Les Kaunitz à Austerlitz ou l'histoire retrouvée d'un Rigaud
04 sept. 2018Hyacinthe Rigaud, portrait de Maximilan André de Kaunitz, 1698. Brno, château d'Austerlitz © Zdenèk Kazlepka
Il arrive parfois que le consensus jusqu’ici unanime sur le classement d’une œuvre dans le catalogue des œuvres d’Hyacinthe Rigaud doive être remis en cause. C’est le cas d’un portrait dit du comte de Kaunitz, actuellement conservé au château d’Austerlitz (Schloss Slavkov), et sur lequel Zdenèk Kazlepka, conservateur à la galerie Morave de Brno[1] a mené récemment une grande réflexion tout à fait pertinente. Mis en ligne le 27 mars dernier[2], son article nous avait été communiqué au début de l’année 2017 par Lilian Ruhe, chercheur à l'université Radboud de Nimègue qui souhaitait alors recueillir notre avis. Pour les chercheurs français et les spécialistes de Rigaud, les conclusions de Monsieur Zdenèk Kazlepka s’avèrent aujourd’hui suffisamment convaincantes pour qu’il faille remettre définitivement en cause l’identité même du modèle et sa date de confection. On ne devra désormais plus parler du portrait de Dominique-André de Kaunitz peint en 1692 mais de celui de son fils, Maximilian-Ulrich, réalisé en 1698…
L’identification traditionnelle qui prévalait alors dans les catalogues[3] reprenait de manière plus ou moins prudente des travaux de Boris Lossky qui, en 1959, avait entrepris un référencement des productions de Rigaud dans les pays slaves[4]. Dans son article de la Gazette des Beaux-Arts, il faisait bien évidemment la part belle au tableau d’Austerlitz mais ne lassa pas de s’interroger sur la place qu’il devait occuper dans le corpus de l’artiste. Si l’aspect autographe et la provenance ne faisaient pas de doute, Lossky resta perplexe sur l’inscription rapportée au dos du tableau, sur la toile de rentoilage, et qui mentionnait le nom du peintre sous une forme inhabituellement latinisée. Mais surtout, elle donnait une date qui n’était pas celle que l’on s’attendait à y trouver : Hyazinthe Rigaut pinxit 1692 à Paris.
Dès 1919 en effet, Joseph Roman, qui publia les manuscrits des livres de comptes de Rigaud, n’avait relevé qu’une occurrence d’un portrait d’un Kaunitz : un buste payé 140 livres en 1698[5]. Ignorant l’existence du tableau d’Austerlitz et ne disposant d’aucune iconographie comparative qui aurait pu le détromper, le correspondant de l’Institut avait donc proposé, un peu comme à son habitude, l’un des membres les plus illustres de cette dynastie morave, Dominik-André de Kaunitz (1655-1705), représentant de l’empereur au traité de Ryswick en 1697.
Lossky, qui ne connaissait pas non plus l’iconographie de l’ambassadeur, conserva donc l’identité proposée par Roman pour son tableau, ceci au prix d’un petit arrangement avec la vraisemblance ; le modèle devant en effet être âgé de 37 ans en 1692, ce qui ne correspondait visiblement pas tout à fait avec les traits plus juvéniles du portrait qu’il avait sous les yeux. Ne trouvant aucune correspondance dans les livres comptes à cette date, il considéra l’œuvre comme l’un des « portraits oubliés » des comptes de Rigaud et proposa avec raison pour l’occurrence de 1698, le fils de l’ambassadeur, Maximilian-Ulrich von Kaunitz (1679-1746), qui effectuait justement à cette date son Grand Tour.
Hyacinthe Rigaud, portrait de Maximilan André de Kaunitz (avec son cadre), 1698. Brno, château d'Austerlitz © Zdenèk Kazlepka
Pleine de charme et non dénuée d’une certaine poésie, l’effigie de Maximilian-Ulrich de Kaunitz par Rigaud, est tout à fait caractéristique de ces portraits de « militaires étrangers » qui vinrent servir dans des régiments au service de la France ou ces jeunes nobles qui effectuaient alors leur voyage initiatique européen, sollicitant lors de leur passage à Paris, quelques-uns des plus fameux peintres de la place. Figuré de face, revêtu d’une armure rutilante, simplement agrémentée d’un ample manteau lie-de-vin agrafé sur l’épaule, le modèle arbore une haute perruque vaporeuse, typique de cette toute fin du XVIIe siècle.
La composition adoptée, si elle n’est pas sans rappeler celle choisie par le jeune brigadier Franz Laurenz von Greder (1658-1716), peinte en 1691[6], propose un assemblage de drapés déjà plus sophistiqué. Martiale, sans bras ni décorum donc simple à dupliquer par l’atelier au besoin, elle témoigne de ces postures rapidement brossées, à l’économie d’accessoires, autour d’une tête peinte par le maître. Elle sera d'ailleurs reprise en 1699 pour l'effigie de Monsieur Jourdain, envoyé de Pologne, D’autres clients optèrent pour des prises de vue de côté, tel le prince de Saxe du château de Gotha ou celui héréditaire de Hesse-Cassel (1676-1751), futur roi de Suède, peint par Rigaud en 1698, et que nous avions redécouvert au château de Fulda grâce à un cliché inédit pris en 2005 par un ami et que nous donnons ici l’original en situation[7].
Hyacinthe Rigaud, portrait de Frédéric de Hesse, 1698. Fulda, château de la Fasanerie © droits réservés Stéphane Perreau d.r.
La vision des portraits du père et du fils Kaunitz, passant à quelques années d’intervalle chez « le premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable », pour paraphraser Saint Simon, avait cependant nourri l’imaginaire pour longtemps. Elle avait été d’ailleurs alimentée par la présence, aux côtés de l’œuvre de Rigaud, d’un autre portrait de jeune homme aux cheveux longs, en tenue d’intérieur, de mêmes dimensions et encadré d’une semblable bordure. Longtemps passée pour le premier des portraits des Kaunitz peint par Rigaud, cette toile représente en réalité les traits adolescents du futur ambassadeur au congrès. Ce n’est que finalement assez récemment qu’elle fut fort justement rendue par l'historienne d'art Marie Mzykova au corpus de Jacob Ferdinand Voet (1639-1689).
Jacob Ferdinand Voet, portrait de Dominik-André de Kaunitz, 1673. Brno, château d'Austerlitz © Zdenèk Kazlepka
Le fait que Dominique-André de Kaunitz ait été peint par Voet n’a finalement rien de surprenant, nous rappelle Zdenèk Kazlepka, puisque l’on sait que cet artiste se trouvait à Rome entre 1663 et 1678. Au même moment, le jeune comte, âgé de 19 ans, y effectuait une étape de son Grand Tour et posa vraisemblablement devant le peintre comme en témoignent les archives tchèques qui conservent encore la trace d'un paiement fait par le modèle, le 8 mars 1673, pour un portrait de cour valant 28 guilders. Il faudra attendre la maturité du modèle pour retrouver dans son iconographie, une œuvre plus significative encore : un portrait peint par l’artiste l’artiste anversois François de Cock (1643-1709), gravé en 1697 (année de l’ambassade) par Gérard Ėdelinck, français d’adoption mais flamand d’origine et que Kaunitz employa régulièrement. L’ambassadeur, affublé d’un fort embonpoint, y porte avec une certaine ostentation les insignes de l'ordre de la toison d’or (cordon et grand manteau), dignité reçue dès 1687. Aucune autre effigie officielle n’ayant eu les honneurs de la diffusion, il est fort probable que Dominik-André de Kaunitz, ne sollicita jamais Rigaud pour aucun portrait.
Gérard Ėdelinck d'après François de Cock, portrait de Dominik-André de Kaunitz, 1697. Coll. priv. © d.r.
On ne peut finalement pas en vouloir à Lossky d’avoir été tenté de voir dans les deux effigies accrochés sur les murs d’Austerlitz, le portrait du père en armure et celui du fils, en tenue civile, ayant probablement méconnu le style et l’œuvre de Voet ou ignoré, comme les historiens après lui, l’existence du cuivre d’Ėdelinck. Le fait que les deux tableaux de mêmes dimensions aient été conservés côte à côte, dans un cadre similaire, avait probablement suffit à jeter les bases de la légende d’une double commande à Rigaud. La découverte d’une lettre, écrite par Maximilian-Ulrich à ses parents, depuis Bar-le-Duc, le 23 octobre 1698[8], ne pouvait qu’appuyer cette méprise dans l’esprit de Lossky. Selon le résumé qu’il en fit dans son article de 1959, on y apprenait que le jeune voyageur aurait souhaité faire fixer ses traits à Paris par Hyacinthe Rigaud et demandait à son père les dimensions du portrait que ce même artiste lui avait faire « quelques années auparavant »[9], le priant de lui en fournir les mesures exactes, « prises entre les nœuds d’une ficelle » et non en pieds moraves qui n’étaient pas connus des peintres et des architectes français[10].
Peder Schenk d'après Godfrey Kneller, portrait de Dominik-André de Kaunitz. 1697. Collection privée © d.r.
Le choix du peintre pour l’effigie du fils n’avait d’ailleurs pas été immédiat car, comme le prouve une autre missive, écrite par Maximilian à ses parents dès le 12 août 1698, on avait également pensé au portraitiste anglais Godfrey Kneller (1646-1723) qui venait de livrer une imposante effigie de Dominik-André, là aussi, en grand habit de l'ordre de la toison d'or : « Votre Grâce m’a dit qu’ils voulaient mon portrait. Mais je ne sais pas si Votre Grâce me le demandera ici par l’intermédiaire de Monsieur Rigaud, qui est un abilhomme ou faire peindre le Chevalier Kneller en Angleterre. Exigez-vous, Votre Grâce, que cela soit fait par Rigaud ou quelqu’un d'autre ? Tenez-moi au courant pour que je puisse faire quelque chose de décent »[11].
Lettre de Maximilian André de Kaunitz à ses parents. 12 août 1698. Archives de Brno © photo Zdenèk Kazlepka
Selon Monsieur Zdenèk Kazlepka, rien n’indiquait donc finalement, dans les termes de la lettre, qu’il y avait eu jamais un portrait du vieux Kaunitz peint par Rigaud. Quant à la date de 1692, rapportée après rentoilage sur le portrait de Maximilian et sans doute altérée, le conservateur a émit l’hypothèse qu’elle a très bien pu être mal retranscrite par le restaurateur moderne, comme ce fut le cas, notamment du portrait du père Antoine Anselme, peint et gravé en 1713 mais qui, à la faveur d’une mauvaise retranscription, fut classé à l’année 1719. Seul un désentoilage permettrait de clore définitivement la question mais, au vu des arguments avancés par Monsieur Kazlepka, nous pensons qu’il s’agit là d’une hypothèse plus que probable.
[1] Zdenèk Kazlepka, « Portréty Kaunitzů ze zámku ve Slavkově u Brna. Jacob-Ferdinand Voet a Hyacinth Rigaud nově », Chvála ciceronství. Umělecká díla mezi pohádkou a vědou Brno, Barrister & Principal. Masarykova univerzita, 2011, p. 114-123.
[3] Ariane James-Sarasin, Hyacinthe Rigaud (1659-1743), thèse de doctorat en histoire de l'art non publiée sous la direction de M. le professeur Bertrand Jestaz, Paris, EPHE, 2003, cat. I, n°525, fig. 187 [comme figurant Dominik André de Kauniz] ; Perreau, Hyacinthe Rigaud, catalogue concis de l’Œuvre, Les Nouvelles presses du Languedoc, 2013, cat. P.589, p. 101 [comme figurant Dominik André de Kaunitz] ; Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud, catalogue raisonné de l’Œuvre, Faton, 2016, II, cat. *P.612, p. 208 [comme figurant Dominik André de Kaunitz *P.309].
[4] Boris Lossky, « Rigaud’s portraits in slavic country », Gazette des Beaux arts, juillet 1946, p. 30-40.
[5] Paris, bibliothèque de l’Institut, ms. 624, f° 15 : «M[onsieu]r le comte de Caunits ». Roman, 1919, p. 67.
[6] Stéphan Perreau, « Franz Laurenz Greder, un nouveau Suisse croqué par Rigaud », en ligne, www.hyacinthe-rigaud.over-blog.com, 14 février 2014.
[7] Perreau, 2013, cat. P.579, p. 141 (image en noir et blanc reprise dans James-Sarazin, 2016, II, sans crédit d'auteur).
[8] Et non le 27 octobre comme le disait Lossky.
[9] « […] according to their desire, he would ask in Paris that his portrait be made by Rigaud who had painted that of his father a few years earlier ».
[10] « Er hat Maler oder Architekt zu Paris der wissen wird waß ein Mariechen sich ? » [Y-a-t-il un peintre ou un architecte à Paris qui saura ce qu'est un Mariechen ?]. Lossky, parle de mesures en fil ( « string of that size [fil de cette taille] ») et non en pieds (« insted of giving him the measurements in Moravian feet en thumbs »). Brno, Archives du château, III/107.
[11] Original en allemand.