Le chirurgien Passerat par Hyacinthe Rigaud : un nouvel opus inédit
18 juil. 2017Hyacinthe Rigaud, portrait d'Alexandre Passerat (détail), v. 1700. coll. priv. © ARA / Stéphan Perreau
Il est de ces nouvelles compositions crées par Hyacinthe Rigaud qui, en un instant, vous apportent tout ce qui plaît au chercheur : de la nouveauté. De la nouveauté il y en a dans cette effigie d’Alexandre Passerat, proposée hier à notre attention afin de recueillir notre expertise.
Comme nous avions supposé dès 2013, les livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud ont gardé la trace de l'existence probable de ce portrait[1]. Une lecture attentive du manuscrit révèle en effet qu’en 1709, Adrien Leprieur fut chargé de travailler sur une copie réduite du portrait original de ce modèle, copie qui fut payée 75 livres par un commanditaire anonyme. Joseph Roman, qui transcrivit le premier les comptes du peintre, avait mal lu la mention et conclu, comme d’autres après lui[2], qu’il s’agissait d’une duplication tardive de l’effigie de Madame Passerat, peinte en 1699 sans indication de prix.
Extrait des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud pour l'année 1709, ms. 624, f°30. Paris, bibliothèque de l'Institut de France © Stéphan Perreau
Pourtant, l’abréviation « Mr » valant pour « Monsieur » était clairement visible en lieu et place du « Me » pour « Madame » proposé par Roman. Selon nous, l’identité masculine ne faisait pas de doute d’autant qu’elle se trouvait appuyée par le simple « M. Passerat » indiqué lors du report du travail de Leprieur…
La réapparition en collection privée du portrait d'Alexandre Passerat, prend alors tout son sens. Probablement rentoilée au début du siècle mais ayant conservé une trace de l'identité grâce à une inscription apocryphe rapportée au dos du tableau, la composition totalement inédite chez Rigaud figure le modèle jusqu'aux genoux, tourné vers la gauche, arborant une perruque relativement basse, aux cheminées écartées selon la mode des années 1695-1700. La main droite levée, l'index pointé vers le spectateur en un élégant mouvement de montre, Passerat tourne délicatement de l'autre les pages d'un volume dont une présente, esquissés, un tibia et un crâne. La représentation ostensible par l'artiste de ces détails suffit à corroborer la fonction du modèle.
D'un format voisin du portrait de Pierre Drevet, offert au graveur en 1700, notre tableau devait probablement avoisiner les 200 à 250 livres.
Hyacinthe Rigaud, portrait d'Alexandre Passerat, v. 1700 (détail). coll. priv. © ARA / Stéphan Perreau
Parisien, prévôt de l'ordre des chirurgiens de Paris, Alexandre Passerat fit pendant sa vie le principal ornement de ce corps, nous avouera le Journal des Savants de 1715 (t. 66, p. 210) : maître ès arts en l'Université de Paris, il naquit « avec toutes les qualitez de corps et d'esprit qui peuvent rendre un homme infiniment aimable ». Surnommé le « beau Passerat » par Madame de Sévigné, celui qui tenta de sauver le compositeur Jean-Baptiste Lully du trépas que lui causa son accident de bâton de direction, « cultiva par un travail assidu les heureux talens qu'il avoit reçûs de la nature. Il joignit à la connoissance de sa Langue, qu'il parloit & qu'il écrivoit avec toute la politesse & tout l'agrément possible, celle du Grec, du Latin & de l'Italien. Il étoit bon Physicien, habile Anatomiste, excellent Opérateur, instruit à fond de la théorie de sa profession, dont il avoit lû tous les Auteurs, tant anciens que modernes. Il avoit un attachement inviolable aux véritables intérêts de sa Compagnie dont il a toujoûrs soutenu l'honneur & la Discipline avec beaucoup de fermeté. Son éloquence naturelle jointe à son grand sçavoir, engagea sa Compagnie à le choisir pour faire l'ouverture de l'Amphithéatre anatomique de S. Cosme, nouvellement construit ; & l'on peut dire que dans cette action célèbre, il mit le comble à la grande réputation qu'il s'étoit acquise en semblables occasions. En un mot, on peut assurer que comme les siècles passez n'ont vû paroître en France presque aucun Chirurgien qui lui soit comparable, la postérité n'aura pas moins de peine à trouver des sujets qui puissent dignement le remplacer. Il mourut en 1702 [ndr : 12 septembre], regretté de tous ses confrères, dans la mémoire desquels il vivra toûjours[3]. »
Le sentiment généré par la fière stature du personnage, émerveille. Hiératique, montrant ostensiblement ses deux mains, Passerat n’avait pas fait l’impasse sur ces détails anatomiques, pourtant considérés comme très onéreux dans le vocabulaire du peintre. Ici, ces mains procèdent de l’éclat de la mise en scène, et se posent en éléments tout à fait nécessaires à la valorisation du modèle. On en retrouvera de semblables, effeuillant délicatement un livre liturgique dans l’effigie de René de Beauvau du Rivau (1713). L’autre main, levée à la manière d’une gestuelle de danse baroque, n’est pas sans évoquer d’une de celle du portrait de Nicolas de Launay (1712).
Tout comme le président Cardin Le Bret quelques années plus tard (1712), Passerat se fait représenter debout, tourné vers la droite de la scène, surplombe de ses mains ses effets posés sur une lourde table à dessus de marbre veiné de vert. Le piètement du meuble, aux volutes et guirlandes feuillagées, vient à l’appui d’une datation du portrait avant 1700. Rigaud n’utilisera en effet ce type de table que dans un temps très court, comme pour l’effigie de Louis de Rouvroy (1693), de Jean Durey (1696), de celles de François Secousse ou des Le Bret père et fils (1697)…
Mais ce qui rend ce portrait attachant, outre une posture nouvelle, c’est la présence d’éléments inachevés aux côtés de parties beaucoup plus abouties, dualité causée par le décès probablement inattendu du modèle. Ainsi, le visage, premier des éléments sur lequel l’artiste travaillait, présente dans un ovale parfait, une quasi perfection dans ses carnations, de la barbe naissante autour de la bouche, au nacre des lèvres, en passant par cet « empourprement » des joues qui trahi sans équivoque la relative jeunesse du modèle. Le regard possède également cette humeur blanche caractéristique qui fait briller l’iris d’une seule touche de pinceau et lui donne la vie.
Hyacinthe Rigaud, portrait d'Alexandre Passerat, v. 1700 (détail). coll. priv. © ARA / Stéphan Perreau
Dans les mains, si tout le savoir de Rigaud est bien présent, les chairs ne sont pas achevées et de nets repentirs apparaissent dans les doigts dont on devine le bout carré aux ongles courts qui en font une des marques de fabrique du peintre. Les drapés également sont largement brossés même si toute la matière y est. Les empâtements virils sont en place mais manque l’opération finale du fondu illusionniste des matières.
Pour parfaire l’allusion à la fonction de son modèle, Hyacinthe Rigaud a pris un soin tout particulier à paginer les feuillet de l’ouvrage ouvert par Passerat, représentant ostensiblement sur la plus déployée, un fémur humain et un crâne.
La redécouverte du portrait d’Alexandre Passerat permet aujourd’hui de réidentifier le portrait de Madame Passerat peint en 1699 comme étant celui de Marie Madeleine Lemoine. Le couple aura notamment, un fils, Eustache, Capitaine de cavalerie au service du Roi d'Espagne, marié à Anne Bourgoin (voir l'inventaire après décès de cette dernière, réalisé le 23 février 1736. Paris, arch. nat. ét, LXVII, 496).