En dehors de toute indication de profession, de titulature ou de parentèle connue, il est souvent périlleux, pour l'historien, d'identifier l'un des nombreux modèles répertoriés dans les livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud. L'énigme devient plus épineuse encore lorsque certains clients en viennent à partager le même patronyme tels les sept Monsieur Olivier peints par l'artiste entre 1691 et 1709. Si, pour trois d'entre eux, les manuscrits précisèrent qu'ils étaient respectivement originaires de Lyon et de Dunkerque — réduisant ainsi potentiellement le champ de la recherche  — on s'était résignés à laisser l'identité des autres à l'état de conjecture prudente.

Rien ne laisser donc présumer que l'un de ces « Olivier » perdus ornait en réalité depuis presque 300 ans les murs du château de Champchevrier en Touraine offert, avec le portrait de son épouse, à la vue des visiteurs dès l'ouverture au public en 1995 de cette élégante demeure familiale. Là, dans le salon de musique, au dessus du piano, nous avions en effet remarqué dès 2020 sur vidéo, deux œuvres potentielles de l'artiste, accrochées en hauteur, de part et d'autre du trumeau de la cheminée de la pièce.

Salon de musique du château de Champchevrier © photo ADT Touraine. JC Coutand.

Salon de musique du château de Champchevrier © photo ADT Touraine. JC Coutand.

S'il fallait rester prudent et attendre la confirmation de cette illustre paternité par un examen de visu, leur composition nous semblait toutefois dans l'exact ton du vocabulaire rigaudien. « Dans le ton » seulement car les postures et vêtures paraissaient inédites dans le catalogue de l'artiste, laissant présager une nouvelle découverte autographe, magnifiée par l'éclat des couleurs, la richesse des textures et la spiritualité de mines.

Un premier échange avec Mme Laurence Bizard-Hamilton, descendante des derniers propriétaires du château, nous révéla ainsi qu'il s'agissait bien d’œuvres du Catalan tout en nous indiquant que les modèles lui étaient connus comme un couple de financiers parisiens, ayant été les parrains et marraine du second baron de Champchevrier.

À l'appui de clichés de travail qui nous furent très aimablement transmis, et tout en planifiant notre visite au château prévue quelques mois plus tard, une recherche plus approfondie nous permit de préciser l'identité des deux modèles : Michel d'Olivier (v.1670-1724) et Jeanne-Marie Regnault (v. 1682-1723). Il était dès lors aisé de faire correspondre les portraits avec la mention portée au crédit des livres de comptes de l'artiste pour l'année 1704 de deux effigies et non, comme certains le croyaient encore récemment, d'un seul et même tableau comprenant deux figures.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Michel d'Olivier et de son épouse Jeanne-Marie Regnault, 1704. Collection particulière © photo Stéphan PerreauHyacinthe Rigaud, portrait de Michel d'Olivier et de son épouse Jeanne-Marie Regnault, 1704. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud, portrait de Michel d'Olivier et de son épouse Jeanne-Marie Regnault, 1704. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Né à Durtal en Anjou, Michel d'Olivier (ou d'Ollivier selon certains actes notariés) débuta sa carrière comme diplomate auprès de plusieurs princes allemands et, comme le rappelle Thierry Clayens dans son Dictionnaire biographique des financiers en France au XVIIIe siècle (2011, t. 2, p. 1770-1771), fut un proche du ministre Colbert de Torcy. C'est tout auréolé de sa charge de conseiller-secrétaire du roi, acquise le 31 mai 1702 contre 72 000 livres, qu'il se présenta devant le notaire parisien Henri Boutet, le 6 janvier 1703, pour approuver les termes de son contrat de mariage avec Jeanne-Marie Regnault, fille d'un ancien échevin et doyen des quartiniers de Paris. Désormais beau-frère d'un payeur des rentes de l'hôtel de ville et à la tête d'une fortune évaluée à 350 000 livres « tant en fonds qu'en meubles toutes dettes déduites », d'Olivier se fit entourer de nombreux témoins dont plusieurs membres de la maison de Lorraine, branche cadette de celle de Guise, dont il était grand écuyer ou simple protégé. Louis (1641–1718), Comte d’Armagnac et son épouse Catherine de Neufville de Villeroy (1639-1707) signèrent avec certains de leurs enfants : Henri de Lorraine, comte de Brionne (1661-1713), grand écuyer en survivance de son père, François-Armand, abbé de Lorraine (1665-1728), futur évêque de Bayeux, Louis-Alphonse, bailly de Lorraine (1675-1704), Charlotte de Lorraine (1678-1757) dite « Mademoiselle d'Armagnac », le prince Charles de Lorraine (1684-1751) et Marie de Lorraine (1674-1724), princesse de Monaco.

Le choix que d'Olivier fit de Rigaud pour fixer son image et celle de sa femme n'était donc pas anodin, correspondant sans doute au prolongement d'une volonté de paraitre par l'emploi du portraitiste le plus cher et le plus couru de la place.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Michel d'Ollivier, 1704. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud, portrait de Michel d'Ollivier, 1704. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

L'air satisfait agrémenté d'un demi-sourire esquissé, d'Olivier pose se trois-quarts, la tête tournée vers le spectateur, coiffé d'une perruque aux tignons hauts très en vogue durant la première décennie du XVIIIe siècle. Vêtu d'une veste de soie d'or à motifs floraux argent, bleu et rouge, de la boutonnière défaite de laquelle s'échappe une chemise de coton au col en « négligé » à la délicate dentelle, le secrétaire royal maintient d'une main délicatement repliée vers sa poitrine, le froissé d'un manteau de velours bleu nuit bordé d'un galon d'or enveloppant son buste. Cette main préhensile, accessoire inflationniste des compositions rigaudiennes, fit passer le prix ordinaire du buste de 150 à 200 livres, annonçant les formats agrandis du type Magnanis ou Drouard du Bousset.

L'agencement du buste, magnifié d'un drapé animé de toute une science aigue du plis, s'extirpe déjà des effigies contemporaines du type Girardon pour tendre vers ces gentilhommes richement agencés des années 1710.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jeanne-Marie Regnault, 1704. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jeanne-Marie Regnault, 1704. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Jeanne-Marie Regnault, dont les 60 000 livres de dot témoignaient de l'aisance financière de sa famille, illustre quant à elle tout de l'art du peintre en cette première décennie du XVIIIe siècle. Cette belle période, tout en rondeur, en précision anatomique, en maturité des proportions a donné selon nous les plus beaux apports du maître à son catalogue et aussi les plus réputées. Partageant bien des affinités avec le brio des portraits pourtant plus imposants de Madame Pecoil ou de la duchesse de Mantoue, la sensualité des traits de Jeanne-Marie annonçait celles des « aimables dames » des années 1710, de la marquise de Louville à Madame Lebret, en passant par Madame de Kercado ou Madame de Laravoye.

Contrairement à une légende tenace et comme preuve indéniable du soin tout particulier que Rigaud portait à la mise en valeur de ses clientes, Madame d'Olivier parait ici surnager dans un fracas de tissus plus éclatant encore que son époux. Assise sur son nuage de soie rosée surplissée qu'elle maintient du bout de ses doigts, elle se laisse envelopper sans contraintes, dévoilant un décolleté sensuel magnifié par un bustier d'or moiré de motifs floraux colorés aux bretelles retenues sur les épaules par des rubans de soie bleue. Sa coiffure poudrée, sophistiquement montée en chignon mêlé d'une tresse, est agrémenté sur le front de deux délicates boucles en « cruches » et, sur l'arrière, d'un ruban de même soie que le bustier. 

Le retombé de la chemise de coton, sur l'épaule droite, laissant voir par transparence le rosé de la peau sous-jacente tel un hymne à la sensualité, rappelle celui de même facture sur le bras de Madame Lebret. Quant à la main, aux doigts si extraordinairement arachnéens et aux ongles courts animés d'une touche lumineuse de blanc, elle emprunte son esprit, en tant qu'accessoire récurrent du vocabulaire de l'artiste, à celui d'autres portraits. Qu'elle soit féminine (Clara Rigau) ou masculine (Monsieur de Roll), elle participe ainsi à l'élégance de l'attitude.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Jeanne-Marie Regnault. Collection particulière © d.r.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Jeanne-Marie Regnault. Collection particulière © d.r.

Bien que les livres de comptes ne mentionnent aucune copie des deux portraits qui aurait été commandée à l'atelier, une seconde version de celui de Madame d'Olivier a réapparu, peu de temps après notre redécouverte, dans une vente Bukowski à Stockholm 24 juin 2021 (lot 533). Attribuée à Nicolas de Largillierre, plus raide mais non moins fidèle à l'original, cette recopie avait auparavant été proposée dans une autre vente de la capitale suédoide, chez Björcks Konsthandel, les 21-22 novembre 1940 (lot 87).

Désormais installé, d'Olivier continua son ascension dans la finance. Au prix de 36000 livres, il acquiert ainsi, le 6 septembre 1707, l'office de conseiller, trésorier général, payeur ancien, alternatif et mi-triennal de messieurs les secrétaires du roi — jointe à celle de principal commis — et revend deux ans plus tard celle de conseiller-secrétaire du roi à Étienne Hallé. Le 29 mars 1710, il ajoute à ses fonctions de payeur des secrétaires, celle des augmentations des gages des conseillers. C'est enfin à cette époque qu'il quitte le quartier Saint-Germain-l'Auxerrois où il vivait, rue de Béthisy, en achetant le 27 avril 1709 contre 100 000 livres à Romain Bru, écuyer, seigneur de Mongelas, trésorier général de l'extraordinaire des guerres, un hôtel particulier du même nom, rue du grand chantier (aujourd'hui rue des Archives). Réuni en 2002 au musée de la chasse et de la nature, l'immeuble passe aujourd'hui pour l'une des belles architectures du Marais. Un projet de réaménagement par l'agence Mansart, conservé à la Bibliothèque Nationale, nous éclaire sur l'agencement intérieur de l'hôtel, peu de temps avant l'installation du nouveau couple. Il correspond ainsi peu ou prou aux différentes sections de l'inventaire après décès de Michel d'Olivier, réalisé le 27 juin 1724, un an après la disparition de Jeanne-Marie Regnault.

Paris, l'hôtel de Mongelas, rue du Grand chantier. Extrait du plan de Turgot, 1734-1739 © d.r. et étage d'entresolle du plan de l'agence Mansart © BNF
Paris, l'hôtel de Mongelas, rue du Grand chantier. Extrait du plan de Turgot, 1734-1739 © d.r. et étage d'entresolle du plan de l'agence Mansart © BNF

Paris, l'hôtel de Mongelas, rue du Grand chantier. Extrait du plan de Turgot, 1734-1739 © d.r. et étage d'entresolle du plan de l'agence Mansart © BNF

Si, comme souvent dans les inventaires, les portraits peints par Rigaud ne furent pas décrits en tant que tel par les commissaires priseurs, l'aisance du mobilier des d'Olivier est palpable, dès l'estimation des six chevaux et des trois voitures (berline, calèche et chaise de poste), garnies de « draperie à franges en cartisanne de soye verte », de rideaux de taffetas et stores de même couleur ou d’un velours de Gênes « à fleurs à parterre avec des franges et cartisanne de soye cramoisy ».

Aux nombreux meubles de prix (table de marbre noir et jaune ou rouge et blanc du Languedoc, table de marbre blanc sculpté gravé à fond bleu et or, pendule sonnante d'Isaac Thuret, tapis de Perse, bureau de marqueterie couvert de maroquin noir « garny par le corps et pied d’ornements de cuivre doré or moulu  », tapisseries des Flandres, coffre fort de fer d'Allemagne...) répondait un ensemble important de bronzes et de tableaux, prisé de l'avis d'André Tramblin, peintre, marchand et ancien professeur à l'Académie de peinture. Une figure d'Apollon et un Antinoüs du Belvédère, respectivement sur leurs pieds de marqueterie ou d'ébène conversaient ainsi avec une femme hémoragique et divers scènes à thématiques tant bibliques que mythologiques. Si la part belle était faite par mode au scènes illustrant les Métamorphoses d'Ovide, trois grandes toiles de Jean-François de Troy, Coriolan devant Rome, la Continence de Scipion et l’Enlèvement des Sabines firent pour longtemps la réputation d'un petit cabinet du rez-de-chaussée [2].

Argenterie et bijoux clôturaient les biens meubles, parmi lesquels on pouvait noter « une bague en brillant blanc et parfait [...], montée sur or, émaillée » estimée à 8000 livres, « une bague en talisman d’argent avec dix huit annaux d’argent garni de verre, parmi lesquels est un petit jonc d’or dans lequel sont enchâssé des petits diamants avec un petit boîtier fermant à clef » et « une épée d’acier doré garnie de sa poignée d’argent dor ».

Reconstitution et plan du château de Bondy vers 1740 (archives de Seine-Saint-Denis)

Reconstitution et plan du château de Bondy vers 1740 (archives de Seine-Saint-Denis)

C'est peut-être la santé déclinante de son épouse qui motiva Michel d'Olivier à louer, le 1er avril 1723 et pour six années, le petit château de Bondy qu'avait fait bâtir dès 1695 le père de Philippe Tribouleau, président, trésorier de France au bureau de la généralité de Paris. Cette retraite à la campagne fut éphémère puisqu'elle vit le décès Jeanne-Marie Regnault, cinq mois plus tard et son enterrement le 5 août 1723 à Saint Jean en Grève. Le 23 mai 1724, Michel d'Olivier disparut à son tour en son hôtel parisien, laissant tout ses biens à son unique nièce vivante, Louise Le Chauvelier de L'Huillerie (1689-1761) et à son époux depuis 1715, Jean-Baptiste Henri Pierre de La Rüe, seigneur du Can (1685-1760), conseiller au présidial de La Flèche.

Conseiller honoraire depuis le 6 octobre 1717, d'Olivier avait revendu, dès 1719, toutes ses charges à ce neveu par alliance, pour son établissement. Devenu en 1728 châtelain de Champchevier puis baron de sa terre par lettres patentes du roi en 1741, de la Ruë du Can et son épouse s'installèrent à leur tour rue du Grand Chantier jusqu'au mi-temps du siècle où, comme les d'Olivier, tous les deux moururent à un an d'intervalle. Il y avait lui aussi apporté son propre portrait, peint par Rigaud dans les premières années du siècle, autre surprise de notre visite à Champchevrier car totalement inédit dans le catalogue de l'artiste.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Henri Pierre de La Rüe, seigneur du Can, v. 1701. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Henri Pierre de La Rüe, seigneur du Can, v. 1701. Collection particulière © photo Stéphan Perreau

Présenté dans la galerie des portraits du château, à hauteur d'homme pour une étude tout à loisir, celui qui n'était que seigneur de son fief pose devant le peintre dans un grand manteau de velours rouge à l'imitation de tant de gentilhommes avant lui. Cet habillement combiné au style de la perruque, évoquent sans grande hésitation les toutes premières années du XVIIIe siècle, probablement même l'année 1700-1701, alors que le jeune homme sortait de l'adolescence. L'ample masse capillaire appartenait encore à ces postiches portés par le jeune prince de Hesse (1698), Colbert de Torcy (1699) voire même celle Rigaud dans son autoportrait au manteau bleu ou encore d'Antoine Ranc (1696). Légèrement plus tardive que ses consœurs, l'effigie du futur baron emprunte à celle du dernier, peintre à Montpellier, une formule d'habillement qui fera recette. Le fracas du drapé de velours, soigneusement ordonné pour illustrer la virtuosité de l'artiste, est habilement mis en valeur par le retroussé de la doublure, tout en passementerie d'or.

Les carnations du visage, particulièrement soignées, donnent au portrait un inimitable sentiment de vie, de proximité avec le spectateur, comme si la conversation pouvait dès lors s'engager entre le regardé et les regardants.

Qu'il nous soit permis de remercier chaleureusement Madame Bizard-Hamilton et toute sa famille de nous avoir réservé un si aimable accueil, pour ces moments passés en leur intime compagnie et de nous avoir autorisé à publier cette petite présentation de leurs tableaux ainsi que de les inclure à notre catalogue raisonné.

Nous ne pouvons qu'engager le lecteur à pousser à son tour les portes du délicat château de Champchevrier dont l'histoire et le mobilier réserve encore tant de surprises...

Hyacinthe Rigaud à Champchevrier ou les chef d'œuvre de l'hôtel de Mongelas
Hyacinthe Rigaud à Champchevrier ou les chef d'œuvre de l'hôtel de Mongelas
Hyacinthe Rigaud à Champchevrier ou les chef d'œuvre de l'hôtel de Mongelas
Hyacinthe Rigaud à Champchevrier ou les chef d'œuvre de l'hôtel de Mongelas
Hyacinthe Rigaud à Champchevrier ou les chef d'œuvre de l'hôtel de Mongelas
Hyacinthe Rigaud à Champchevrier ou les chef d'œuvre de l'hôtel de Mongelas

1. Le premier ayant bien été parrain par représentation lors de la naissance, à La Flèche, de son petit-neveu Michel de la Ruë du Can (1718-1792).

2. Voir l'analogie avec les n°P.48 à 50 du catalogue Leribault de 2002, p. 232-233.

Cachet et signature de Michel d'Olivier sur son testament de 1705. Paris, archives nationales © photo Stéphan Perreau

Cachet et signature de Michel d'Olivier sur son testament de 1705. Paris, archives nationales © photo Stéphan Perreau

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