Quand Rigaud fait école... un nouveau Bailleul révélé
02 févr. 2018Claude Bailleul. Portrait d'un architecte. Huile sur toile, 1740. Prudhomat, Château de Castelnau-Bretenoux © David Bordes / centres des monuments nationaux
Conservé depuis 1932 au château lotois de Castelnau-Bretenoux à Prudhomat, grâce au legs de la forteresse à l’état par Jean Mouliérat, un portrait d’architecte inédit nous a très aimablement été signalé par Renaud Serrette comme intéressant directement l’univers d’Hyacinthe Rigaud [1]. Jusqu’à sa récente restauration, qui a rétabli une meilleure lisibilité, l’œuvre présentait un état assez dégradé : jaunissement général, repeints désaccordés, elle accusait également d’importantes déchirures assez complexes. Malgré une bonne adhérence de la couche picturale, la totalité de la périphérie de la toile se révéla mastiquée, parfois jusqu’à 3 cm à l’intérieur de la composition, témoignant des affres qu'elle eut a supporter [2].
Claude Bailleul. Portrait d'un architecte (détail). Huile sur toile, 1740. Prudhomat, Château de Castelnau-Bretenoux © David Bordes / centres des monuments nationaux
La posture du personnage, extrêmement saisissante, singe sans vergogne les prototypes de Rigaud. Tournant la tête vers le côté droit de la composition, l’homme, malheureusement anonyme, est représenté à mi-corps, les deux mains posées sur un carton à dessin vert, lequel est présenté à champ, recouvert d’un plan d’architecture vu en coupe. Tenant également un porte-mine, le modèle arbore une veste lie-de-vin à pans et manches rabattues, galonnées et boutonnées d’or ainsi qu’un manteau de velours brun sombre, doublé de soie bordeaux. L’arrière de la perruque, courte et marquée au mitan du siècle, est retenu par un ruban noir volant, retombant sur l’épaule. À bien des égards, la composition puise la majeure partie de ses éléments dans le vocabulaire du maître catalan tout en s'émancipant des productions de la fin du XVIIe siècle, à l'instar de ce très beau portrait d'architecte, peint vers 1690-1700 qui, s'il n'a pas encore trouvé de véritable auteur, montre un plan en coupe semblable à celui peint dans l'œuvre de Prudhomat...
Ecole française du XVIIe siècle. Portrait d'un architecte. V. 1690-1700. Coll. part. © cabinet Turquin
L’influence de Rigaud est donc manifeste, ne serait-ce qu'à cause des mains, dont les doigts graciles et allongés possèdent des phalanges aux ongles courts qui se déploient de manière symptomatiquement arachnéenne. La main droite justement, tenant le porte mine, est presque exactement calquée sur celle de l’autoportrait éponyme peint par Rigaud en 1711 (Versailles, musée national du château). La main gauche, quant à elle, évoque sans peine celle que pose le graveur Pierre Drevet sur sa matrice de cuivre, sous le regard bienveillant de son ami (Lyon, musée des Beaux-arts).
En haut : Hyacinthe Rigaud, portrait de Pierre Drevet, 1700-1701. Lyon, musée des Beaux-arts © photo Stéphan Perreau / En bas : Hyacinthe Rigaud, autoportrait au porte-mine, 1711. Versailles, musée national du château © photo Stéphan Perreau
À l’instar de Bailleul, d’autres confrères de l’atelier n’hésiteront pas à pousser l’illusion encore plus loin, comme dans le portrait de Claude Guy Hallé peint par Jean Legros pour sa réception à l’Académie, et alors fortement inspiré du Mignard peint en 1691 par son maître…
Jean Legros, portrait de Claude Guy Hallé, 1725 - Versailles, musée National du château © Stéphan Perreau
Mais, au delà de la dette artistique avouée à l'art de Rigaud, ce qui apparut comme doublement intéressant dans le portrait de Prudhomat fut révélé lors de la restauration. Une signature et une date, cachées par des repeints, avaient été apposées par son auteur sur la base de la colonne de fond : « Bailleul. P. / 1740 ».
On ne connaissait jusqu’ici qu’une seule œuvre personnelle de celui qui, sous le nom de Bailleul, travailla assidument aux côtés de Rigaud durant 13 ans (de 1701 et 1714) : une grande effigie de Louis de Lamotte Fénelon, datée et signée « Bailleul. P. 1718 » sur la ceinture du bureau plat sur lequel le théologien appuyait son ouvrage, et qui témoignait encore de l’influence du grand maître (Perigueux, musée des Beaux-arts, Inv. 72.2).
Claude Bailleul, portrait de Fénelon. 1718. Périgueux, musée des Beaux-arts © Collections Ville de Périgueux, Maap. Photo Gautier
Malgré de menues variantes, une légitime comparaison entre cette inscription et celle réapparue sur le tableau lotois suffit à lier les deux œuvres. Outre la formulation (le patronyme puis « p » pour « pinxit »), on décelait aisément la même manière d’écrire les chiffres de la date.
En haut : signature de Claude Bailleul sur son portrait de Fénelon. Périgueux, musée des Beaux-arts © Collections Ville de Périgueux, Maap. Photo Gautier / En bas : signature de Claude Bailleul sur son portrait d'architecte. Prudhomat, Château de Castelnau-Bretenoux © David Bordes / centres des monuments nationaux
Si l’identité du peintre a longtemps fait débat [3], nous avions assez tôt proposé d’y voir Claude Bailleul, peintre de l’académie de Saint Luc, fils de René, maître sellier à Paris et de sa première épouse Anne Le Roux. Ce choix avait été dicté par l’environnement domestique des Bailleul (la rue des Petits-Champs à Paris, sur la paroisse Saint-Eustache où Rigaud vécut longtemps) et par la présence, lors de l’inventaire après décès de René Bailleul que réalisa le notaire Nicolas-Henri Sellier le 30 juin 1740 [4],de deux œuvres évoquant directement Rigaud (un petit portrait de Louis XIV et une estampe représentant « Mr Secousse » [5].
Signature de Claude Bailleul au contrat de mariage de son frère en 1730. Paris, arch. nat., minutier central, ét. CVIII, 399 © familles parisiennes
Certifié véritable le 1er septembre 1740, l’inventaire avait été demandé par la seconde épouse de René Bailleul, Marie-Anne Gabrielle Mauroy, ainsi que par les enfants survivants du couple [6] : René Bailleul, commissaire ordinaire de l’artillerie, en son nom et comme fondé de la procuration de son frère, Étienne (né en 1698) [7], employé dans les octrois à Valenciennes ; Marie Bailleul, veuve de Jacques Fongières, maître sellier ; Pierre Jollain, maître tapissier à Saint-Germain, représentant son épouse Geneviève Jacqueline Bailleul avec laquelle il était uni depuis 1706 ; Jacques Charles Hérault, peintre, fils de l'aide de Rigaud, Charles Antoine Hérault (1644-1718), marié à Marie Anne Bailleul ; Charles René Bailleul, maître menuisier ; Charles François Bailleul, employé dans les ponts et chaussés ; André Michau, maître sellier, marié à Marie Louise Bailleul ; Pierre César Daille Lefevre, maître peintre doreur, représentant son fils mineur René (futur peintre et directeur de l'académie de Saint Luc) qu’il eu de Françoise Bailleul, décédée en 1733. Enfin, on comptait surtout parmi la fratrie, notre peintre, Claude Bailleul.
Claude fut également, et occasionnellement, nommé expert pour priser les tableaux de différents inventaires après décès. On le retrouve ainsi le 16 décembre 1733, cul-de-sac de la rue de Matignon, accompagné de son parent Jacques Charles Hérault, occupé à estimer les œuvres d’art laissés par la mort de Laurent Rondé, secrétaire du roi, garde des pierreries de la couronne [8]. Il fut également, avec son père, témoin au mariage, le 25 juin 1730, de Jean Domergue, maître tailleur et de Catherine Françoise Aubert, sa cousine [9] ainsi qu’à celui de son frère, Charles René, marchand Mercier quincaillier à Paris, qui épouse le 4 mars 1730, Marie Marguerite Lemoyne, fille d’un ancien marchand sellier du quartier Saint Sulpice [10].
Signature de Claude Bailleul sur un acte de transport fait à sa mère le 13 mai 1743. Paris, arch. nat., minutier central, ét. XXXV, 632 © Stéphan Perreau
D’entre tous les Bailleul peintres au XVIIIe siècle à Paris, Claude semblait donc faire figure de candidat idéal même si un autre artiste homonyme, Pierre, également membre de la célèbre Académie de Saint Luc, officiait à Paris à peu près au même moment. On supposa un temps qu’il aurait pu être frère de Claude [11], mais nous pensons désormais qu’il en était peut-être un cousin.
En effet, Pierre n’apparaît pas parmi les héritiers présents à l’inventaire de René Bailleul en 1740 et était d’ailleurs considéré comme déjà décédé lorsqu’un différend opposa sa veuve, Anne Cousin, au peintre Robert Le Vrac Tournières, lors d’un rapport d’expert passé devant les commissaires du Châtelet de Paris, le 26 octobre 1742 [12]. Il y était question d’un portrait « représentant ou devant représenter » l’épouse de Jean Gréban, procureur au châtelet, peint par ledit Pierre Bailleul quelques années auparavant, et que les époux Gréban refusaient de payer pour défaut de ressemblance. Depuis le mois de juin, les commissaires avaient sommé les parties de se réunir, la veuve Bailleul s’en remettant à l’avis de Pierre Nicolas Huilliot (1674-1751) [13] contre celui de Robert Le Vrac Tournières (1667-1752) pour le Châtelet. Alors que le second trouva le portrait « fort défectueux », déclarant sans véritables arguments « qu’il n’était pas possible de définir autrement ses vices et défectuosités particulières puisqu’il n’y a rien de bien dans le dit tableau, étant au contraire absolument mal dessiné et mal peint », le second y trouva « la parfaite réussite dans la ressemblance », la dame de Gréban y étant « parfaitement bien représentée ». Si, pour Tournières, l’avis de Huilliot valait moins que le sien car il n’était « peintre que de feurs », ce dernier argumenta plus précisément sa démonstration en décrivant la création de Pierre Bailleul [14].
[1] Huile sur toile. H. 92,5 ; L. 76 cm. Inv. CBX1934100466.
[2] Nous remercions également Monsieur Renaud Serrette de nous avoir fait parvenir l’intéressant rapport de la restauration effectuée par Nathalie Legillon, Restaurateur du patrimoine. Il nous a également fait part d'une découverte concernant l'historique du portrait de Jean Rémy Hénault peint par Rigaud.
[3] Voir Roux, 1931, I, p. 398 et suivantes, Soubeyran, « Un nouveau portrait de Fénelon au musée du Périgord », Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, 1975, vol. 105, p. 203-312, Perreau, 2013, p. 37-38 et James-Sarazin, 2016, I, p. 594-595.
[4] Paris, archives nationales, minutier central, LXXIII, 718. Les commissaires priseurs signalaient également un portrait du défunt, de sa première épouse et d’un ami.
[5] Rigaud peignit plusieurs membres de cette famille : François, procureur au parlement en 1695 puis deux de ses fils, François-Robert, curé de Saint Eustache en 1696 et Jean-Léonard, avocat au parlement en 1707.
[7] Né sur la paroisse Saint Eustache à Paris, il était âgé de 35 ans lors de son mariage à Valenciennes, le 3 février 1735, avec Marie-Marguerite Bourgenier (Paul Denis du Péage, « notes d’état civil de la région du Nord », Société d’études de la province de Cambrai, 2e série, fascicule 10, 1932, p. 1022).
[8] Paris, arch. nat., minutier central, étude, CXV, 485. Voir Mireille Rambaud, Documents du Minutier central concernant l'histoire de l'art (1700–1750), I, 1964, p. 577. La présence de nombreuses œuvres de Coypel dans la collection Rondé ne fut sans doute pas étrangère au choix des experts puisque le père de Jacques Charles Hérault était beau-frère de Noël Coypel.
[9] Paris, arch. nat., minutier central, étude XCV, 108. Cité dans Wildenstein, Documents inédits sur les artistes français du XVIIIe siècle conservés au minutier central des notaires, 1966, p. 6. Acte en ligne.
[10] Paris, arch. nat., minutier central, étude CVIII, 399. Acte en ligne.
[11] Perreau, 2013, p. 37 ; James-Sarazin, 2016, op. cit.
[12] Ibid. Y 1901 ; Georges Wildenstein, Rapports d'experts : 1712-1791 ; procès-verbaux d'expertises d'œuvres d'art extraits du fonds du Châtelet, aux archives nationales, Paris, Les Beaux-Arts, 1921, p. 30-33.
[13] Huilliot remplaçait le sieur Morel puis le peintre Pierre Dulin (1669-1748) qui avaient initialement été choisis.
[14] « […] nous avons vu ledit tableau […] lequel avons fait placer sur un chevalet. Et après avoir mûrement réfléchi et examiné avec toutte l’attention possible ledit tableau, nous avons trouvé qu’il estoit de quatre pieds de haut sur trois pieds de large, représentant la dame Gréban peinte en Dianne en retour de chasse dans le fond d’un bois, habillée à la romaine d’un satin blanc, une ceinture d’hermine et une draperie bleue voltigeante, accompagnée d’un petit amour avec son arc, carcois [sic] et flèche, d’un lévrier et différent gibier, ledit tableau peint suivant l’art bien d’accord […] ». Wildenstein, 1921, op. cit. p. 33.