Hyacinthe Rigaud. Portrait de femme. V. 1690-1705. (détail) Bruxelles coll. part ©  Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud. Portrait de femme. V. 1690-1705. (détail) Bruxelles coll. part © Stéphan Perreau

Alors que nous étions en train d’approfondir aux archives la biographie de Marie-Catherine de Chastillon, celle-là même qui fut promise à Hyacinthe Rigaud en 1703, un collectionneur privé belge nous proposa l’examen d’un ravissant portrait de jeune femme anonyme qui, à bien des égards évoquait par son style ce qu’aurait pu être l’effigie perdue de cette « première Madame Rigaud ».

Hyacinthe Rigaud. Portrait de femme. V. 1690-1705. Bruxelles coll. part ©  Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud. Portrait de femme. V. 1690-1705. Bruxelles coll. part © Stéphan Perreau

D’un format standard (H. 81 ; L. 65 cm), l’œuvre avait été achetée par la famille de l’antiquaire Klaas Muller de la galerie belge De Vuyst à Lokeren dans les années 1980. Présentée à la BRAFA de Bruxelles en 2014[1], où le propriétaire actuel en fit l’acquisition, elle fut ensuite répertoriée en 2016[2].

 

Le regard mutin, habillée d’une robe de satin gris à décor de feuillages d’or et galonnée de même, la jeune modèle porte, en dessous, une chemise de coton dont les manches froncées aux coudes par un bracelet à double rang de perles, laissent voir de longues engageantes de fine dentelle. Une grande pièce de soie moirée verte, délicatement agrémentée d’un galon d’or triangle, l’enveloppe en un grand mouvement de fronce, parachevant un habillement dont l’ordonnance reviendra à plusieurs reprises chez Rigaud.

 

A gauche : Ecole française des XVIIe et XVIIIe c-siècle - portrait dit de Mme de Pomponne © David Bordes. CMN. /  A droite, Attribué Joseph André Cellony, v. 1723, portrait dit de Madame de Broglie © Christie's LTD

A gauche : Ecole française des XVIIe et XVIIIe c-siècle - portrait dit de Mme de Pomponne © David Bordes. CMN. / A droite, Attribué Joseph André Cellony, v. 1723, portrait dit de Madame de Broglie © Christie's LTD

L’artiste reprendra ainsi la même vêture en 1723 pour un autre portrait, tout aussi anonyme, prouvant le succès de la posture. Mais ses élèves ne furent pas en reste. En témoignent deux versions, avec variantes, d’une effigie dont l’identité varie : tantôt Catherine Félicité, marquise de Pomponne (château de Carrouges) tantôt Louise Augustine Salbigothon Crozat, duchesse de Broglie (collection privée)[3].

 

Dans l'image présumée de la duchesse, l'artiste substitua au rideau initial une colonne, et tenta, tant bien que mal, de restituer l'essentiel de l’habillement. Il n’est pas impossible de ces toiles aient été le reflet d’un original perdu de Rigaud. En effet, ce dernier peignit également vers 1702 Madame de Pomponne devenue, depuis 1696, l’épouse du marquis de Torcy, celui-là même qui sera l’un des témoins au mariage de l’artiste avec… Mademoiselle de Chastillon.

 

Serait-ce donc un hasard si les deux femmes furent amenées à partager le même habillement ? Si la seconde version fut sans raison valable donnée à Jean Ranc, il convient de la rendre au jeune aixois Joseph André Cellony (1696-1746), qui travailla vers 1723 auprès de Rigaud, et donc on reconnait bien ici la manière de styliser les boucles de cheveux aux contours scolaires. On sait d’ailleurs que l’artiste puisa tardivement dans le siècle, et de manière récurrente, des attitudes crées par Rigaud vingt ans plus tôt, pratique qui semble s’être généralisée à d’autres aides du maître. C’est le cas du parisien Adrien Leprieur à qui nous attribuons un portrait de femme, inspiré du même canevas et dans la figure duquel on retrouve bien la manière qu’a l’artiste de représenter en amande les yeux « fort-cernés » de ses modèles.

 

Adrien Le Prieur, portrait de femme, v. 1723 © d.r.

Adrien Le Prieur, portrait de femme, v. 1723 © d.r.

L'extrême fini des carnations de l’inconnue vendue à la BRAFA ainsi que la présence saisissante de son visage, plaident spontanément pour une attribution pleine et entière au maître, et ceci malgré certaines parties du tableau qui semblent ne pas avoir été tout à fait achevées. C'est le cas par exemple du rideau de fond, de la manche en bas à gauche et des contours débordants de l'épaule du même côté. Mais ces détails pourraient tout autant plaider pour des usures anciennes ou des reprises. De la même façon, la texture des plis du grand drapé vert, plus vigoureusement brossés que les chairs, ne suffit pas à attester d’une seconde main.

Hyacinthe Rigaud. Portrait de femme. V. 1690-1705. (détail) Bruselles coll. part © Stéphan Perreau

Hyacinthe Rigaud. Portrait de femme. V. 1690-1705. (détail) Bruselles coll. part © Stéphan Perreau

Jusqu’à présent, on ne connaissait que peu de choses sur Mademoiselle de Chastillon, sinon qu’elle avait probablement été peinte en 1702 par l’artiste avant de s’unir provisoirement à lui par un contrat de mariage passé devant le notaire Noël de Beauvais le 17 mai 1703, prélude à un mariage religieux à faire « dans le plus bref tems que se pourra ». L’acte avait cela de particulier qu’il comprenait un état des tableaux de Rigaud à cette date (issus de sa main ou non) et qu’il avait reçu l’agrément de trois des plus illustres personnages du royaume, tous de ses clients : le ministre Colbert, le maréchal de Noailles et l’architecte Mansart. Le document, publié très tôt par Guiffrey, égrenait ensuite les conditions de cette union qui devait être curieusement rompue quelques mois plus tard, sans que l’on n’en connaisse les raisons.

Signature de Marie Catherine de Chastillon sur l'acte de donation de son oncle. 24 mars 1699. Paris, archives nationales (XIV-165) © Stéphan Perreau

Signature de Marie Catherine de Chastillon sur l'acte de donation de son oncle. 24 mars 1699. Paris, archives nationales (XIV-165) © Stéphan Perreau

Le contrat de mariage ne donnait pas non plus de données biographiques précises sur l’épousée. Tout juste apprenait-on qu’elle était la fille de Charles de Chastillon, procureur au parlement et de feue Marie Dubuisson, qu’elle demeurait rue des Prouvaires, sur la paroisse Saint Eustache (donc dans la sphère du peintre), qu’elle disposait de quelques biens et que l’un de ses oncles s’était promis de copieusement la « doter ».

 

De récentes recherches, menées par Jacques Le Marois, sont heureusement venues compléter plusieurs zones d’ombre en dévoilant l’existence de deux frères et d’une sœur qui, tous, moururent avant Marie Catherine. On apprenait aussi qu’éconduite par Rigaud, elle s’était finalement unie par contrat du 4 juin 1709 à Pierre-Mathieu Guérin, auditeur de la chambre des comptes dont elle sembla ne pas avoir d’enfants.

 

Extrait du plan de Turgot : quartier de la rue Mouffertard v. 1760 © d.r.

Extrait du plan de Turgot : quartier de la rue Mouffertard v. 1760 © d.r.

C’est en redécouvrant de manière fortuite son inventaire après décès, dressé par le notaire Pierre Louis Laideguive le 9 mai 1740, que nous avons pu également lever un peu plus le voile sur le destin peu commun de cette jeune femme et sur celui, quasiment vierge, de son époux. Comme nous le développons dans la notice en ligne de notre catalogue, Madame de Chastillon devint veuve dès 1715[4]. Sans doute malade, elle s’était ensuite réfugiée dans un appartement dépendant du couvent des dames hospitalières de la rue Moufferard où elle mourut le 19 avril 1740 et où elle avait recréé un petit univers confortable sans être ostentatoire. La maison comportait une cuisine donnant sur la cour et une chambre en suite ayant la même vue dont la veuve Guérin avait la jouissance. Plusieurs armoires en chêne, un bas en bois de violette et un cabinet de bon bois plaqué noirci ouvrant à quatre guichet, deux ou trois honnêtes tables dont une de campagne couverte de cuir noir composaient un décor complété de guéridons, de chaises de commodités et autres de noyer recouverts de tapisserie à l’aiguille, ainsi que d’une couchette à bas piliers recouverte de toile à carreau de futaine blanche, de rideaux de bonne grâce et de dessus de soie cramoisi.

 

On passait à l’appartement proprement dit par un passage au second étage de la maison (meublé d’une commode de bon noyer à deux grands tiroirs et deux petits avec leurs pommes de cuivre), passage qui menait à une antichambre, une chambre et un cabinet de toilette, donnant eux aussi sur la cour. Le décorum en était légèrement plus fourni. On y trouva de grands trumeaux de glaces de 28 pouces de large sur 20 de haut, des fauteuils, commodes, tablettes précieuses, pendule et tapisserie de verdure, des chaises foncées de paille et recouvertes de velours cramoisi, un tableau peint sur toile représentant une femme, deux autres représentant Saint Pierre et Saint Paul, un autre représentant la Vierge et l’enfant Jésus et quelques dessus de porte qui ne furent estimés que 40 livres.

 

Premier folio du testament de Marie Catherine de Chastillon. 28 aout 1738. Paris, archives nationales © Stéphan Perreau

Premier folio du testament de Marie Catherine de Chastillon. 28 aout 1738. Paris, archives nationales © Stéphan Perreau

Après un petit cabinet comprenant quelques aulnes de vieille satinade et un poêle chauffe linge, on arrivait dans la chambre de la défunte avec son cabinet de toilette, ouvrant leurs fenêtres sur la rue. Bras de cheminée, armoire de bois de chêne, commode de bois d’amarante à entrées de cuivre, une grande pendule donnant les heures faite à Paris par Balhasar Martinot (1636-1714), composaient le mobilier de la première pièce. Deux portières de tapisserie verte doublée de toile à carreau entamaient le décor qui se poursuivait par deux rideaux de fenêtre de taffetas vert. Suivait une couchette à bas piliers à roulettes. Question œuvres d'art, on dénombrait un grand Christ d’ivoire posé sur son socle de bois noirci, une vierge peinte en vélin dans une bordure quarrée et d'une tapisserie de sept aulnes de court sur douze aulnes et douze de haut représentent la bataille d’Albiac par Clovis. Le cabinet de toilette quant à lui révélait la présence d'un portrait, d’un tableau figurant des animaux et d’une peinture sur cuivre représentant Jésus.

 

Comme un écho de ses dernières volontés, la veuve Guérin avait auparavant rédigé elle même un testament dès le 28 aout 1738[5], document plutôt touchant du fait de son écriture presque phonétique et « accentuée » et que nous vous livrons en en respectant sa savoureuse formulation :

 

Au nom du père et du fils et du St esprit insy soit il

 

ie re commande mon ame a dieu et à la très Ste vierge la prian de me vouloir bien présanter à son cher fils quand il luy plaira me retirer de ce monde

 

ie souette estre antere au hospitaliaires ou je suis active ruë Moufetard dans la cave de lesglise on donnera trois cent livre aux dames

 

ie souette qu’il soit dit cent messe le jour de ma mort au hospitaliaires et comme on en peu pas les dire le jour de ma mort on aura la bonté de les continuer les jours suivant le plus pronteman qu’on poura, cent messe à Saint Séverin qu’on aura la bonté de commancer le jour qu’on saura ma mort ou le plus tar le lendemain ;

 

Cent messe à lavé maria pour celle la je pris qu’elle soit payez a vin sol piesse

 

Cent messe au capucin du faubour St iaque ie pris que ces messe soient payez a quinze sol piesse

 

ie donne au pauvre de la paroisse sur la quelle ie decederé cent livre une fois payez ie les pris de prier le bon dieu pour le repos de mon ame

 

ie donne aussy au pauvre de la paroisse de St Séverin quatre cent livre une fois payez qu’on mettera entre les mein de Monsieur le curé pour les pauvres honteux de la paroisse, ie les pris de prier le bon dieu pour moy

 

ie souette quoutre les messe que iordonne il sera quil me soit dit deue a noel savoir une a St Séverin dans la chapelle du St Sacrement, on aura la bonté de priere monsieur le sacrittain de faire dire la messe tout les jour et lexecuteur de mais dernier volonté aura la bonté de donner a monsieur le sacritan du St Sacreman cent livre ; une seconde a noel à Ste Geneviève du mon , veu paye toutte les messe a quinze sol,

 

ie lesse a madmoiselle marie anne benoit ma cousine trois cent livres de rante viagere sa vie durant qui seron asignié sur ma maison ruë des prouvelle, elle recevra les trois cent livres sur cett quittance et en cas que mais eritié veullieu vandre la ditte maison ruë des prouvelle ie veu et antant quil demeure antre les meins de ce luy qui l’agetera les fons sufisan pour faire les trois cent livres de rante qui retourneton apres sa mort à la masse

 

ie donne a nicolas le bon pour les bon service quil ma randu et quil meran tous les iour, quatre mil livre une fois payez, ie me recommande a cett priere et d’antandre le plus souvan quil poura la ste messe pour le repos de mon ame

 

ie donne a la famme de chambre qui sera aupres de moy et à mon service a leur de ma mor mil livre une fois payez et en cas que ce soit manon le bon outre les mil livres ie juy donne le lit tout garnie des matelas couverture qui sont du li qui sont dan la chambre ou elle repasse, ie luy donne aussy trois fauteul trois sells qui son d’an la ditte chambre la comode qui est d’an le pasage de mon aparteman et quatre cent livre pour avoir une fois payez pour avoir ce qu’il luy manuera pour achete et meubler sa chambre, ie la prie de prier dieu pour moy et en cas que ce ne soit pas la ditte manon le bon qui soit a mon service aleur de ma mor ie d’one a celle qui y sera mil livres une fois payez, ie d’onne a manon bersan qui a esté ma quisiniere quatre cent livre une fois payez pour la recompance des bon service qu’elle ma randu, ie la pris de prier dieu pour le repos de mon ame,

 

ie veu et entand que sy il est dut des gage a nicolas le bon et a manon le bon il leur soit payé et generalemen tout ce que ie poura devoir a un unes ou autre personne ce qu’on commande par aquittez mai ditte sy cen livres preferablement a tout ce que iordonne car cest ma volonté,

 

ie donne et legue a madmoiselle creuzet ma filiolle tous mai livres depuis le premier iusqu’o dernie con trouvera ché moy ia luy donne aussy un diamant de mil livre que la pris de vouloir bien reseuvoir comme une marque de mon a mitié ie la pris de priere le seigneur pour moy,

 

ie pris qu’on me lesse vin quatre heur san mansevelir su ie meure de maladie longue ie d’eux fois vinquatre heure, sy c’est une mor subitte i’en charge madame la superieure,

 

ie pris monsieur de monvoisin de me faire le plaisir de vouloir bien estre executeur de mais dernier volonté et de vouloir bien se servir un diamant de cent pistole par reconnessance des paine quil voudra bien prendre et afin que le sieur de Monvoisin ne soit point enbarasé a payez tout ce que iordonne sy de su ie veu que mais meuble et ma vesselle d’argent soit vandu aussy tost ma mor et que mais revenus ne soit de livrez a mais heritié que deux ou trois an apres sy cela est recesaire pour rachetez toutte mais affaire mais ie le pris surtout de payez tout ce que ie pourez devoir soit a domesticles ou au reste ne voulan rien emposser a personne

 

a legar du reste de mon bien mon testamant execute mais reveu le partageron en quatre comme de bon frere et ie les pris de prier le bon dieu pour moy ir leur recommande d’estre toujour honette gen et de bien prier le seigneur quil leur fasse misericorde

 

ie pris monsieur de monvoisin de faire dire cent messe a St Severin pour le repos de lame de mon cher mary, ie me recomande à c’ete priere ce sont la mais dernieres intantion que ie souette qu’ell sois exequitte, fait à Paris au hospitaliaires du faux bourg St Marcel ruë Moustard le vin aoust mil sept cent trante huitte

Marie catherine Chastillon »

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[1] Un certificat d’authenticité comme œuvre complet et authentique de Hyacinthe Rigaud avait été délivré par Christan Moinet, président de la société des amis des musées de Lille et Ariane James Sarazin.

[2] James-Sarazin, 2016, II, cat. P.1129, p. 375 (avec les dimensions H. 80 ; L. 64 cm et provenance non indiquée).

[3] Fils de Madeleine Victoire de Rondelet et de Daniel Guérin (1613-1668), sieur de Bouscal, conseiller du roi, lieutenant général en la prévôté royalle de Rialmont en Languedoc et avocat au conseil du roi, Pierre Mathieu était le second d'une fratrie de cinq enfants. Né en 1662, à son tour conseiller du roi puis auditeur ordinaire en sa chambre des comptes, il mourut en 1715 comme le montre son inventaire après décès jusqu’ici inédit et que nous avons récemment redécouvert.

[4] Fils de Madeleine Victoire de Rondelet et de Daniel Guérin (1613-1668), sieur de Bouscal, conseiller du roi, lieutenant général en la prévôté royalle de Rialmont en Languedoc et avocat au conseil du roi, Pierre Mathieu était le second d'une fratrie de cinq enfants. Né en 1662, à son tour conseiller du roi puis auditeur ordinaire en sa chambre des comptes, il mourut en 1715 comme le montre son inventaire après décès jusqu’ici inédit et que nous avons récemment redécouvert.

[5] Déposé pour minute chez maître Laideguive, le 12 mai 1740 assorti d’un codicile (Paris, archives nationales, ét. XXIII, 509).

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