Everhard Jabach et Hyacinthe Rigaud : une iconographie retrouvée
20 juil. 2015Voilà sans doute l’un des records de l’année pour une toile de Hyacinthe Rigaud de moyen format, sans ostentation ni décorum ! Avec un marteau à 80 000 € hors les frais, cette nouvelle effigie du fameux banquier-collectionneur allemand Everard Jabach (1618-1695), dans une collection particulière catalane depuis 1965, déjouait tous les pronostics en doublant son estimation lors de sa mise aux enchères à Barcelone par Balclis le 8 juillet dernier (lot 948).
Contacté quelques mois plus tôt par la maison de vente nous avions été saisi par la qualité de l’œuvre, celle des productions de la jeunesse du portraitiste, à une époque où les effets de matière n’avaient pas encore surpassé le rendu psychologique des visages. Everard Jabach est figuré en buste, tourné vers la droite, le visage pris de face, son regard plongeant dans celui du public. Dans une atmosphère minimaliste presque nordique et sur un fond minimaliste d’ocre brune, le profil se détache, inondé de lumière par la gauche. La perruque blonde et diaphane semble s’extirper du fond en rutilant de mille éclats d’or. Le col de la chemise blanche, négligemment ouvert tranche avec le manteau de velours noir, traité tout en nuances grâce à un large pli sur le devant, récurrent dans les toutes premières œuvres de l’artiste.
Rigaud semble ici avoir pris un plaisir tout particulier à sublimer la face âgée de ce riche amateur d’art, par une étude minutieuse et sans concession des ravages causés par le temps. Malgré des cernes appuyés, des joues tombantes et un goitre prononcé, le visage de Jabach en ressort grandi, pétillant, spirituel et extraordinairement réaliste. Les yeux, surtout, disent tout le talent de Rigaud à pénétrer l’âme humaine de son modèle par un travail très subtil des couleurs et des ombres, achevant d’insuffler la vie à l’iris d’une légère humeur blanche dont le relief est toujours aussi présent.
La réapparition de ce portrait est importante à plus d’un titre. Elle vient en effet, bousculer la connaissance qu’avaient les historiens de l’iconographie de Jabach peinte par Rigaud, et sur laquelle il est nécessaire de revenir[1].
L’histoire entre Rigaud et Jabach n’était pas nouvelle. Tout les rassemblait : de leurs goûts à l’envie de la collection en passant par leurs relations. C’est probablement grâce à leur passion commune pour la peinture flamande et plus particulièrement pour l’œuvre de Van Dyck que le banquier et le peintre firent connaissance et que des liens d’amitiés se nouèrent entre eux. Directeur de la Compagnie des Indes Orientales et célèbre collectionneur, Jabach fut l’un des grands fournisseurs d’œuvres d’art pour les collections de Louis XIV, à l’exemple du portrait des princes palatins peint par Van Dyck en 1637 (Paris, musée du Louvre) acquit par le roi de France de Jabach en 1671. Rigaud fut probablement tout particulièrement séduit par le tableau puisqu’il en fit une copie mentionnée dans l’inventaire de sa collection dressé en 1703 puis dans son testament de 1735 et enfin lors de la vente Collin de Vermont le 14 novembre 1761 (p. 7, n°37)[2]. En s’appuyant sur une Vie de Charles de La Fosse dans laquelle l’on assurait que cet artiste « étoit très prévenu en faveur de Rubens et de Vandyck »[3], certains historiens ont même suggéré que La Fosse, ami de Jabach et ancien professeur de Rigaud à l’Académie, avait rapproché les deux hommes.
La rencontre sur la toile devenait donc inévitable…
Extrait des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud, 1688. Paris, bibliothèque de l'Institut de France © S. Perreau
Jusqu’ici, pour illustrer la mention des livres de comptes de l’artiste qui témoignait en 1688 de la confection d’un buste de « Monsr. Jabaque » contre 112 livres et 10 sols[4], on disposait d’un ensemble d’images divisible en deux groupes. Le premier rassemble une série de trois études du visage de Jabach, à un niveau plus ou moins grand d’avancement[5], avec un même port de tête, des couleurs sensiblement proches et une ordonnance similaire du col. Toutes sont visiblement préparatoires à un grand portrait inachevé aujourd’hui conservé au château de Bussy Rabutin.
Longtemps catalogué comme « portrait d’homme aux gants gris », ce dernier montre le banquier représenté jusqu’aux genoux, devant un socle d’architecture sur lequel vient se déposer le lourd drapé d’un manteau que l’on devine à peine. Sa main droite passée par dessus ce rebord tend un doigt vers le bas de la composition en un geste gracieux. La main gauche est gantée, tenant dans son poing le second gant ainsi que l’autre pan du manteau. On aperçoit en fond à droite, une colonne au fût ébréché et, à gauche, un ciel plus ou moins nuageux. Le visage de Jabach est assez proche de celui du tableau de Barcelone à ceci près que le modèle regarde à l’extérieur du tableau, offrant au spectateur une pose presque statuaire, coupant court à toute conversation possible[6].
Anciennement dans la collection de l’introducteur des ambassadeurs et célèbre collectionneur Ange-Laurent La Live de Jully qui le disposa dans la seconde pièce ayant vue sur la cour de son hôtel particulier de la rue de Ménard, au coin de la rue de Richelieu, le tableau avait été mesuré par son propriétaire lors de la publication du catalogue historique de son cabinet de peinture[7] : « quatre pieds deux pouces de haut sur trois pieds deux pouces & demi de large » c’est à dire environ 135 par 105,5 cm (soit les dimensions actuelles du châssis de Bussy-Rabutin). La Live de Jully le considérait d’ailleurs comme « du meilleur temps de Rigaud », ayant « tout l’effet & la fierté de la couleur d’un des plus beaux tableaux de Rimbrant ». On retrouvait l’œuvre sous le numéro 60 du catalogue de sa vente après décès qui devait se tenir dans les salons de son hôtel le 5 mars 1770 et qui fut reportée aux 2-14 mai : « Jaback, grand Amateur de tableaux & de desseins, représenté à mi-corps de grandeur naturelle : il tient un gant d’une main, et a l’autre gantée [sic]. Ce portrait a une réputation méritée pour le dessin & l’intelligence de la couleur. Il est peint sur une toile qui porte 4 pieds 2 pouces de haut, sur 3 pieds 2 pouces 6 lignes de large. »[8].
On sait que La Live de Jully avait lui-même fait l’acquisition de ce grand portrait de la vente après décès de Rigaud comme le montre le descriptif de l’inventaire réalisé après la mort du peintre : « Antichambre donnant sur la rue Louis-le-Grand : Item un Grand tableau peint sur toile Portrait de M. Jabac Ebauche dans sa bordure dorée numéroté cent trente prisé la somme de huit livres »[9]. Acheté 812 livres par l’expert et marchand Pierre Remy à la vente de 1770, on le retrouve dans une vente en 1821 où il est acquis par le comte Sarcus avant d’échoir au château de Bussy-Rabutin[10].
Hyacinthe Rigaud, portrait d'Everhard Jabach, v. 1688. Berlin Staatlisches Preussiches Kultubesitz © d.r.
Le second groupe venant à l’appui de l’iconographie de Jabach chez Rigaud se constituait d’une étude de tête[11] et d’un buste un peu plus achevé[12], sans doute préparatoires à une variante du portrait de Bussy-Rabutin dont seul un dessin global, esquissé à la pierre noire et aux rehauts de craie blanche sur un papier beige était le témoin[13]. Dans ce dernier, le corps du modèle se fait plus ondulant, suivant par sa courbe ce qui devait être un rebord de pierre sur lequel le bras gauche devait s’appuyer. L’affaissement de l’épaule qui en résulte rend le port de tête plus ramassé, la tête un peu moins tournée vers la droite mais le regard toujours extérieur à la composition.
Parmi toutes ces versions il était jusqu’alors très difficile de déterminer quelle était la production originelle de 1688, d’autant qu’il fallait pouvoir expliquer pourquoi Rigaud aurait fait payer à Jabach un buste plus ou moins achevé en vue de l’extrapoler plus tard sans pouvoir l’achever.
Le format réapparu à Barcelone vient donc à point nommer répondre à cette question, d’autant que le parfait état d’achèvement de toutes les parties du tableau prouve qu’il ne s’agissait pas là d’une étude. Le regard du modèle pris de face, fixant le spectateur, plaide également pour cette hypothèse, indiquant un désir toute particulier d’intimité entre le modèle et son peintre. Nous revient alors à l’oreille la célèbre remarque de Dezallier d’Argenville affirmant que Rigaud « savait donner à ses portraits une si parfaite ressemblance, que du plus loin qu’on les apercevait, on entrait pour ainsi dire en conversation avec les personnes qu’ils représentaient ».
Au delà de la comparaison stylistique très parlante entre le tableau de Barcelone et d’autres productions contemporaines[14], il est donc très tentant d’imaginer que Rigaud a choisi, pour sa production de 1688, de représenter Jabach avec le regard de face, interagissant avec son modèle. L’existence des autres versions, davantage dans la représentation, pourrait alors être le témoignage d’une seconde œuvre dont la genèse fut longue et n’aboutit finalement pas, expliquant par la même occasion son absence de mention dans les livres de comptes de l'artiste. Restée dans son atelier jusqu’à sa mort, elle fut peut-être interrompue par la mort de Jabach, la trop grande occupation de Rigaud ou, tout simplement, l’absence d’accord entre le peintre et le banquier sur l’attitude définitive à donner.
Il y a également de fortes chances pour que le tableau vendu par Balclis soit celui qui appartint autrefois au célèbre rentier de Cologne, Anton Joseph Essingh (1787-1864), « qui joignait a un goût éclairé et sévère pour les arts, les moyens de satisfaire à toutes ses fantaisies »[15]. On reconnaît en effet aujourd’hui l’ovale dans la lithographie d’Ostewald ayant servi de frontispice au catalogue de la vente du collectionneur le 18 septembre 1865 et dont la mauvaise qualité n’avait pas permis à l’historien de lui donner une place dans le corpus du Catalan[16]. Malgré le témoignage du marchand d’art et éditeur Johann Matthias Heberle, qui décrivit le tableau sous le lot 268 du catalogue comme le « buste de grandeur naturelle d’Eberhard Jabach, le célèbre ami des arts, en perruque à queue, col négligemment boutonné, vêtement brun, vigoureuse peinture, frappante de vérité » (p. 59), il était impossible de lui donner foi en raison du parti-pris évident du vendeur et, surtout, en l’absence du tableau lui-même, retombé dans l’oubli après sa vente.
Gageons qu’une future restauration redonnera tout son lustre au tableau de Barcelone en ôtant les repeints et en refixant les soulèvements nombreux. Peut-être son nouveau propriétaire ira-t-il jusqu’à ôter le rentoilage qui ferait sans doute réapparaître une signature et une date comme Rigaud en avait l’habitude à cette époque…
[1] Roman, 1919, p. 15 ; Gallenkamp, 1956, p. 335, 359 ; Thuillier, 1961, p. 32-41 et 83, Pion, 1977, p. 47-63 ; cat. Cologne, 1986, p. 74 ; O’Neill, 1987, p. 23-27 ; Brême, 2000, p. 32 ; James-Sarazin, 2003/2, p. 304, 323 ; Perreau, 2004, p. 97-98 ; cat. Tournai, 2004 [Le Bailly de Tilleghem], p. 23 ; Rosenberg, 2005, n° 136, p. 419-420 ; James-Sarazin, 2009/2, p. 73-74, 116, 136 ; James-Sarazin, 2011/2, p. 38 ; Perreau, Hyacinthe Rigaud, catalogue raisonné de l’œuvre, Sète, 2013, cat. P.128, p. 77-78.
[2] Stéphan Perreau, Hyacinthe Rigaud le peintre des rois, Montpellier, 2004, p. 97-98.
[3] Mémoires inédits des membres de l’Académie, II, 1854, p. 7.
[4] Paris, bibliothèque de l’Institut de France, ms. 624, f° 4.
[5] Conservées à la Fondazione Cassa di Risparmio de Pesaro (Perreau, 2013, op. cit., cat. P.128-5), au Wallraf-Richadtz museum de Cologne (ibid., cat. P.128-7) et en collection privée (ibid., cat. P.128-10).
[6] On retrouve la même stature dans d’autres grands portraits peints par Rigaud, comme celui du sculpteur Desjardins, aujourd’hui conservé au Louvre (inv. 7511) ; voir Perreau, 2013, op. cit., cat. P655, p. 154.
[7] Catalogue historique du cabinet de peinture et de sculpture françoise de M. de La Live, introducteur des ambassadeurs, honoraire de l’Académie de peinture, Paris, 1764, p. 17-18 (« Le portrait de Jaback, fameux curieux de Tableaux & de desseins par Rigaud, sur toile, de quatre pieds deux pouces de haut sur trois pieds deux pouces & demi de large »). Exemplaire de l’Institut d’histoire de l’art, fond Doucet, Microfilm 35 1770 05 02.
[8] Catalogue raisonné des tableaux de différentes écoles, des figures & bustes de marbre […] & d’autres objets qui composent le cabinet de M. de la Livre de Jully, ancien Introducteur des Ambassadeurs, Honoraire de l’Académie de Peinture, par Pierre Rémy. Cette vente se fera le lundi 5 mars 1770 & jours suivants, trois heures & demie précise de relevée, rue de Menard, au coin de la rue de Richelieu, Paris, 1770, p. 33-34.
[9] James-Sarazin, 2007, n° 393, p. 116 [f° 52 du manuscrit des archives nationales].
[10] On retrouva dans les collections Sarcus au château de Bussy de nombreux autres tableaux provenant de la vente La Live de Jully telle La Belle Strasbourgeoise de Largillière, aujourd’hui au musée des Beaux-arts de Strasbourg.
[11] Tournai, musée des Beaux-arts (Perreau, 2013, op. cit., cat. P.128-6).
[12] Mulhouse, musée des Beaux-arts (Ibid., cat. P.128-3).
[13] Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz, Kupferstichkabinett. Inv. KdZ 1679 (Ibid., cat. P.128-1).
[14] On pense à l’inconnu de Lyon vendu par Aguttes en 2010 ou au portrait de Claude Hénin de Cuvilliers vendu par Ertcurial en 2014.
[15] M. A. Siret, « Collections Essingh à Cologne », Revue de l’art chrétien, oct. 1865, p. 505. Voir aussi Verzeichnis der Ausstellung von Gemälden der Meister älterer Zeit aus den Sammlungen kölnischer Kunstfreunde in dem auf dem Rathausplatze, dem Rathause gegenüber, gelegenen städischen Gebäude, DuMont-Schauberg, Cologne, 1840, n°95, p. 13 ; Comte Emmanuel-Henri de Grouchy, « Everard Jabach, collectionneur parisien », Mémoires de la société de l’histoire de Paris et de l’Ile de France, t. XXI, 1894, p. 242 ; Vey, 1967, p. 177, fig. 129.
[16] Catalogue illustré de la collection des objets d’art qui composent le cabinet de Mr. Antoine Jos. Essingh, rentier à Cologne, mort le 2 août 1864. III parties […]. Vente à Cologne le 18 septembre 1865 (au domicile mortuaire, Neumarkt, nr 37), sous la direction de J. M. Heberle (H. Lempertz), Cologne, 1865.