Le pinceau mauresque d'Hyacinthe Rigaud
27 déc. 2019Hyacinthe Rigaud, tête de jeune maure. v. 1715 (détail). Saint-Lô, musée d'art et d'histoire de Saint-Lô. Inv. 1950.01.048 © La Fabrique de patrimoines en Normandie
C'est à la faveur d'une restauration qu'un petit tableau représentant la tête d'un jeune serviteur noir vient de réintégrer avec raison le corpus Hyacinthe Rigaud. L'œuvre, conservée au musée de Saint-Lô, était anciennement donnée au pinceau de Charles Amédée Van Loo (1705-1765). Ce nouveau rapprochement, dû à la sagacité d'Emmanuelle Siot, directrice adjointe du musée, a pu être fait grâce à la récente exposition « Le modèle noir » qui s'est tenue au musée d'Orsay à Paris, du 26 mars 2019 au 21 juillet 2019. Proposant une vision inédite de ce thème de Géricault à Matisse, et assez méconnu en histoire de l'art, la rétrospective mettait en lumière ces modèles devenus avec le XIXe siècle, des figures à part entière des thématiques d'artistes, de l'abolition de l'esclavage en France en 1794 à nos jours.
Hyacinthe Rigaud, tête de jeune maure. v. 1715. Saint-Lô, musée d'art et d'histoire de Saint-Lô. Inv. 1950.01.048 © La Fabrique de patrimoines en Normandie
Dans un cadrage serré, le petit opus de Saint-Lô, montre un jeune garçon, la tête enrubannée, tournée vers la gauche avec son regard portant vers le haut. Arborant des boucles d'oreille de perles, il est vêtu d'une veste verte et d'un manteau brun. Très simple dans sa facture, le tableau offre une peinture léchée, toute dédiée au rendu extraordinaire des carnations sombres de la peau, dans un camaïeu de bruns sombres d'une grande aisance. Les lèvres du jeune serviteur notamment, sont traitées avec un grand réalisme dans le rendu des dégradés de couleur. Le turban de coton blanc, savamment plié, illustre les talents de Rigaud à jouer des textures. Surgissant de l'ombre de l'arrière du crâne, le tissu semble s'offrir à la lumière vive frappant le front.
À quelques variantes près (l'aigrette en plus, le vêtement varié et le noeud du turban changé), on retrouve cette même tête dans le spectaculaire portrait d'Auguste Auguste II de Saxe, roi de Pologne, peint par l'artiste en 1715. L'œuvre de Saint-Lô, par son cadrage allant à l'essentiel, pourrait donc tout à fait correspondre à ces extraits de compositions à succès, produites par Rigaud et propres à permettre aux aides d'atelier de dupliquer différents détails à reprendre dans de futures productions.
Hyacinthe Rigaud, portrait de Frédéric Auguste II, roi de Pologne, 1715 (détail). Dresde, Staatlische Kunstsammlungen Dresden, Gemälde Galerie Alte Meister. Inv. N° 760 © Staatlische Kunstsammlungen Dresden.
Hyacinthe Rigaud, portrait de Frédéric Auguste II, roi de Pologne, 1715. Dresde, Staatlische Kunstsammlungen Dresden, Gemälde Galerie Alte Meister. Inv. N° 760 © Staatlische Kunstsammlungen Dresden.
Chez Rigaud, le modèle noir apparaissait en effet déjà ça et là, sous la forme d'un petit serviteur accompagnant, dans leurs portraits, nobles ou grands personnages du royaume. Qu'il tienne le grand manteau du fils du Grand Condé (1690) et du prince de Conti (1697), ou qu'il tende une corbeille de fleurs à Madame Colbert (1697) puis à la belle Madame Le Gendre (1701) qui le partagera avec la marquise de Louville (1708), il restait toujours esclave de sa condition, portant autour du cou un large collier de métal dont Jean de Cailleux relevait en son temps la rutilance semblable à un bijou. Si de nos jours l'expression sonne peu heureuse, l'accessoire permettait à l'artiste de faire briller la matière, la juxtaposant avec les textures des vêtements et la teinte sombre de la peau.
Poussant plus loin le rôle initial de ces jeunes maures comme simples accompagnateurs, Rigaud semble avoir voulu donner à l'un d'entre eux un sujet propre, avec le fameux jeune garçon du musée de Dunkerque, dans lequel Cailleux voyait Zamore, jeune page de la comtesse du Barry.
Hyacinthe Rigaud, portrait de jeune serviteur maure, v. 1710. Dunkerque, musée des Beaux-arts © d.r.
Hors de toute référence à un personnage précis, Hyacinthe Rigaud conçoit ici plus qu'une figure de fantaisie. Par l’exotisme chamarré de son costume, ce petit porteur d’armure ou de corbeille de fleurs donne à l’œuvre un soupçon de pittoresque. Le collier d’esclave, les boutons d’argent, les manchettes bicolores à large rabat, la houppette blanche du turban font ainsi référence à l’univers élégant et florissant des turqueries.
Il était d'ailleurs de tradition chez les peintres, de mettre en valeur la pâleur d’une carnation féminine par la présence de ces petits serviteurs à la peau sombre, selon un procédé déjà exploité par Antoine Van Dyck dans son portrait de la marquise Elena Grimaldi (Washington, National Galery of Art) ou celui d’Henriette de Lorraine (Kenwood, Iveagh Bequest). Pierre Mignard, lui aussi, ne fut pas en reste avec son portrait de Louise de Kéroualle, duchesse of Portsmouth (Londres, National Portrait Galery) qui précède de peu un portrait de jeune noir à la corbeille de fruits (Paris, musée du Louvre) peint par Antoine Coypel.