Jean Ranc, portrait de Joseph I Bonnier de La Mosson, 1702. Coll. priv. © cabinet Turquin

Jean Ranc, portrait de Joseph I Bonnier de La Mosson, 1702. Coll. priv. © cabinet Turquin

Jean Ranc, portrait de Madame Bonnier de La Mosson, 1702. Coll. priv. © cabinet Turquin

Jean Ranc, portrait de Madame Bonnier de La Mosson, 1702. Coll. priv. © cabinet Turquin

En marge des dernières nouveautés de la « planète Rigaud », ce sont deux très belles œuvres de son neveu Jean Ranc (1674-1735) qui passent prochainement en vente judiciaire chez Lombrail et Teucquam le 19 avril prochain (lots 21 et 22). Après en avoir confirmé l'authenticité pour l'expertise, nous ne résistons pas au plaisir d’en dire ici quelques mots[1].

Les portraits de Joseph I Bonnier de La Mosson (Montpellier, 26 mars 1676 – ibid., 15 novembre 1726) et de son épouse Anne de Melon (1685 - Paris, 15 août 1727) étaient bien connus des amateurs, surtout grâce à sa copie du premier, conservée au musée Fabre de Montpellier[2].

Anonyme d'après Jean Ranc, portrait de Joseph I Bonnier de La Mosson. Montpellier, musée Fabre © photo Frédéric Jaulmes

Anonyme d'après Jean Ranc, portrait de Joseph I Bonnier de La Mosson. Montpellier, musée Fabre © photo Frédéric Jaulmes

Bien qu’elle ait quitté la France depuis plus de cinquante ans, la paire avait été exposée dans la galerie Marcus en 1963 après avoir appartenu à George V, roi de Hanovre (1819-1878) puis au baron Georg Heinrich Otto Volger (1822-1897), sous l’appellation erronée de « portraits de Louis-Alexandre de Bourbon duc de Penthièvre et de la marquise de Gondrin ». Il fallut attendre une vente londonienne de Sotheby’s, le 12 avril 1978, pour la retrouver sous le même vocable (lot. 45). Acquise comme Largillierre par le président des Etats Unis Lyndon B. Johnson (1908-1973), cette paire fut à nouveau cédée à New-York, chez Sotheby’s, le 15 janvier 1993 sous le lot 82.

Invendus, les deux tableaux revinrent à Paris, chez Ader-Tajan, le 28 juin suivant (lot 53) mais furent inscrits au catalogue de la vente comme œuvres de Hyacinthe Rigaud et figurant Guillaume Scott de La Mésangère et son épouse[3]. Un petit rectificatif avant la vente les réattribua à Ranc avant qu’ils ne disparaissent à nouveau jusqu’en décembre 2006. Le 17 de ce mois, on les revit en effet à la Casa d’Aste San Marco de Venise, mais, une fois de plus comme Largillierre (lot 30).

Jean Ranc, portraits de Monsieur et Madame Bonnier, 1702 (détail). Coll. priv. © cabinet Turquin

Jean Ranc, portraits de Monsieur et Madame Bonnier, 1702 (détail). Coll. priv. © cabinet Turquin

 

« M. Bonnier, trésorier des états de Languedoc, riche de dix à douze millions, âgé de quatre-vingts ans, est mort à Montpellier, pour avoir voulu tenir table ouverte au régiment de son fils, et en faire les honneurs ». Ainsi s’exprimait l’avocat Barbier en mentionnant la disparition de Joseph I Bonnier (Montpellier, 26 mars 1676 – ibid., 15 novembre 1726), seigneur de La Mosson[4]. Fils de Philippe Bonnier, marchand drapier au quartier Saint Guilhem de Montpellier, devenu quatrième consul de la cité en 1661 puis directeur des affaires, du roi, et de Marie d’Audessan, fille naturelle d’un maître d’hôtel du roi[5], le jeune Joseph, seigneur de Malbosc, Campagne, Juvignac et autres lieux, fit une brillante carrière comme directeur des affaires du roi puis comme conseiller secrétaire en 1707. Il acheta en 1711 la charge de trésorier de la Bourse des États du Languedoc grâce aux dividendes qu’il avait tiré du ravitaillement des troupes en grain et en fourrage lors du commencement de la guerre de Succession d’Espagne.

Relevant les impôts, Bonnier prêta régulièrement au roi et en fut remboursé « sur le pied du denier 16 », soit un denier de gain pour 16 versés. Capitoul de Toulouse en 1707 et trésorier de l’hôpital général en 1709 et 1710, il acquit en 1714 la baronnie de la Mosson et y fit construire une somptueuse demeure à partir de juillet 1723, sur des plans attribués à l’architecte Jean Giral. Dans l’inventaire du château, en 1744, suite au décès de Joseph II, le fils, on décrivait dans l’escalier, « trois grands portraits avec leurs bordures dorées, l’un représentant feu sieur Bonnier, l’autre feu[e] madame Bonnier et le troisième, le feu sieur de la Mosson, encore enfant »[6], peut être les portraits peints par Ranc.

Jacques Rigaud, Paris, vue de la place des Victoires vers la rue des Fossés Montmartre © d.r.

Jacques Rigaud, Paris, vue de la place des Victoires vers la rue des Fossés Montmartre © d.r.

Le choix de l’artiste n’était pas anodin. C’est en effet probablement parce qu’ils étaient tous deux languedociens que les deux hommes se sont rapprochés, d'autant que le père de sa future épouse, Guillaume de Melon, se trouvait être le parrain de Guillaume Ranc (1684-1742), peintre et frère de Jean. Si Bonnier passait le plus clair de son temps à Paris pour ses affaires, il trouva en Jean Ranc le digne héritier d'une famille qu'il côtoya à Montpellier. Le financier allait d'ailleurs bientôt profiter de son hôtel de Pomponne, acquis place des Victoires dès 1716[7] et qui se situait justement en face de la maison à porte cochère que Ranc allait lui-même louer dès 1707 à Michel I Ancel Desgranges (1649-1731), rue des Fossés-Montmartre[8].

Malgré le départ définitif de Jean Ranc pour l’Espagne dès le mois de septembre 1722, on a longtemps pensé que ces tableaux avaient été réalisés en 1724, sans doute par l’allusion récurrente aux jardins comme élément principal de décor. On se persuada ainsi que le fond architecturé, mettant en scène Joseph Bonnier, ne pouvait que figurer la double colonnade du château de la Mosson, tout nouvellement construit et ce, malgré l’existence dans le plan d’ordonnance du haut parterre à murs de pilastres orné de balustrades qui apparaît en extrême fond et malgré le fait que Ranc ne vit jamais la demeure[9].

Yann Garnier, Reconstitution numérique du château de La Mosson © d.r.

Yann Garnier, Reconstitution numérique du château de La Mosson © d.r.

C’est beaucoup plus probablement à l’occasion, ou à l'issue, du mariage célébré en 1702 en l’église Sainte Anne de Montpellier entre Joseph I Bonnier avec Anne de Melon, fille de Guillaume de Melon, ancien receveur des tailles de Montpellier et sœur d’un « commissaire du Régent pour le système de la banque », que la commande fut passée ; le portrait de Joseph Bonnier ayant même eut les honneurs du Salon parisien de 1704[10].

Jean Ranc, portrait de Madame Bonnier de La Mosson, 1702 (détail). Coll. priv. © cabinet Turquin

Jean Ranc, portrait de Madame Bonnier de La Mosson, 1702 (détail). Coll. priv. © cabinet Turquin

La métaphore florale, très présente dans l’effigie de l’épousée, apparaît ainsi d’autant plus justifiée par la présence, au premier plan d’une branche de chèvrefeuille, symbole de l’attachement et, dans la corbeille, de diverses autres essences : roses, nigelles de damas, marguerite triple, fleur de grenadier et jacinthe bleue. Pour appuyer l’allusion, la jeune femme tient dans sa main un œillet rouge, symbole de l’amour constant. La fécondité est, quant à elle, évoquée par la grande vasque à jeu d’eau qui, associée à un groupe sculpté, meuble le fond droit de la composition.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Madame Legendre, 1701. Coll. priv. © photo Christie's images LTD

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de Madame Legendre, 1701. Coll. priv. © photo Christie's images LTD

Jean Ranc, encore largement influencé par Rigaud quoiqu’il en ait été depuis longtemps affranchi, choisit d’emprunter à son aîné une posture à succès pour sublimer son portrait féminin. Anne de Melon « trône » comme l’avait fait Madame Legendre de Villedieu devant le pinceau du catalan, à peine un an plus tôt. Sans doute moins hiératique que cette dernière, l’épouse du trésorier adopte une pose plus souple mais non moins impériale. Ranc avait déjà étrenné la posture, quoique plus simplement, pour l’effigie d’Hélène Monique de Langle, peinte en 1710 (collection privée)[11]. Ici, l’artiste surcharge son décorum, n’omettant aucun accessoire pour flatter sa cliente.

Jean Ranc, portrait d'Hélène Monique de Langle, 1710, coll. priv. © photo Stéphan Perreau

Jean Ranc, portrait d'Hélène Monique de Langle, 1710, coll. priv. © photo Stéphan Perreau

Assis dans un large fauteuil à haut dossier recouvert de velours rouge à décor de feuillages, Joseph Bonnier s’appuie pour sa part sur une lourde table à piètement ouvragé, tandis que d’une main, il esquisse un mouvement de « montre » vers l’extérieur gauche de la composition. La gestuelle n’était certes pas étrangère au vocabulaire de Rigaud mais fut avantageusement employée par Nicolas de Largillierre, plus souple que son ami dans ses compositions. Le fond, composé d’une colonnade et d’un grand mur de jardin, reprend également un élément de décor récurrent chez l’artiste : un grand pot à feu à anse et tête de faune que l’on retrouve par exemple dans un portrait d’homme encore anonyme peint à la même époque.

Jean Ranc, portrait d'homme assis, v. 1705. Coll. priv. © Stéphan Perreau

Jean Ranc, portrait d'homme assis, v. 1705. Coll. priv. © Stéphan Perreau

La chemise ouverte, sans cravate, Bonnier porte une veste de soie satinée à dominante de gris dont la boutonnière est décorée de beaux rinceaux galonnés d’or. L’ordonnance des drapés du grand manteau galonné d’or, aux couleurs froides et sombres, privilégiant le bleu et le rouge lie-de-vin rappelle sans équivoque l’un des deux morceaux de réception de l’artiste à l’Académie Royale, le portrait de François Verdier, élaboré sous la conduite attentive de Hyacinthe Rigaud (Versailles, musée national du château). La grande perruque à hautes cheminées, caractéristique de la mode du tout début de la Régence, est reprise dans ses boucles avec le même soin que celle du portrait de Jean Olivier, peint à peine quelques années plus tard.

Jean Ranc, portrait de Joseph I Bonnier de La Mosson, 1702 (détail). Coll. priv. © cabinet Turquin

Jean Ranc, portrait de Joseph I Bonnier de La Mosson, 1702 (détail). Coll. priv. © cabinet Turquin

mise à jour 20/04/2017

Lors de la vente à Drouot que nous suivions, nous avons eu le plaisir d'assister à la préemption des deux portraits par le musée Fabre de Montpellier, au terme d'une adjudication à 30 000 euros au marteau qui mettait fin aux quelques hésitations de la part du public. Il aura fallu les précisions appuyées des commissaires priseurs pour rappeler aux enchérisseurs que le lot comprenait deux tableaux et non un seul. Ce flou profita donc au musée qui s'offre à moindre coût deux chefs d’œuvre de l'artiste qui remplaceront avantageusement la copie de Monsieur Bonnier exposée jusqu'ici dans les salles XVIIIe.

Les deux toiles de Ranc, essentielles à bien des égards pour la région, ne serait-ce que par leur sujet et leur auteur, ne pouvaient donc trouver meilleur écrin que ce dynamique établissement, après leurs multiples pérégrinations.

C'est donc avec une impatience non dissimulée qu' l'on attendra de les admirer restaurés sur les cimaises du musée languedocien, non loin de leur lieu de conservation initial.


[1] Huiles sur toile, H. 146 ; L. 114 cm. Voir Michel Hilaire, « Raoux et Montpellier », Jean Raoux 1677-1734. Un peintre sous la Régence, Somogy Editions d’Art, 2009, p. 11-12 ; Olivier Zeder, « De la renaissance à la Régence, peintures françaises du musée Fabre, catalogue raisonné », Montpellier, Paris, Somogy, 2011, n°114, p. 183-184 ; Stéphan Perreau, « Les années parisiennes de Jean Ranc », L’Estampille l’objet d’art, janvier 2012, p. 70, ill. ; Stéphan Perreau, « Jean Ranc, œuvres méconnues ou retrouvées », Les Cahiers d'histoire de l'art, Voulangis, 2016, p. 20.

[2] Huile sur toile. H. 146 ; L. 115 cm. Montpellier, musée Favre. Inv. D14-1-1. Dépôt de l’hôpital général de Montpellier. Voir. Joubin A. n°727 (comme Raoux) ; Claparède, 1947, p. 219 ; Claparède, 1965, I., X, 18. Quelques variantes apparaissent dans le décor du piètement de la table qui, dans la version languedocienne, est simplifié. Le visage du modèle est également moins spirituel, moins fin.

[3] Guillaume II Scott de La Mésangère et Marie-Thérèse de Paz de Bois l’abbé avaient été peints en bustes par Rigaud en 1715 (jadis dans la collection De Fursac et passées en vente Finey à Bruxelles les 12 et 13 juillet 1905, lots 180 & 181) mais sans aucun rapport avec les compositions de Ranc.

[4] Edmond Jean-François Barbier, Chronique de la régence et du règne de Louis XV (1718-1763), ou Journal de Barbier. Paris, Charpentier, 1858, t. 1 (1718-1726), p. 450.

[5] Louis Grasset-Morel, Les Bonnier ou une famille de financiers au XVIIIe siècle, Paris, 1886.

[6] A.D.C., 1265, f° 165 verso. Cité par Zeder, op. cit., 2011, p. 216, note 7. Le portrait de Joseph II enfant semble correspondre au tableau conservé au musée Favre de Montpellier (inv. 15.1.1). Voir Zeder, ibid. p. 132.

[7] Il revendit en 1719 l’hôtel à Madame de Chaumont, enrichie par l’agiot ou le commerce du papier, pour 442000 livres (I, 449). Voir Jean Buvat, Journal de la Régence, Paris, Plon, 1865, t. I, 449.

[8] Paris, archives nationales, ét. XCVI, liasse 200 (Georges Wildenstein, Documents inédits sur les artistes français du XVIIIe siècle conservés au Minutier central des notaires de la Seine aux Archives nationales, Paris, 1966, p. 127 [bail « à Jean Rane (sic)]). Le financier devait d’ailleurs fréquenter Antoine Ranc, le père, lequel était protégé par l’archevêque Colbert.

[9] http://yanngarnier.info.free.fr/?q=divers/reconstitution-dun-ch%C3%A2teau-du-languedoc

[10] Jules Guiffrey, Collection des livrets des anciennes expositions depuis 1673 jusqu’en 1800, t. III, Exposition de 1704, Paris, 1869, p. 44 : « XVIII.  Trumeau sur l’eau : six portraits par Monsieur Ranc, Académicien, […] au troisième rang, […] M. Boniere ».

[11] Perreau, Les Cahiers d'histoire de l'art, 2016, p. 20, fig. 13.

Retour à l'accueil