Le beau Rigaud de la vente Ader ou le goût ecclésiastique
02 déc. 2020Dans l'oeuvre d'Hyacinthe Rigaud, prêtres, abbés, prédicateurs, aumôniers, évêques, archevêques, cardinaux et autres hommes d'église tiennent, on le sait, une place prépondérante. En tant que détenteurs de pouvoir et acteurs permanents de la vie privée ou publique, ils eurent à cœur de se faire peindre, parfois dans des attitudes tout aussi spectaculaires que les plus hauts dignitaires du royaume. C'est pourtant dans leurs effigies plus intimes, plus proches d'une certaine humanité que l'on perçoit le meilleur Rigaud, celui de la simplicité, celui du voleur d'âmes.
Le 26 octobre dernier, la mise en ligne sur un site marchand de ce très spirituel portrait d'abbé donné à « l'entourage d'Hyacinthe Rigaud » par la maison Ader, piqua donc immédiatement la curiosité de plusieurs collectionneurs, spécialistes ou conservateurs [1].
Le réseau fonctionna a plein et, renseignements pris au cabinet Turquin le jour même, nous furent tous d'accord pour y voir la main du portraitiste, comme l'indiquait d'ailleurs, au dos du tableau, la copie dactylographiée d'une lettre manuscrite. L'auteur, le collectionneur et expert d'art Jules Eugène Féral (1874-1944), écrivait à un membre du cabinet du général Alphonse Joseph Georges (1875-1951) qui en avait fait l'acquisition : « Il [le tableau] appartient certainement, à mon avis, à l’école de Hyacinthe Rigaud et son attribution à ce maître résulte de l’examen que nous avons pu en faire en le cataloguant. L’inscription du nom de Largilliere que vous avez relevé sur le châssis ne mérite pas d’être retenue. »
Hyacinthe Rigaud, portrait d'abbé (détail du dos), v. 1690-1700. Collection particulière © Stéphan Perreau
Prévue pour une vente du 13 novembre 2020 sous le lot 36, la vente fut donc reportée à une session de janvier, passant d'une estimation prudente de 1200 à 1500 € à celle plus gourmande de 8 à 12000 €.
Il est vrai que le regard finement aiguisé du modèle, la richesse des carnations dans les chairs, l'épaisseur de la patte et la volubilité des cheveux traités au naturel justifiaient l'inflation. Une telle qualité ne pouvait évidemment plaider que pour la main du maître, même si le vêtement, plus légèrement brossé et esquissé dans certaines de ses parties, évoquait, sinon la participation d'un aide d'atelier, du moins un éventuel inachèvement de la composition.
Stylistiquement, le portrait de notre abbé est pourtant dans la même veine sensible que celui de Charles de Parvillez, peint en 1692 (Nîmes, musée des Beaux-arts), avec lequel il partage la même profondeur, les mêmes tonalités ; la perruque et le « contentement de soi » en moins.
Car si la face replète du religieux pouvait le faire passer pour un homme bien malin, sûr de lui, son regard plaidait davantage pour la bienveillance. Un regard sur lequel Rigaud a porté toute son attention après avoir chargé les chairs en blanc pour mieux les rosir. On voit apparaître, au coin des yeux, là où naissent les larmes, cette préparation rouge sous-jacente dont Rigaud se servait pour préparer ses toiles et qui, ici, met en valeur les touches de blancs qui humidifient la paupière inférieure et illuminent l'iris.
Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles de Parvillez, 1692, Nîmes, musée des Beaux-arts © photo Stéphan Perreau
Malheureusement peu d'indices sont venus nous aider à identifier le modèle dont le nom attend encore peut-être, solitaire, dans les livres de comptes de l'artiste. L'image n'ayant pas été gravée, on se gardera de faire un quelconque parallèle avec les abbés listés dans le catalogue. Tout juste pouvons nous supposer que le portrait fut peint entre 1690 et 1700, à une époque où l'artiste maîtrisait déjà mieux les subtilités des carnations qu'à ses débuts, tout autant que l'ordonnance virtuose des vêtements.
Si les cheveux traités aux naturel et le grand camaïeu de noir de la robe furent repris indistinctement assez tard dans le siècle, la petite moustache que l'on voit sourdre sous le nez, évoque une mode déjà plus ancienne. Colbert de Croissy, Clément d'Affincourt ou Hippolyte de Béthune (ci-dessous, respectivement à droite et à gauche) furent de ceux qui la conservaient encore lors de leur passage devant Rigaud en 1691, 1693 et 1694...
L'abbé d'Ader, au côté d'autres prélats récemment redécouverts ou réidentifiés[2], complète avec justesse la galerie des ecclésiastiques peints par l'artiste durant toute sa carrière.
[1] Ariane James-Sarazin, "Un nouveau Rigaud de jeunesse ?", Hyacinthe Rigaud (1659-1743). L'homme et son art - Le catalogue raisonné, Editions Faton, [en ligne], mis en ligne le 27 octobre 2020, URL : http://www.hyacinthe-rigaud.fr/single-post/2020/10/27/Un-nouveau-Rigaud-de-jeunesse.
[2] C'est le cas d'une effigie de jeune abbé, conservée au musée de Cherbourg sous une ancienne appellation, des images des évêques de Lectoure et de Saint Flour ou du portrait retrouvé du jeune abbé de Brissac (article sous presse).