Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme. Paris, coll. Privée © Leclere svv.

Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme. Paris, coll. Privée © Leclere svv.

On le sait, mettre en lumière le style d’un artiste peu ou mal connu du fait de la rareté de ses productions n’est pas chose aisée. Comme nous avons eu l’occasion de le réaffirmer à plusieurs reprises[1], et malgré des publications fondamentales sur sa carrière à Madrid[2], Jean Ranc (1674-1735) a ainsi longtemps pâti d’une certaine méconnaissance de son art. Peu présent dans les collections publiques françaises, tout aussi rare dans les ventes publiques et, pour beaucoup d’historiens, résumé à ses productions espagnoles quand il n’était pas, purement et simplement, confondu avec son professeur et parent, Hyacinthe Rigaud, l’artiste était devenu, à l’instar d’André Bouys ou de Pierre Gobert par exemple, un peintre « fourre-tout ». 

 

C'est ainsi que l'élégant portrait de femme, mis aux enchères par la maison Leclere le 8 novembre prochain sous le lot 170[3], et pour lequel nous avons également été consultés par l'expert en amont de la vente, n'échappe pas à cette cruelle règle.

 

Malgré l'attribution finale faite par d'autres experts à Jean Ranc, nous avions en effet très tôt rejeté cette œuvre du corpus de l'artiste, après que son propriétaire nous l'ait aimablement soumis suite à notre article paru en 2012 dans le n°475 de la revue l'Estampille l'Objet d'art  

 

Si tout les avis convergeaient sur le fait que l'identité anciennement suggérée comme portrait de Madame de Parabère, maîtresse du Régent, travestie « avec un pourpoint de Diane » n'était pas soutenable — ne serait-ce qu'en comparaison du portrait peint par Hyacinthe Rigaud en 1711 —, on ne pouvait pas non plus reconnaître ici les trois éléments si caractéristiques de l'art de Ranc, représentés avec une telle récurrence tout au long de sa carrière qu'aucune exception se semblait permise : des mains fines et architecturées, des drapés aux plis géométriquement ordonnés et un « empourprement » parfois extrême des carnations.

 

Nicolas de Largillierre, portrait de la comtesse de Rupelmonde, 1707. Londres, coll. priv. © d.r.

Nicolas de Largillierre, portrait de la comtesse de Rupelmonde, 1707. Londres, coll. priv. © d.r.

Représentée à mi-corps dans un environnement de jardin duquel elle semblait surgir, la modèle proposée par la vente Leclere n'était pas sans évoquer la comtesse de Rupelmonde peinte par Nicolas de Largillierre[4]). Elle arborait en effet un énigmatique sourire, comme surprise dans sa cueillette de fleurs de tubéreuse issues d’une potée, placée au premier plan. Le manteau, tout d’éclat d’un rose pastel, tenu par un cordon de soie bleu, enveloppait délicatement la jeune femme, laissant sa gorge et ses épaules dénudées, comme vibrantes à la lumière. La robe de coton blanc enfin, élément devenu presque secondaire, semblait vouloir disparaître au profit d’une pièce d’estomac rutilante, tel un cuir lustré brodé d’or dont l’éclat n’était pas sans concurrencer les plus beaux éléments d’armure masculins.

 

Le portrait empruntait donc tour à tour, et de manière flagrante, des éléments à Hyacinthe Rigaud (la main extrayant des fleurs d’un vase comme le fit en son temps la marquise de Louville notamment) et à Largillierre (illusion du mouvement par la mise oblique des plis de la robe). Mais la composition puisait à notre sens autant son vocabulaire dans l’imagerie générale de la déesse Flore (à l’instar du portrait d’inconnue du musée Jacquemart André attribué à Delyen) qu’à l'allégorie du mariage matérialisé par les tiges de tubéreuse, symbole du désir, et la branche de volubilis bleu, symbole de l’amitié dévouée. 

Jean-François Delyen (attr.), portrait de femme en Flore. Paris, musée Jacquemart André © Cluturespace

Jean-François Delyen (attr.), portrait de femme en Flore. Paris, musée Jacquemart André © Cluturespace

Le ton général du tableau illustrait cependant assez bien cette veine de portraits féminins qui, à l'aube de la Régence, insufflèrent un vent de décontraction aux effigies du règne précédent. Glorifiant la beauté de leurs modèles par le travestissement mythologique, ces Sources, ces Hébés, ces Dianes, ces Cérès et ces Flores constituèrent autant de rôles artificiellement dévolus aux jeunes mariées qui permirent aux peintres de s'illustrer dans le talent du portrait « historié ».

 

Si l'on a longtemps véhiculé l'apriori selon lequel les couleurs électriques, virant au rose ou à l’orangé, étaient obligatoirement les marques de fabrique de Jean Ranc, celles qui sont utilisées ici, sont en réalité tout aussi fréquentes chez Largillierre (portrait de Madame Isaac de Thélusson[5]) ou encore chez Gobert (portrait de femme en Hébé[6]) pour ne citez qu’eux. 

Pierre Gobert, portrait de femme en Hébé. Coll. priv. © Sotheby's Ltd.

Pierre Gobert, portrait de femme en Hébé. Coll. priv. © Sotheby's Ltd.

Mais c'est surtout dans son dessin et sa technique que le portrait de la vente Leclere diffère profondément des productions de Jean Ranc.

 

L'un des éléments les plus frappants est constitué à n'en pas douter par l'absence évidente de ces belles mains fines que Ranc aimait à représenter sans exceptions, imitant celles peintes par son maître, dont Dezallier d'Argenville assurait qu'elles étaient divines. Suivant une gestuelle baroque très codifiée, l'artiste privilégia une architecture dite « triangulaire » qui, allant de la paume au bout des doigts dont les dernières phalanges semblaient même soudées entre-elles, appréhendaient les objets avec une délicatesse extrêmement sophistiquée. Une rapide comparaison, ne serait-ce qu’avec le chef d’œuvre de l’artiste, la belle Pomone du musée Fabre, suffisait à illustrer la dissemblance.

A gauche : Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme (détail). Paris, coll. Privée © Leclere svv. / A droite : Jean Ranc, Vertumne et Pomone (détail). Montpellier, musée Fabre © photo Stéphan Perreau

A gauche : Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme (détail). Paris, coll. Privée © Leclere svv. / A droite : Jean Ranc, Vertumne et Pomone (détail). Montpellier, musée Fabre © photo Stéphan Perreau

La main arachnéenne et lascive de la déesse, posée sur les fruits au premier plan, ne pouvait être rapprochée de celle, plus potelée et aux contours duveteux, que l’élégante de la vente Leclere avait replié sur sa poitrine. Quant à celle tenant les fleurs, elle ne rappelait pas non plus celle tout en géométrie que brandissait Madame de Mellon, avec ses bouts de doigts aux ongles courts tout à fait « rigaudiens », bien visibles dans son portrait que vient d’acquérir au printemps dernier le même musée. 

 

Pour achever le comparatif, on opèrera une utile juxtaposition d'extraits de portraits qui, par leurs date de confection connue, rejettent l'exception que constituerait une main moins précise et plus grasse. 

Jean Ranc, détails de mains

Jean Ranc, détails de mains

Si grâce à ce type de confrontation, on sait également que l’artiste fit souvent porter le regard de ses modèles vers le public, et rarement les faire fuir de côté, on constate qu’il prit ainsi, et davantage que Rigaud, un plaisir non dissimulé à « rosir » à l’envie les joues de ses client(e)s, les faisant paraître comme porcelainés et doucement mélancoliques, à l’instar de celles de la jeune Renée Tranchant Du Trait.

A gauche : Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme (détail). Paris, coll. Privée © Leclere svv. / A droite : Jean Ranc, portrait de Renée Tranchant du Trait (détail). Coll. priv. © photo Stéphan Perreau

A gauche : Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme (détail). Paris, coll. Privée © Leclere svv. / A droite : Jean Ranc, portrait de Renée Tranchant du Trait (détail). Coll. priv. © photo Stéphan Perreau

L'artiste s’était attaché enfin à marquer la plupart de ses portraits du sceau de la stricte géométrie, traçant les schémas de ses drapés avec une science de l’ordonnance quasi chirurgicale et selon un enroulement qui jamais ne se décentrait. Juxtaposés à de vigoureuses brosses dans le creux de leurs pans, les bords d’attaques de ses plis sont toujours puissamment appliqués, inondés d’une lumière marquée d’un grand trait de blanc et sans aucun fondu.

 

Cette manière, toute aussi présente dans le portrait de jeune femme vendu il y a peu par la maison Aguttes[7] que dans le réseau complexe du vêtement de l’évêque de Lisieux[8] est par contre, totalement absente ici.

 

A gauche : Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme (détail). Paris, coll. Privée © Leclere svv. / A droite : Jean Ranc, portrait l'évêque de Lisieux(détail). Lille, musée des Beaux-arts © photo Stéphan Perreau

A gauche : Ecole française du XVIIIe siècle, portrait de jeune femme (détail). Paris, coll. Privée © Leclere svv. / A droite : Jean Ranc, portrait l'évêque de Lisieux(détail). Lille, musée des Beaux-arts © photo Stéphan Perreau

Là encore, un kaléidoscope de drapés puisés dans le catalogue de l'artiste, de ses débuts à la fin de sa carrière, semble pouvoir parler de lui-même...

La jeune « Flore » de la vente Leclere ou l’illusion de Jean Ranc

Au delà d'une dette avouée à son parent et professeur, Jean Ranc avait finalement rapidement réussi s'en singulariser en amplifiant.  

 

Marié en 1715 à sa filleule et nièce d'Hyacinthe Rigaud, Ranc avait réussit à intégrer l'art de son maître en moins de trois ans, devenant le plus sûr héritier du « style Rigaud ». Entouré d'une belle-famille faite d'artisans, d'orfèvres, d'ébénistes et de décorateurs au service de la cour au château de Saint-Germain-en-Laye, il confirma à leur contact un goût pour l'art total, avouant bien des années plus tard, alors qu'il n'allait pas tarder à être chargé des décors de la Galeria del Poniente à l'Alcazar de Madrid, qu'il aimait à travailler seul, à cause de la manière singulière qu'il s'était faite « d’étudier [ses] ouvrages dans toutes les parties de la Peinture, et de les finir extraordinairement. » Fréquentant le Palais Royal, peignant tour à tour le Régent et Louis XV, il prépara dès 1719 son départ à Madrid (septembre 1722), expédiant ses affaires courantes et espérant débuter en Espagne la carrière que Paris ne pouvait lui offrir.

 

Avec l’achèvement de notre catalogue raisonné des œuvres de Ranc entamé en 2012, nous aurons l’occasion de revenir très prochainement sur l’art, la carrière et différents aspect inédits des héritages montpelliérain et espagnol de ce peintre attachant qui, de Montpellier à Madrid, puisa pourtant dans la capitale l’essence même de sa technique. 

 


[1] Stephan Perreau, « Les années parisiennes de Jean Ranc », L’Estampille. L’Objet d’art, n° 475, novembre 2012, p. 38-47 ; « Le Paris de Jean Ranc », [en ligne] hyacinthe-rigaud.over-blog.com, 31 octobre 2014, http://hyacinthe-rigaud.over-blog.com/2016/12/le-paris-de-jean-ranc.html ; « Rigaud en famille : Gaspard Rigaud et Jean Ranc », Hyacinthe Rigaud, catalogue concis de l'œuvre, Sète, 2013, p. 22-28 ; « Jean Ranc (Montpellier 1674-Madrid 1735) : œuvres méconnues ou retrouvées », Les Cahiers d'histoire de l'art, 2016, n° 14, p. 16-25.

[2] On citera surtout : Yves Bottineau, L’art cour L’Art de cour dans l’Espagne de Philippe V, Bordeaux, 1962, rééd. Mémoires du musée de l’Ile-de-France, château de Sceaux, 1992, p. 439-444 et 477-488 ; Juan J. Luna, « Un centenario olvidado : Jean Ranc », Goya, n°127, 1975 ; ibid. « Jean Ranc », Reales Sitios, n°51, 1977 ; Ibid., « Jean Ranc : Ideas artisticas y métodos de trabajo, a través de pinturas y documentos », Archivo español de arte, tome 53, n°212, 1980, p. 440-465.

[3] Le tableau était déjà passé en vente Sotheby's à Monte-Carlo le 22 février 1986 sous le lot 270 et sous le vocable de Ranc (portrait d'une femme de qualité) et n'avait pas trouvé preneur.

[5] « Madame Thellusson par Largillierre », Hyacinthe-rigaud.over-blog.com.

[6]Vente Sotheby’s, Londres, 29 avril 2015, lot. 418.

[7] Michel Huber, Notices générales des graveurs : divisés par nations et des peintres rangés par écoles, Dresde, Leipzig, 1787, p. 624.

[8] Vente anonyme, Paris, Hôtel Drouot, 30 novembre 1994, lot 127 (attribué à Ranc) puis Vente Aguttes, 16 mai 2017, lot 42.

[9] Lille, musée des Beaux-arts. Inv. P. 356.

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