Plancher du château de Picomtal : Quelques lattes écrites de la main de Joachim Martin en 1880 © Dauphiné Libéré

Plancher du château de Picomtal : Quelques lattes écrites de la main de Joachim Martin en 1880 © Dauphiné Libéré

En octobre dernier paraissait un ouvrage qui, s’il ne nous ramenait à notre sujet, serait peut-être passé inaperçu aux yeux de nos lecteurs, hormis de ceux du monde des amateur de l’histoire du Dauphiné : Le plancher de Joachim chez Belin.

Cette bien intéressante étude réunit tous les fantasmes de l’historien : une découverte, un format inédit, une histoire à raconter, qui plus est romancée, de nouvelles données pour l’étude de l’histoire sociale d’un département, bref un certain creuset de pain bénit pour Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire à la Sorbonne. A quelques kilomètres d’Embrun, à Crots dans les Hautes-Alpes, on venait de découvrir en le restaurant les secrets du parquet du château de Picomtal. Le menuisier Joachim Martin, qui fut chargé de le poser dans les années 1880 avait en effet choisi le dos des lattes pour y tenir une sorte de carnet de confidences sur son temps, confidences parfois acerbes et auréolées du poids de l’éducation dix-neuviémiste qui allaient dormir là, sans être vues jusqu’à leur première restauration.

Jacques-Olivier Boudon, Le Plancher de Joachim. Ed. Belin

Jacques-Olivier Boudon, Le Plancher de Joachim. Ed. Belin

Le menuisier sait qu’il ne sera lu qu’après sa mort. Ses messages d’outre-tombe, qu’il adresse au monde futur sont donc libres de toute censure : il y décrit sa femme, ses voisins, ses problèmes financiers récurrents, donnant vie à toute une société villageoise confrontée au progrès économique matérialisé par l’arrivée du chemin de fer, mais aussi à l’avènement de la République. L’évocation des secrets des uns et des autres, avec toute la verve et la rancœur parfois exacerbée qu’elle implique, suffirait à faire aujourd'hui la Une de France Dimanche ou de C'est ma vie. Elle se gargarise des descriptions de mœurs sexuelles sur fond de délation : que ce soit le curé ou la fille de joie, ou encore de la femme mariée qui s’offre contre toute « morale masculine », c’est surtout l’histoire du propriétaire du château pour lequel travaille Joachim Martin qui a retenu notre attention : Joseph Roman (1840-1824).

Joseph Roman, correspondant de l'Institut, châtelain de Picomtal © d.r.

Joseph Roman, correspondant de l'Institut, châtelain de Picomtal © d.r.

Né a Gap d’un père procureur du roi à Sisteron et d’une mère fille d’un député des Hautes-Alpes et maire de Gap, Roman fut en effet le premier « biographe » du peintre Hyacinthe Rigaud en publiant, au terme de sa vie, et alors qu’il souffrait de trous de mémoire, les imposants livres de comptes du peintre conservés à la bibliothèque de l’Institut de France. C’est à Mongré qu’il fit ses études chez les Jésuites, puis chez les Chartreux de Lyon avant de monter à Paris faire son droit. Déjà aigri de n’avoir pu suivre comme élève l’Ecole des Chartes, car sa mère l’exhorta à devenir avocat, Roman se lança à corps perdu dans l’étude des monnaies. Comme il était de bon ton à l’époque de créer l’émulation, il participa à la création, en 1865, de la Société de numismatique.

De tous les cénacles d’érudition, multipliant les publications en une frénésie très « ancien-régime », Roman est connu également pour avoir faire une « course à l’échalote » avec l’abbé Guillaume, archiviste des Hautes-Alpes et Auguste Prud’homme, archiviste isérois, trio qui se relevaient mutuellement les erreurs dans leurs publications respectives, à grand renfort d'ironie et de mots assassins, pratique qui se poursuis parfois de nos jours...

Vue du château de Picomtal © d.r.

Vue du château de Picomtal © d.r.

L’histoire aurait pu s’arrêter là et donner lieu à de précieuses collaborations si Roman, au caractère fier, n’avait eu de cesse de critiquer ses confrères pour s’arroger la préséance des sujets sur lesquels, selon lui, il ne se voyait que seul légitime. Mais on aurait tort de trop reprocher à Roman d'avoir voulu la reconnaissance, lui qui n'avait pas fait la carrière idéale qui l'aurait installée dans le cénacle des Écoles d’histoire de l’art. Roman était pourtant loin d’être le candidat idéal et serait sans doute raillé aujourd’hui par ses majors de promotions. En effet, s’il ne put jamais se départir d’une certaine légèreté d’esprit comme l’avouait l’auteur anonyme de sa nécrologie parue dans le Bulletin de la Société des Hautes-Alpes (1925), il manquait d’évidence d'une certaine méthode.

On lui reprochait ainsi « dans ses travaux les mieux faits, [...] toujours quelque erreur due à un manque d’attention évident qu’il eût dû corriger s’il se fût seulement relu avec soin. » On ajoutait que « s’il avait le défaut de ne pas indiquer ses sources avec assez de précision », il « fallait le croire sur parole quand il affirmait un fait ». Son travail d’érudition sur les livres de comptes de Hyacinthe Rigaud a pourtant eu le profond mérite d’ouvrir la voie aux spécialistes dans la reconstitution relativement aisée du catalogue de l’artiste, source qui manque à bien d’autres peintres.

Joseph Roman, Le livre de raison du peintre Hyacinthe Rigaud, 1919. Paris, BNF

Joseph Roman, Le livre de raison du peintre Hyacinthe Rigaud, 1919. Paris, BNF

En 1881, Joseph Roman, quoique jugé sévèrement par son poseur de plancher d’avoir gardé une « forte dose de verve féminine car élevé par sa tante Amat qui l’a […] arrangé de manière qu’il lui vient toujours une mauvaise manière féminine » ne tardera pas à épouser en 1881 une bien belle « peintre de grand mérite », Isabelle Reynaud. Son épouse participera à plusieurs salons Lyonnais s’y faisant remarquer par des médailles avant de redécorer le château de Picomtal. N’en déplaise à Joachim, finalement, qui lui reprochait d’aimer la compagnie des femmes sans les toucher. Roman rachète en 1876 le château de Picomtal aux Crots et en fait sa demeure studieuse mais aussi du plaisir familial. Très conservateur, dirigiste avec ses enfants, Roman les exhorte à prendre soin de Picomtal : « Gardez ce château, je l'ai acheté et embelli pour vous. J'ai acheté autant que ma fortune me l'a permis, à le rendre vaste, commode, agréable ; que ce soit un centre autour duquel la famille tout entière se rassemble chaque année autant que possible pour se retremper dans les vieux souvenirs et l'amour mutuel ».

A n’en pas douter, un bien bel ouvrage digne d’un auteur rigoureux et passionnant dont on aurait peut-être aimé qu’il mette ses analyses, son histoire sourcée et scientifique, au service d'un récit plus romancé, compte tenu de la formidable conjonction d’éléments pour le faire. 

Mais qu’on se le dire, nous avons dévoré le livre et redécouvert le visage certes toujours peu facile de Roman, et pris mieux conscience encore de sa démarche méritoire dans un contexte historique fait de clan et de batailles rangées pour savoir qui publierait avant qui et en obtiendrait ainsi la primauté « légitime ».

Vous retrouverez ici un lien vers une conférence donnée par l'auteur sur son ouvrage

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