Hyacinthe Rigaud : chroniques des ventes 2015 (première partie)
04 janv. 2016L’année 2015 qui vient de s’achever aura décidément été bien riche en tableaux d’Hyacinthe Rigaud, qu’ils aient été de véritables découvertes ou des réapparitions inespérées.
Ainsi, quelques mois après un extraordinaire Saint Simon vendu chez Sotheby’s (dont la récente restauration a révélé une grande qualité d’exécution), la maison Bremens-Belleville de Lyon proposait le 15 mars, sous le lot 222 d’une belle vente mobiliaire, un intéressant portrait de miliaire simplement donné comme « école française du XVIIIe siècle » De format standard (81 x 65 cm), l’œuvre n’était pas inconnue. Nous l’avions remarquée dès le 13 décembre 2013 sous le lot 239-1 d’une vente Fleck enchères à Marseille où elle avait curieusement été expertisée comme « école française du XIXe siècle dans le goût du XVIIIe ».
Il est vrai que la perfection du dessin, suivant les traits d'esquisse que l'on peut encore voir ici et là de manière sous-jascente, pouvait induire en erreur le lecteur de l'œuvre. Présenté en buste, sur un fond de paysage, portant une perruque caractéristique de la première moitié du XVIIIe siècle, ce militaire à la mine fière et quelque peu espiègle était revêtu d’une armure rutilante largement habillée d’un ample drapé de velours lie-de-vin.
Tout le vocabulaire évoquait indéniablement Rigaud même s’il s’agissait d'évidence d'une œuvre certes de grande qualité, mais issue de son atelier. Légèrement moins subtil que celui du Catalan, le fondu des chairs de ce portrait prouvait toutefois combien certains aides étaient parvenus à un haut degré de perfection dans la duplication des images de leur professeur. Le réalisme des matières y est poussé à l’extrême, tout particulièrement par l’éclat métallique de l’armure et la souplesse du mouvement du drapé.
C’est dans les années 1710-1720 que Rigaud mit au point cette posture l’utilisant à plusieurs reprises, notamment pour l’effigie d’Hippolito Duzarro en 1712, elle même déjà considérée comme un « habillement répété » d’un prototype déjà existant[1]. Elle sera également reprise en 1717, avec le même drapé, pour le portrait du baron Érik Sparre van Sundby (1665-1726)[2]. Le port de tête, quant à lui, très haut et « posé » sur un buste tourné de trois quarts, se retrouvait dès 1705 dans divers portraits « civils ». Malgré un visage jusqu’ici inconnu dans le corpus du peintre, il reste très difficile de rétablir l’identité de ce jeune militaire en considérant l’ambitus de réutilisation de la posture. Encadré d’une belle bordure XVIIIe à coquilles et fleurettes mais non rattaché au cercle de l’artiste, le tableau alors resta dans son estimation de 2000 à 3000 €.
Le 3 juin suivant, on revoyait chez Christie’s New York (lot 43), un jeune militaire à mi-corps qui y avait déjà été proposé lors d’une vente Sotheby’s le 9 juin 2011 (lot 88). Acquis 92 500 $ pour une estimation comprise en 90 et 120 000 $, il était cette fois cédé pour 100 000 $. S’il n’a toujours pas été possible là non plus de préciser l’identité du modèle en l’absence d’un référent iconographique, d’une distinction quelconque ou d’un historique de collection, la posture était cependant aisément datable des années 1693. C’est à cette date que Rigaud semble en effet fixer pour la première fois l’attitude du militaire en armure, dans un paysage à fond de bataille, l’une des mains appuyée sur un bâton de commandement posé sur un rocher, l’autre à demi-dépliée par deux doigts et mise sur la hanche gauche.
Hyacinthe Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve Danneskjold, 1693. Dannemark, château de Fredericksborg © d.r.
En 1693 justement, il choisit de figurer ainsi le demi-frère du roi du Dannemark, Christian Gyldenlœve[3]. La posture sera ensuite reprise en 1704 pour le portrait du maréchal de Villars[4], vers 1710 pour celui du duc d’Antin[5], en 1716 au prix de quelques variantes pour celui du comte de Hoym[6], puis en 1740 pour l’effigie du prince de Lichtenstein[7]. Si un tel ambitus dans la réutilisation de la pose n’aide pas à une identification précise du tableau vendu chez Christie’s, il prouve le succès de ces formules en « habillement répété » que Rigaud sembla avoir reprises tout au long de sa vie.
École française du XVIIIe siècle d'après Hyacinthe Rigaud, portrait du duc de Sully, v. 1712. Coll. part © Aguttes svv
Quelques jours après, mais à Lyon, l’amateur avait rendez-vous chez Aguttes pour assister à une curieuse métamorphose. Le 10 juin toujours, sous le lot 55 était en effet proposé un bien peu conventionnel duc de Villars qui nous avait été préalablement soumis début 2014. Nous y avions reconnu, rapidement brossé, une copie du portrait de Maximilien-Henri de Béthune, duc de Sully, lequel original avait été peint par Rigaud en 1712[8] et correspondait probablement à la toile vendue à Nantes chez Couton Verac, le 28 octobre 2003...
Le souvenir iconographique du duc de Sully est encore visible au château de Sully, avec une grande copie « arrangée » et extrapolée en pied par un artiste anonyme sur le modèle simplifié du portrait du prince de Conti peint en 1697 par le maitre[9].
Transformant ce duc de Sully en duc de Villars et travestissant la copie « d’après Rigaud » en « attribué à », le catalogue de la vente Aguttes proposa une estimation assez élevée de 4000 à 6000 €. Acheté de bonne foi par un musée français, la vente fut finalement annulée sitôt la méprise révélée…
Enfin, et au même moment, Collin du Boccage raccrochait sur les cimaises de l’hôtel Drouot, salle 11, une femme à la robe orangée (ex-verte) désormais bien connue du public pour avoir été péniblement vendue au bout de trois sessions successives chez Libert en 2010[10]. Finalement acquise par un marchand parisien qui, à la faveur d’une utile restauration, rendit à sa robe sa couleur d’origine, passant du vert à l’orangé, elle avait été proposée au public monégasque par la maison Kohn dans la fourchette soutenue des 30 000 à 40 000 €.
Là encore, les amateurs rechignèrent à l’acquérir et la pauvre infortunée dut hélas retenter sa chance. On aurait cru que l’été 2015 aurait été son heure grâce à un nouveau commissaire priseur mais, une fois de plus, aucun amateur n’osa renchérir. L’estimation avait d’ailleurs pris 10 000 € de plus, frôlant avec enthousiasme le seuil des 50 000€. La mise à prix à 20 000 montait péniblement à 24 puis 28 000 € et l’on aurait crue adjugée au coup de marteau qui retentit un peu trop tôt. C’est donc sans grand étonnement qu’on la retrouva cet automne, représentée par Collin du Boccage à Drouot le 2 décembre dernier sous le lot 181 mais avec l’estimation réduite de 25 000 à 30 000 €. Finalement, l’inconnue aura enfin trouvé un nouveau foyer au prix de 22 500 €...
[1] Perreau, 2013, cat. P.1166, p. 232-233.
[2] Ibid, cat. PC.1257, p. 253.
[3] Ibid., cat. P.345, p. 106.
[4] Ibid., cat. P.835, p. 183 (Villars ne constutuant donc pas le terminus antequem de ce type de posture comme on le pensait jusqu'ici).
[5] ibid., cat. *P.1108, p. 223-224.
[6] ibid., cat. P.1228, p. 245.
[7] ibid., cat. P.1426, p. 299.
[8] cat. P. 1191, p. 239.
[9] Huile sur toile, 205 x 155 cm. Sully-sur-Loire, château. Inv. MH. PM45000921.
[10] Première estimation : 12000/15000 € ; seconde estimation : 4000/5000 € ; troisième estimation : 4000/5000 €. Acquise à ce prix.