Exit Madame Aupoys ou la découverte d'un vrai Rigaud
02 août 2020La rédaction de cet article a débuté le 17 juin dernier sur accord de l'étude Courau de Bordeaux, que nous remercions, et a été achevé le 2 août, après réception des derniers éléments techniques aimablement communiqués par le cabinet Turquin.
Hyacinthe Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1719-1721 (détail). Collection particulière © photo Stéphan Perreau
C'est toujours avec une certaine émotion que se dévoile au regard une œuvre originale d'Hyacinthe Rigaud, avec tant d'évidence d'ailleurs dans toutes ses parties de la peinture, qu'elle change complètement la perception que l'on avait de l'image. Le 19 juin dernier, sous le lot 64, devait être vendu à Bordeaux, chez maître Courau, un portrait alors attribué à Nicolas de Largillierre (sur la foi légitime d'un cartel au bas du cadre)[1].
Hyacinthe Rigaud, présumé de Madame de La Jonchère, v. 1719-1721. Collection particulière © photo Cabinet Turquin
Sans préjuger de pouvoir voir immédiatement l'œuvre, nous y avions toutefois reconnu un possible original de Rigaud et échangions immédiatement avec l'étude bordelaise dès le 9 juin. Durant les jours qui suivirent, la décision fut prise par l'étude de retirer l'œuvre du site interenchères où nous l'avions remarquée, afin de nous permettre de pouvoir préciser l'expertise. Des clichés, fournis aimablement par la maison Courau le 17 juin suivant, sont venus pressentir qu'il s'agissait selon nous d'une œuvre autographe de tout premier plan, ce qu'un examen de visu permit de confirmer sans aucune hésitation. Suite à la remise le 5 juillet de notre expertise, la maison Courau décida d'envoyer le tableau au cabinet Turquin à Paris pour continuer le travail...
L’effigie représente une jeune femme, âgée environ de 25 ou 30 ans, cadrée jusqu’aux genoux, assise dans un large fauteuil aux accotoirs nervurés garnis de feuilles d’acanthes, récurrent dans les portraits de grand format de Rigaud dans les années 1710-1730. Le dossier, mouvementé et sculpté, est garni d’un velours rouge damassé de motifs de feuillages et de fleurs.
Un grand rideau de fond, avec son revers de soie aux reflets changeants, vient meubler l’arrière de la composition et se déposer sur le fronton du dossier. Cette technique, qui remplace le blanc de la lumière par un vert d'eau, sonne comme une véritable signature de l'artiste et se retrouvera dans maintes productions à l'instar du beau rideau du portrait dit de Madame de Montginot et de son époux, traditionnellement donné à François de Troy mais bien plus probablement du Catalan (Nantes, musée des Beaux-arts)[2].
À gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait de femme à la robe brune, v. 1719-1721 (détail). Collection particulière © photo cabinet Turquin / À droite : Hyacinthe Rigaud (attr.), portrait dit de Madame de Montginot. Nantes, musée des beaux-arts. Inv. 996.4.1.P © photo Stéphan Perreau
La perruque est ce qu’on appelle déjà une « perruque bouton » caractéristique des années 1720-1730, avec son réseau de boucles très ramassées sur le crane et ses deux cruches (ou boucles), retombent sur les tempes de part et d’autre du front.
Le modèle, porte une « robe volante » de velours et se tient assise face au spectateur. Son corps suit une légère courbe serpentine allant des genoux écartés, à droite, au buste tourné vers la gauche, pour revenir à la tête, délicatement penchée ; ondulation qui se retrouve chez l’artiste dans de nombreux portraits de personnages en pied des années 1710-1720. On citera principalement celui de la comtesse de Selles travestie en Cérès (1712, collection privée) ou celui de la princesse Palatine (1713, Berlin, Deutsches Historisches Museum. Inv. GM 96/37) avec lequel notre portrait partage bien d’autres éléments. L’un d’eux est la position de la main gauche, repliée sur la poitrine ; main que l’on retrouve aussi dans quelques effigies masculines à l’instar de celle du financier Gérard Michel (1721, Château de Parentignat), du marquis d’Herbault (1723, collection privée) et, surtout, de celle présumée de la comtesse de Platten (1724, connue par un dessin conservé à la Graphische Sammlung Albertina de Vienne). Dans cette dernière, ainsi que dans le portrait de la princesse Palatine, la main tient délicatement un voile, qui, dans le cas présent, est fait d’une fine mousseline à décors de bandes à trois liserés, bleu-vert et d’or.
Hyacinthe Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1719-1721 (détail). Collection particulière © photo Stéphan Perreau
L’étoffe, évanescente, entoure tout le bas des épaules avant de ressortir sur la gauche et de se déposer sur le bras droit et le genou. Elle laisse naturellement entrevoir tous les éléments devant lesquels elle se superpose (fauteuil, velours, plis), forçant de fait l’admiration tant les reprises de motifs décorés épousent avec un extrême réalisme chaque inflexion du tissu, qu’il soit dans l’ombre ou semi-éclairé. L’avant bras droit et sa main, aux longs doigts longilignes (l’une des marques de fabrique de l’art de Rigaud), s’appuient tous deux sur l’accotoir du fauteuil en un geste lascif. Comme à son habitude, l’artiste aime à souligner les reflets de la lumière, comme avec cette délicate touche de blanc, apposée sur l’ongle du pouce qu’elle fait briller.
Hyacinthe Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1719-1721 (détails). Collection particulière © photo Stéphan Perreau
Dans la gorge de la robe, entre deux boutons, apparait le froissé d’une chemise de coton à fines côtes (que l’on retrouve dans les engageantes des coudes, à droite) ainsi que le haut d’un corset de damas d’argent brodé de rinceaux rouges fleuris. Une longue mèche, unique, suit l’incurvé du cou pour se déposer sur une épaule. L’atmosphère générale, soulignant l’intimité du modèle dans un intérieur, est renforcée par un subtil jeu entre la lumière crue, venant de la droite, et les ombres profondes qu’elle créée, à son opposé, sur les tissus et les chairs. La reprise de l’éclairage, derrière le cou du modèle, souligne ainsi la courbe naturelle du corps tandis qu’une partie du décorum semble s’effacer à droite au profit des bras et des mains, berceaux de l’expression baroque de la pose. Le regard, d’une grande poésie, semble s’illuminer grâce à l’humeur blanche déposée sur la paupière inférieure de chaque œil. Les carnations du visage et des bras illustrent enfin le célèbre « beau fini » qui caractérisait Rigaud dans le travail des textures et l’extrême rigueur de son dessin.
Hyacinthe Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1719-1721 (détails du travail des carnations). Collection particulière © photo Stéphan Perreau
L'image n'était pas inconnue. Entre 2010 et 2015, avait en effet été mise sur le marché une toile reproduisant la mise en scène de cette femme presque alanguie et dont on ne connaissait alors aucun prototype. Malgré une restauration assez spectaculaire (qui fit virer entre temps la couleur de la robe initialement verte à l'orange le plus éclatant), le portrait garda toutefois son air figé caractéristique des copies d'après Rigaud et eu du mal à convaincre le public comme original. Six sessions d'enchères successives furent d'ailleurs nécessaires pour que le tableau trouve finalement preneur[3]...
Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1721. Collection particulière © photo d.r.
Au delà de l'anecdote, qui peut arriver à toute œuvre qui ne trouve pas son public au bon moment, ces tergiversations prouvent qu'un original de la main de Rigaud, contrairement à sa copie, aura toujours cela de magique qu'à sa première vision, le cœur bien souvent chavire, laissant l'émotion vous envahir. À chaque fois, ce je-ne-sais-quoi d'évident s'impose, faisant ressentir cette vibration qui jamais ne lasse.
L'œuvre proposée par la maison Courau, justement, possède tout ce que sa copie de 2010 n'avait pas : un moelleux si caractéristique du maître dans ses carnations, un jeu subtil des ombres et des lumières dont il aimait à se jouer, une savante maîtrise enfin du réalisme dans chaque inflexion des drapés.
À gauche : atelier de Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1721 (détail). Collection particulière / À droite : Hyacinthe Rigaud, portrait présumé de Madame de La Jonchère, v. 1719-1721 (détail). Collection particulière © photo Coureau sarl Bordeaux
Invariablement, c'est alors que la question de l'identité du modèle se pose sachant que le style de la perruque permet de dater raisonnablement l’œuvre autour des années 1720. Si l'on sait qu'à cette époque Rigaud demandait alors autour de 1500 livres pour une composition originale, jusqu’aux genoux et avec la représentation des mains[4], peu de candidates inscrites dans les livres de comptes de l’artiste semblent pouvoir correspondre et ce, même si l’on sait cette comptabilité parfois oublieuse[5]. Parmi les grands formats produits dans ces années (et en tenant compte de l’âge apparent du personnage dans un habillement original)[6], un nom remporte cependant l’adhésion.
Avec les réserves d’usage sur la provenance plus ancienne du portrait, nous pourrions être en présence de l’effigie de Charlotte Raisin (1692-1757), dame de La Jonchère. La jeune femme n’avait pas encore atteint la trentaine lorsqu’elle commanda en 1719 son portrait à Rigaud contre la somme conséquente de 1500 livres. Ce même montant se trouva reporté une seconde fois en 1721, faisant penser un temps que Madame de La Jonchère avait pu commander deux effigies successives. En réalité, comme c’est par fois le cas dans les comptes de l’artiste, la première occurrence correspond probablement à la commande, et la seconde au paiement effectif. Ces détails, pour importants qu'ils soient, et dont tout historien avait donc connaissance, ne doivent pas créer l'amalgame avec l’œuvre proposée aujourd'hui, qui elle, était totalement inédite.
Née le 6 février 1692, Charlotte Raisin, était la fille de Jean-Baptiste Siret dit « Raisin cadet » (1656-1693), comédien à l’Hôtel de Bourgogne et au théâtre Guénégaud. Sa mère, Fanchon Lonchamps (v.1662-1721), dite Françoise Pitel ou « Mademoiselle Raisin », fut également une comédienne de mérite mais acquit une notoriété supplémentaire pour avoir été l’une des nombreuses maîtresses du Grand Dauphin, fils de Louis XIV. Si La Raisin eut effectivement avec le prince une fille Anne-Louise Pitel, dite « Mademoiselle de Fleury » (v.1694-1716), Charlotte était en réalité déjà née lorsque sa mère, veuve de Raisin cadet, fréquenta le Grand Dauphin.
Vue d'un salon du château de Parentignat avec le portrait de Monsieur de La Jonère en place © photo d.r.
Le 17 août 1707, notre modèle épousa par contrat, devant Louis Doyen, notaire à Paris[7], Gérard Michel (1673-1750), seigneur de La Jonchère, de Roissy et de Vaucresson, célèbre trésorier de l’ordinaire puis de l’extraordinaire des guerres (1711). Quelques années plus tard, en 1721, et alors qu’elle payait enfin Rigaud pour son portrait entamé trois ans plus tôt, son mari sollicitera lui aussi l’artiste pour une effigie tout en ostentation, en grand habit de trésorier des gendarmes et de l'Ordre royal de Saint-Louis, charge qu’il détenait depuis 1704. L’œuvre partage d’ailleurs bien des similitudes avec le portrait présumé de son épouse, ne serait-ce qu’à cause de son ambition et d’une main gauche « à la mode », elle aussi repliée sur la poitrine. En réceptionnant son portrait, Michel de La Jonchère en profitera pour payer 300 livres à Rigaud pour copie de celui de sa femme (peut-être la version de 2010 ?) tandis qu’une réplique en buste était également produite par l’atelier, sans doute celle qui fut payée l’année suivante à l’aide Charles Sevin de La Penaye. En 1723, le même artiste recevait enfin 50 livres pour pour « un autre buste de même [l'habillement] de M[a]d[am]e de la Jonchère ».
Séparée quant aux bien de son mari, la nouvelle Madame de La Jonchère préféra la vie parisienne à celle des terres de La Malmaison que son époux avait louée depuis 1737. Elle transféra d’ailleurs le bail dès 1756 à l’héritier particulier de son défunt mari, le conseiller d’État, Jean de Boulogne[8]. Elle meurt à son tour dans la capitale, le 18 avril 1757[9].
mise à jour du 27 octobre 2020 :
Une bonne nouvelle que celle de la préemption lors de la vente ce dimanche à Bordeaux du portrait présumé de Madame de La Jonchère par le musée Hyacinthe Rigaud de Perpignan. De quoi enrichir une fois de plus l'extraordinaire fond du musée catalan !
[1] Huile sur toile (rentoilé). H. 141 ; L. 99,5 cm. Bordeaux, collection particulière. Bibliographie inédite. Ancienne collection Mathieu Alfred Lacaze (1846-1922) ; par descendance. Au dos du cadre de style, sans doute rapporté, on note la présence d'une étiquette, répétée deux fois mentionnant le nom du sculpteur : « Tardif / 9 rue du 29 juillet / Bois sculpté, dorure / Encadrements Artistiques / [Manuscrit] : Médaille d’or à l’exposition universelle 1889 ». Le châssis, contemporain porte l'étiquette, « HARO ET FILS EXPERTS / Restaurateurs de Tableaux / Ministère des travaux Publics de la Ville de Paris / Direction des ventes publiques / Editeurs d’Estampes et Publications Artistiques de la Ville de Paris / 20 rue Bonaparte / Galeries de tableaux Anciens et Modernes, Ateliers / 14 rue Visconti ». Étienne-François Haro (1827-1897) et son fils Henri Haro (1855-1911) furent de célèbres marchands de couleurs, experts, restaurateurs et marchands de tableaux qui exerçaient également comme peintres entre 1868 et 1881. Leur boutique, à la grande réputation, donnait au 20 rue Bonaparte, au débouché de la rue Visconti où les Haro habitaient, au numéro 14, Les peintres parmi les plus célèbres de l'époque venaient se fournir en toiles à peindre et en accessoires divers, à l’instar d’Ingres et Delacroix.
[2] Nous reviendrons très prochainement sur cette proposition d'attribution.
[3] Huile sur toile d'après Rigaud. H. 119 ; L. 91,5 cm. Collection particulière. Vente Paris, hôtel Drouot, Libert, 25 juin 2010, lot 31 [=Attribué à Rigaud comme portrait de Marie Aupoys, femme d’Antoine Marc, seigneur de Lignerolles] ; vente Paris, hôtel Drouot, Libert, 29 septembre 2010, lot 28 [idem] ; vente Paris, hôtel Drouot, 20 octobre 2010, s.n. ; acquis par la galerie Ratton-Ladrière en 2011 ; vente Monaco, Kohn, 27 juillet 2011, lot 69 [comme original de Rigaud, portrait d'une dame inconnue], est 100 000 euros ; vente Paris, Delorme-Collin du Boccage, 10 juin 2015, lot. 39 [invendu ; estimé 50 000 euros] ; ibid., 2 décembre 2015, lot. 181 (estimé 20 000 euros).
[4] En 1716-1718 il en était encore à 1000 livres il passera bientôt à 3000 dès 1721.
[5] Quelques grands portraits authentifiés peuvent avoir échappé au secrétaire du peintre, mais c’est assez rarement le cas, vers 1720, à une époque où Rigaud avait quelque peu ralenti sa production.
[6] On pourra notamment écarter la marquise d’Ancenis, peinte en 1714 à mi-corps mais selon le principe de l’habillement répété d’après un modèle antérieur comme le montre les 700 livres qu’elle dut payer au lieu des 1000 habituels pour un original. Suzanne de Launay, épouse de l’architecte Jules-Robert de Cotte et âgée de 31 ans, aurait été une bonne candidate si elle n’avait pas payé son portrait en 1720 que 1000 livres, impliquant un format réduit. Écartée également la marquise d’Acigné, peinte en 1721 jusqu’aux genoux, mais dans un habillement répété fait d’après celui de la comtesse de Selles « représentée en Cérès ».
[7] Paris, archives nationales, minutier central, ét. XLIX, 441 (inédit).
[8] Albert Babeau, « Journal de La Jonchère », Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, t. XXV, 1898, p. 131-141.
[9] Bernard Chevallier, « La Malmaison avant Joséphine », Bulletin de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, 1979, vol. 106, p. 99
mise à jour 15 août 2020