Chroniques des ventes 2019-2020 : les frères Rigaud à l'honneur
22 mai 2020Hyacinthe Rigaud, portrait de femme, huile sur toile, v. 1690-1695 (détail). Collection particulière © d.r.
Une fois n'est pas coutume, c'est avec des portraits inédits dans leurs corpus respectifs, que les frères Rigaud occupent encore cette année le devant de la scène des enchères. Si celui peint par Hyacinthe recèle quelques indices permettant d'évoquer le destin bien particulier d'une modèle présumée, celui réalisé par son frère Gaspard dans les dernières années du XVIIe siècle, illustre de manière flagrante le degré de collaboration entre les deux Catalans à Paris.
C'est le 13 octobre 2019, chez de Baecque et associés (et en collaboration avec Lynda Trouvé), que fut vendu sous le lot 19 un portrait de femme attribué à François de Troy dans le catalogue de la vente et provenant de la succession de l'égyptologue et mondain Alain Fouquet Abrial (1941-2019) en son château charentais de Chabreville.
Cette belle figure féminine, au visage tourné de coté et le regard perdu vers l'extérieur, avait pourtant tout de Rigaud et peu de son ami Toulousain [1].
La pâte duveteuse de ce dernier ne se retrouvait pas ici, quand on constatait plutôt le dessin nettement plus affirmé de Rigaud, ses carnations extrêmement abouties et ses drapés devenus si symptomatiques d'un vocabulaire à succès. Le port de tête assuré du modèle, au léger embonpoint, prend vie grâce au subtil jeu des ombres et de la lumière crue, accentuée par la vivacité des touches d'humeur blanche, apposée sur l'iris et aux coin des paupières.
Hyacinthe Rigaud, portrait de femme, huile sur toile, v. 1695-1700 (détail). Collection particulière © d.r.
Parvenue jusqu'à nous dans son état presque d'origine, non rentoilée et sur son vieux châssis à traverses en coins, l'œuvre se révèle un très estimable témoin de l'art du maître dans les années 1690-1695. La modèle est vêtue d'une robe de brocard d'or, dont les pans sont retenus par une agrafe de diamants qui accroche, par un pendentif de même pierre et perles, un grand manteau de velours bleu liseré d'argent.
La coiffure, arrangée en chignon haut tressé, laisse apparaître encore les traits noirs de l'esquisse donnant au portrait comme un goût d'inachevé. Elle se poursuit sur le front par deux « cruches » (ou boucles), et se termine en haut par deux cheminées « à la Fontange », puis par une longue mèche retombant sur une épaule.
Hyacinthe Rigaud, portrait de femme (détail), huile sur toile, v. 1690-1695. Collection particulière © d.r.
Au dos du tableau, les experts notaient la présence de deux cachets armoriés heureusement préservés, indices précieux pour retracer peut-être une partie de l'histoire du tableau et, révéler l'identité d'un possible modèle. Si le premier, de cire rouge, disposé en partie sur le châssis attend encore d'être identifié [2], l'autre, de cire noire, avait été apposé à même la toile. Il figurait, selon le catalogue de la vente, une « couleuvre ondoyante la tête à gauche, [sous une] couronne de marquis », poussant les experts à évoquer le nom de la famille Colbert et, plus précisément, celui de Louis, comte de Linières (1667-1745), que Rigaud avait peint deux fois, en 1694 puis en 1703.
Pourtant, à y regarder de plus près, nous y avions très vite reconnu les armes de Jean-Baptiste Primi Félicien Visconti (1648-1713), Fassola de Rasa, comte de Saint Mayol, dont la Biscione couronnée fut souvent confondue avec le serpent des Colbert. La ré-identification de ces armes donne ainsi une toute autre dimension au tableau car l'on sait Visconti client de Rigaud dès 1690 et marié à la fille d'un autre client du maître à la même époque...
Hyacinthe Rigaud, portrait de femme, huile sur toile, v. 1690-1695 (détail des cachets). Collection particulière © d.r.
Primi Visconti fut l'un des personnages les plus fantasques du règne de Louis XIV - dont il écrivit les mémoires de la cour -, et suffit, par son nom, à entourer le portrait de la belle inconnue, d'un certain parfum de roman en nous permettant de nous y arrêter quelques secondes...
« Italien subalterne », « théatrin renié », selon Saint Simon, il passait en effet pour un « homme à tout faire, avec de l'esprit et de l'argent », « connu autrefois à Paris, dans les tripots, sous le nom de Primi, et qui avait depuis pris le nom de Saint-Mayol ». Ambassadeur à ses heures, c'est néanmoins comme graphologue, cartomancien et amateur de sciences occultes, qu'il eut ses entrées à la cour et à Paris, auprès des plus importantes femmes du royaume. C'est aussi grâce à son entregent et son don supposé pour prédire l'avenir, qu'il se fit connaître de Marguerite Léonard (1658-1713), fille aînée du fameux imprimeur Frédéric Léonard (1624-1711), autre modèle de Rigaud dès 1688. En cette même année 1688, s'était aussi célébré le mariage du fils cadet de la famille, lui aussi imprimeur, Pierre Frédéric Léonard (1665-1725) et de sa femme, Marie-Anne des Essarts (1670-1706), tous deux peints dans un sublime portrait de groupe, assez rare chez l'artiste en 1693.
La jeune Marguerite Léonard, quant à elle, avait épousé, le 16 janvier 1678, le maître des comptes Charles Herbin (1651-1679). Avant de célébrer cette union, elle s'en était préalablement allée consulter le fameux Primi pour connaître ses propres destinées. L'Italien lui jura alors « qu'assurémment, et dans les six mois elle serait veuve et que, six mois après, elle épouserait un prince » [3]. Herbin vint effectivement à mourir un an après et, lors d'une seconde entrevue avec sa cliente, Primi « déclara sans trop de peine que le prince annoncé n'était autre que lui-même », achevant de convaincre Marguerite.
Le père de la jeune femme s'opposa farouchement à cette idylle, convaincu que sa fille avait été abusée par un aventurier en quête de dot. Malgré un procès en interdiction et la séquestration de la jeune femme par Léonard, le mariage eut finalement lieu, le 17 mai 1687, laissant Marguerite meurtrie par ces événements.
Hyacinthe Rigaud, portrait de Pierre-Frédéric Léonard et de son épouse, Marie-Anne des Essarts (détail), 1692. Paris, musée du Louvre © pho Stéphan Perreau
On ne peut donc qu'être séduit par l'idée (teintée des plus grandes réserves) que le tableau de l'ancienne collection Abrial soit celui de la nouvelle comtesse de Saint Mayol, peinte probablement en même temps que son époux et dans la même décennie que son frère, avec lequel elle partage quelques traits communs (notamment des sourcils hauts). Les livres de comptes ne mentionnent certes pas la production du portrait mais l'on sait que nombreux sont les item qui furent oubliés des listes. L'œuvre fut-elle inachevée par quelque événement inattendu ? Ou offerte à son modèle par l'artiste ?
Riche, « belle et fort appétissante personne », proche des lettrés de son temps, Marguerite Léonard s'attacha le nom de dame de Neubourg en rebaptisant l'ancien fief de Beauregard qu'elle avait achetée près d'Évry-sur-Seine, le 17 juin 1680. « Tourmentée de cruelles maladies très dangereuses et incurables », la comtesse Visconti de Saint Mayol mourut le 7 février 1713 à Paris, en son logis de la rue des Noyers, sur la paroisse Saint Benoit.
Testament de la comtesse Vistonti de Saint Mayol (extrait), 1712. Paris, archives Nationales © Stéphan Perreau
Le 28 janvier 1712, n'ayant pu sortir de sa chambre depuis Noël précédent à cause de ses infirmités, elle avait rédigé un testament qui ne prévoyait aucune clause particulière concernant des œuvres d'art. Comme un pied de nez aux pressions de toutes sorte qu'elle eut à subir, la comtesse confirmait par contre, le lien sincère qui l'avait unie à son époux, et pour lequel elle regrettait « de n'avoir jamais pü lui procurer autre chose que d'estre le compagnon de la plus triste vie et d'avoir partagé des persécutions aussi inoüie qu'injuste » [4].
Son inventaire après décès fut réalisé le 22 février 1713 à Paris et au château de Neubourg, « distant de Paris de six lieues » et, là aussi, ne révéla aucun portrait pouvant correspondre à l'œuvre de Rigaud [5].
Primi mourut quelques mois plus tard, le 4 décembre 1713. Si son testament, rédigé deux jours après le décès de son épouse ne recèle pas davantage d'indices concernant le legs d'effigies familiales, ce ne fut pas le cas de son inventaire après décès qui égraine un certain nombre de tableaux de paysage et de dévotion. Au château de Neubourg, dans une chambre de l'autre côté du grand escalier, on nota même « huit tableaux sur toile représentant différents portraits », aux identités malheureusement anonymes [6]. Par contre, à Paris, dans une antichambre au troisième étage, furent prisés « deux tableaux l'un carré l'autre ovale, peints sur toile représentant les portraits d'un homme et d'une dame, dans leur bordure de bois doré » dont on se prendrait à l'évidence à vouloir voir Primi et son épouse...
C'est chez Christie's à Paris que sera vendu le 26 mai 2020 (lot 77), un tableau inédit de Gaspard Rigaud, frère d'Hyacinthe. D'un format plutôt réduit (68 x 54 cm) et présenté en ovale, il semble avoir été peint en 1695, comme l'indique une inscription rapportée par les rentoileurs de l’œuvre sur une bande de toile ancienne. On y lit clairement « peint par Gaspard Rigaud en 1695 ». Si la formulation ne concorde pas tout à fait avec celle utilisée traditionnellement par l'artiste (il signait « fait par Rigaud le jeune »), elle n'enlève rien à l'authenticité de l'œuvre.
On reconnait bien en effet tous les éléments picturaux caractéristiques de l'art de Gaspard. Outre un grand mimétisme avec la manière de son frère, notamment dans le rendu des textures et des carnations, l'artiste reste fidèle à la représentation des grands yeux ronds de ses modèles, sorte de marque de fabrique qui leur donne un air quelque peu mélancolique .
Malgré son décès prématuré, on mesure combien, dans ce portrait, l'artiste était parvenu à un grand degré d’absorption des techniques de son aîné. En témoigne la réutilisation quasi totale ici d'un habillement créé par Hyacinthe pour ses propres clients. L'agencement du drapé et de la cravate de dentelle, au plis et aux ombres près, se retrouve ainsi dans le portrait de l'ambassadeur Philippe Joseph Wenzel von Zinzendorf peint en 1701 par Hyacinthe Rigaud d'après une posture qu'il avait probablement inventé dans la décennie précédente. Le procédé n'avait rien finalement d'étonnant dans le siècle et il suffira de regarder dans l'Œuvre de Jean-Baptiste Oudry pour reconnaître un bon nombre de reprises de portraits inventés par son maître Nicolas de Largillierre. Chez Rigaud, d'autres aides de l'atelier, useront du même subterfuge à l'instar d'Adrien Leprieur, qui commercialisera sans vergogne sous son nom des postures de Rigaud...
À gauche : Gaspard Rigaud, portrait d'homme, 1695, collection particulière ; À droite : Hyacinthe Rigaud, portrait de Philipp Ludwig Wenzel, comte de Sinzendorf, 1701, Paris, commerce d'art © d.r.
[1] Alexis Bordes, expert de la vente que nous avons contacté à ce sujet dès le 6 octobre 2019, se rangea à notre avis. Une autre version du portrait (peut-être la même ?) se retrouve au chapitre des œuvres d'attribution douteuses dans le catalogue Rigaud d'Ariane James Sarazin (2016, vol. II, cat. PSI.3, p. 653).
[2] Sous une couronne comtale, l'écu est un losange féminin, parti en un d'un lion passant à gauche, et en deux d'un roc d'échiquier et de trois besants (ces derniers également participatifs des armes de Frédéric Léonard).
[3] Jean Lemoine, Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV, traduits de l'italien et publiés avec une introduction, des appendices et des notes, Paris, Calmann-Lévy, 1908, p. 23.
[4] Testament et codicile de Marguerite Léonard, déposés pour minute chez maître André Valet, notaire au Châtelet, le 7 février 1713 (Paris, archives nationales, minutier central, ét, 11, liasse 416 ; extraits cités sans cote d'archive par Lemoine, op. cit. p. 391).
[5] Inventaire après décès de Marguerite Léonard du 22 février 1713. Paris, archives nationales, minutier central, ét. 11 (Valet), liasse 416.
[6] Testament et codicile de Jean-Baptiste Primi Visconti, déposés pour minute chez André Valet le 3 décembre 1713 et son inventaire après décès du 13 décembre 1713. Paris, archives nationales, minutier central, ét. 11 (Valet), liasse 420 (extraits cités sans cote d'archive par Lemoine, op. cit. p. 303-399 ; 409-411)