Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (détail). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (détail). France, collection privée © Patrick Buti

En peignant en 1691 le secrétaire aux Affaires étrangères Charles Colbert de Croissy (1625-1696), frère cadet du « grand Colbert », Hyacinthe Rigaud signait l’un de ses premiers portraits « en grand » d’un des membres d’une famille devenue l’une des plus influentes du règne de Louis XIV. Le tableau, toujours conservé chez les descendants du modèle, vient de bénéficier d’une complète restauration menée dans l'atelier Patrick Buti au Poiré-sur-Vie ; opération qui a révélé un indice inédit jusqu’ici caché par un ancien rentoilage : la signature de l’artiste peinte au dos de l’œuvre[1].

Signature d'Hyacinthe Rigaud au dos du portrait de Charles Colbert de Croissy. France, collection privée © Patrick Buti

Signature d'Hyacinthe Rigaud au dos du portrait de Charles Colbert de Croissy. France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (après Restauration). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (après Restauration). France, collection privée © Patrick Buti

Payé la somme conséquente de 376 livres par Colbert, le tableau n’était connu que de quelques historiens[2] et ce, malgré la diffusion de son image par l’estampe. Une planche avait en effet été réalisée la même année que la toile par Gérard Édelinck, mais réduite à un « buste sans mains, grandeur de thèse ».

Gérard Édelinck d'après Rigaud, portrait ce Charles Colbert de Croissy, 1691. Coburg, Kunstsammlungen der Veste Coburg, Inv. VIII,352,34 © d.r.

Gérard Édelinck d'après Rigaud, portrait ce Charles Colbert de Croissy, 1691. Coburg, Kunstsammlungen der Veste Coburg, Inv. VIII,352,34 © d.r.

La composition originale se voulait en réalité bien plus grandiose, insérant le modèle dans un décor palatial composé d’une double colonne à fût nu et d’un grand rideau. Colbert y occupe le devant de la scène, assis dans un large fauteuil à accotoirs orné de feuilles d’acanthe, près d’une table supportant un nécessaire à écrire. Revêtu de son grand habit noir de conseiller d’État, il arbore non sans ostentation le cordon bleu et les croix brodées de l’ordre du Saint Esprit dont il venait d’être nommé grand trésorier en 1690. La position du buste, tourné avec ses deux mains presqu’artificiellement à l’opposé de celle des genoux, aurait pu trahir une petite maladresse de l’artiste qui, d’ordinaire, préférait une posture moins contorsionnée. En réalité, Rigaud semble avoir voulu surprendre Colbert dans son travail, alors qu’il paraît tendre à un messager, sa lettre tout juste écrite et dédicacée « au roy ».

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (avant Restauration). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (avant Restauration). France, collection privée © Patrick Buti

Comme nous l’a aimablement indiqué Monsieur Buti, « avant restauration, le vernis, oxydé et chanci, était recouvert de poussières grasses incrustées en surface. Nous pouvions déceler la présence de repeints anciens, encore plus visibles en lumière ultra-violette. La couche picturale était en soulèvement de façon très prononcée par endroits, rendant le nettoyage impossible avant le refixage et la stabilisation des écailles. Ayant été anciennement rentoilée, la toile présentait de nombreuses cloques de décollement. La toile originale n’était pas visible au  revers du fait de la présence d’un rentoilage ancien qu’il a été nécessaire de retirer afin de pouvoir procéder au refixage général de la couche picturale, à la colle d’Esturgeon. C’est lors du retrait de la toile de rentoilage que nous avons mis au jour la signature de l’artiste et la date, recouvertes d’une épaisse couche de colle de pâte. Celle-ci a été délicatement retirée à la fois pour améliorer la lecture des inscriptions et pour faciliter le passage de la colle par le revers. Après retension de la toile sur son châssis, seule la date est cachée par le montant central vertical »

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (avant Restauration, détail). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (avant Restauration, détail). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (avant Restauration, détail). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (avant Restauration, détail). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (désentoilage). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (désentoilage). France, collection privée © Patrick Buti

La découverte de la signature caractéristique de l'artiste est d’autant plus émouvante pour l’historien qu’elle permet de classer définitivement cette version comme l’original peint par Rigaud en 1691, et ce, malgré les anciens repeints.

Découverte de la signature d'Hyacinthe Rigaud au dos du portrait de Charles Colbert de Croissy. France, collection privée © Patrick Buti

Découverte de la signature d'Hyacinthe Rigaud au dos du portrait de Charles Colbert de Croissy. France, collection privée © Patrick Buti

Plusieurs autres versions, conservées en collections privées ou publiques, étaient en effet connues : au moins deux « en grand » (avec variantes dans la position des mains jusqu’à l’extrapolation « en pied ») ainsi que deux bustes. Ces quatre exemplaires ne semblaient pas tout à fait correspondre aux maigres mentions des travaux payés par l’atelier à partir de l’original, même si l’on sait que les livres de comptes du maître pouvaient s’avérer perfectibles. En 1700, Rigaud vendit en effet à un commanditaire inconnu un grand format valant 200 livres[3], et sur lequel l’aide Sébastien Le Clerc avait travaillé[4]. L’année suivante, le maitre céda à Bailleul une maigre livre agrémentées de 10 sols pour la confection d’« une draperie de M[onsieu]r De Croissy »[5], écho possiblement différé d’un travail effectué sur la réplique de 1700.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (détail). France, collection privée © Patrick Buti

Hyacinthe Rigaud, portrait de Charles Colbert de Croissy, 1691 (détail). France, collection privée © Patrick Buti

Né à Paris de Nicolas Colbert et de Marie Pussort, commerçants rémois installés dans la capitale, notre modèle, quoique sorti d'un rang très secondaire, dut à son mérite et à celle de son frère, une carrière dans les hauts emplois. Maître des requêtes, conseiller d’État, président du parlement de Metz et intendant de justice, police et finances en Alsace, de 1656 à 1663, il est rapidement nommé commissaire du roi près les États de Bretagne. Intendant en Poitou puis en Touraine, ambassadeur de France en Angleterre, « pour beaucoup au traité d'Aix-la-Chapelle »[6] (1668), Charles est l’un des plénipotentiaires au Congrès de Nimègue durant quelques années d’intendance à Paris. En 1679, il succède enfin à Arnauld de Pomponne, comme ministre secrétaire d'État au département des affaires étrangères et meurt, perdu de goutte, à Versailles, le 28 juillet 1696.

Pour l’acerbe Saint-Simon, le ministre était « un homme d’un esprit sage, mais médiocre, qu’il réparait par beaucoup d'application et de sens, et qu'il gâtait par l'humeur et la brutalité naturelles de sa famille ». Si Ézéchiel Spanheim, envoyé du Brandebourg en France, avouait le génie de son confrère n’était « pas des plus forts ni des plus élevés », il lui concédait « de la droiture et de l’équité ». Pour lui, Colbert ne manquait alors « ni de pénétration, ni de vues, ni d'application […] », gardant « dans l'accueil et dans les manières, toute l'honnêteté et les bienséances requises, à moins que la nature des affaires qu'on a à traiter avec lui, ou quelque autre prévention ne lui fasse prendre quelque travers ce qui lui arrive assez souvent, par le défaut du tempérament qui le rend sujet à s'emporter aisément […]. C'est ce qui l'a brouillé plus d'une fois avec les ministres de l'Empereur qui se trouvoient à la cour de France depuis son présent emploi, et avec d'autres ministres publics, qui croyoient avoir lieu de s'en formaliser. » [7] 

L’importance stratégique du portrait du marquis de Croissy dans la carrière de Rigaud est d’autant plus grande que l’effigie ouvrait officiellement sa mise en image du « clan Colbert » et ce, même si le peintre avait déjà fixé dès 1690 les traits d’une des nièces de notre modèle, Marie-Thérèse (1669-1737), comtesse de Médavy[8], ainsi que ceux d’un cousin germain de cette dernière, le lieutenant général Jean-Jules-Armand Colbert (1664-1704), marquis de Blainville, l’un des fils du « Grand Colbert ». En 1697, l’épouse de Charles, Marguerite Béraud[9], passe à son tour devant le pinceau de Rigaud, suivie par trois de ses fils : Joachim, évêque de Montpellier, Louis François Henri, chevalier de Croissy (déjà peint une première fois en 1693) et Jean-Baptiste, marquis de Torcy qui posera à deux reprises, en tenant crânement comme son père la même lettre « au roy »[10].

Vue du château de Sablé-sur-Sarthe © d.r.

Vue du château de Sablé-sur-Sarthe © d.r.

C’est d’ailleurs à ce dernier que l’on doit l’édification en 1711 du château de Sablé-sur-Sarthe qui allait accueillir la belle série des Rigaud. On y voyait encore en 1851, au rez-de-chaussée et au premier étage, de vastes appartements « remplis de grands tableaux qui offr[ai]ent toute la famille des Colbert, pour la plupart peints par Rigaud [sic] »[11].

Après que la demeure ait été vendue aux Chevreuse, en 1864, le mobilier et les portraits furent emportés pendant un temps en Anjou par les descendants des Colbert, en leur château des Rues, à Chenillé-Changé :  « Les salons intérieurs ont hérité d'une partie de la galerie du château de Sablé, entre autres toiles, les portraits de Madame Colbert, marquise d'Ancezume, Madame de Torcy en Madeleine, Colbert, évêque de Montpellier, par Raoux, Mademoiselle de Coigny de Torcy, par Nattier, croit-on, une adorable Louise de France, du même artiste, chef d’œuvre exquis de grâce et de délicatesse, Arnauld d'Andilly, aetatis 80, anno 1667, admirable toile, signée du monogramme PDC de Philippe de Champagne, Voisin, chancelier de France, par Largillière, Henri Arnauld étudiant au milieu des ruines, Arnauld de Pomponne, Le Maistre de Sacy, Madame de Montbourcher, Colbert de Croissy, par Rigaud, Monsieur et Madame de la Porte, pastel, et une Vue du château de Sablé. »[12]

 

Retrouvez l'atelier de restauration de Patrick Buti

 


[1] Nous tenons à remercier vivement Monsieur Buti de nous avoir associé à cette découverte en nous fournissant son rapport de restauration ainsi que les clichés des étapes de cette dernière.

[2] Connu dans le cercle confidentiel de la recherche dès les années 1950, le tableau était toujours considéré comme perdu par Dominique Brême en 1997 (cat. n° 34, p. 189). Nous avons pu le publier pour la première fois avec ceux de l’ancienne galerie de Sablé, en 2013 dans notre catalogue concis (cat. P.238, p. 91).

[3] « Une coppie de m[onsieu]r de Croissy » pour 200 livres (ms. 624, f°18).

[4] Le Clerc fut payé 12 livres pour avoir travaillé à « une copie de M[onsieu]r de Croissy » (ms. 625, f°7 v°).

[5] ms. 625, f°11 v°.

[6] Charles Dugast-Matifeux, « Notices sur Charles Colbert de Croissy et Barentin, commissaires du roi, intendants du Poitou, de 1663 à 1669 », dans État du Poitou sous Louis XIV : Rapport au roi et mémoire sur le clergé, la noblesse, la justice et les finances, Fontenay le Comte, 1865, p. 26-29.

[7] Relation de la cour de France en 1690 par Ézéchiel Spanheim [(1629-1710)], envoyé extraordinaire de Brandebourg ; publiée pour la Société de l'histoire de France par M. Charles Schefer, membre de l’Institut, Paris, Renouard, 1882, p. 212-216 (« son véritable caractère »).

[8] Fille du frère cadet de Charles, Édouard-François Colbert (1633-1693), marquis de Maulévrier.

[9] Longtemps identifiée comme Marquise Montbourcher à cause d’un cartel apposé sur le cadre.

[10] Dans un second portrait de 1699, il optera pour le même accessoire, montrant qu’il ne recevait ses ordres que du roi.

[11] Marie-Caroline-Rosalie Richard de Cendrecourt- Monmerqué, Tablettes de Voyage, Paris, 1851,  p. 22.

[12] Célestin Port, Dictionnaire historique, géographique et biographique du Maine-et-Loire, t 3, Paris, Angers, 1878, p. 324.

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