée de Lyon ou celle du dessin figurant Deshayes gendron, toutes entre 1704 et 1710 © d.r.

Exemples d'emplois chez Rigaud de ce mains moulées en plâtres pour différents modèles comme celui du président de Béthune (en haut à droite) ou des mains de Pierre Drevet du musée de Lyon ou celle du dessin figurant Deshayes gendron, toutes entre 1704 et 1710 © d.r.

D'ailleurs, à peu près au même moment, l'art de la décontraction par la chemise ouverte qui dénotait davantage du statut de Gentilhomme que d'artiste, enflamma les modèles dans leur choix de représentation : À gauche, le sculpteur Antoine Coysevox, comme surpris dans la décontraction de son atelier, avait repris en 1704 ce canon, utilisé pour le Gaspard Rigaud, le frère d'Hyacinthe dès 1691. Un certain Monsieur de Saint-Amour, tout auréolé de sa croix de l'ordre de Saint-Louis s'était immiscé dans la ronde, partageant avec Coysevox une mise et un air commun qu'il est amusant de rappeler, tout en optant pour la posture utilisée par Rigaud pour l'occuliste Deshaies-Gendron ou le diplomate Matthrw Prior en 1699. Fermant à marche à droite, Pierre Drevet résumait à lui seul cette pose décontractée dans laquelle l'importance des mains comme prolongement de Soi, comme marqueur de son intelligence et de sa capacité n'était plus à démontrer.

Hyacinthe Rigaud, portrait d'Antoine Coysevox. Château de Parentignat  © photo Stéphan Perreau / Anonyme d'après Rigaud, portrait de Monsieur de Saint Amour, vendu le 6 février 2016 (lot 52) par Prunier à Louviers © courtesy Prunier svv / Portrait de Pierre Drevet, 1700, Musée des Beaux-arts de Lyon © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait d'Antoine Coysevox. Château de Parentignat © photo Stéphan Perreau / Anonyme d'après Rigaud, portrait de Monsieur de Saint Amour, vendu le 6 février 2016 (lot 52) par Prunier à Louviers © courtesy Prunier svv / Portrait de Pierre Drevet, 1700, Musée des Beaux-arts de Lyon © d.r.

Alors Villars ou pas Villars ? Pour nous, la comparaison n'est hélas pas très probante même si l'on eut été ravi d'imaginer ce héros militaire prendre un repos mérité pour se faire peindre en élégante domesticité plutôt qu'en maréchal de France. La comparaison s'arrête malheureusement là tant les deux visages diffèrent. Nous n'en sommes, avec Alexandre Mahue-Deloffre, qu'aux balbutiements de la recherche généalogique familiale dont les plus grandes lignées ne mènent pour l'instant à rien de concluant et donnent davantage leur chance aux acquisitions par collatéraux et par héritages. Mais avec plus de 1500 portraits dont seul un tout petit pourcentage est illustré par l'image et un autre qui n'a pas d'identité assurée, le catalogue de Rigaud est bien loin d'avoir livré tous ses secrets, s'évertuant à détromper les plus aguerris. En l'on ne peut d'ailleurs que s'en réjouir !

L'homme provençal — providentiel sans nul doute —, ouvrira donc la discussion qui lui redonnera peut-être sous peu sa véritable identité...

Vente et marge des ventes : Hyacinthe Rigaud dans ses états
Retour à l'accueil