Hyacinthe Rigaud et Delaunay, portrait d'André Hercule de Fleury, évêque de Frejus 1706. Coll. priv. © d.r.

Hyacinthe Rigaud et Delaunay, portrait d'André Hercule de Fleury, évêque de Frejus 1706. Coll. priv. © d.r.

Une fois n’est pas coutume, l’année 2016 fut riche en redécouvertes d’œuvres d'Hyacinthe Rigaud, permettant parfois de remettre une image sur un tableau jusqu’ici inconnu ou d’en compléter les historiques.

C’est le cas du portrait en buste d’André Hercule de Fleury (1643-1743), plus connu sous le vocable de « cardinal de Fleury » pour avoir été le précepteur de Louis XV et l’un de ses principaux ministres. Jusqu’alors, c’est son grand portrait peint en 1728 dans toute la pompe de ces dernières fonctions qui diffusa largement son image, arrangeant au besoin en buste cette composition prévue « en grand », c’est à dire à mi-corps[1]. Du premier portrait de Fleury peint plus intimement en 1706 alors qu’il n’était qu’évêque de Fréjus, et avec la collaboration de Delaunay pour le vêtement[2], on ne connaissait qu’une estampe de François Chéreau décrite par Hulst comme un « buste sans mains comme le tableau [à gauche dans un ovale de pierre], en camail, grandeur de thèse pour celle de J. S. Brissart »[3]. Par ce témoignage on savait que la planche n’avait pas été faite d’après le portrait de 1728 mais d’après un autre, plus sobre, avec le camail légèrement différent[4].

François Chéreau d'après Hyacinthe Rigaud, portrait d'André Hercule de Freury. Coll. part. © photo S. Perreau

François Chéreau d'après Hyacinthe Rigaud, portrait d'André Hercule de Freury. Coll. part. © photo S. Perreau

Lors de sa vente à Bordeaux, par maîtres Blanchy & Lacombe, le 30 mars 2016 sous le lot 401 ce nouveau buste de Fleury faisait donc figure d’inédit. Si les fins connaisseurs eurent tôt fait de reconnaître la face bonhomme du futur cardinal, l’œuvre fut néanmoins cataloguée comme simple « École française XVIIIe, suiveur de Hyacinthe Rigaud - portrait en médaillon d'un ecclésiastique » [5]Le prix d’adjudication, très peu élevé (1950 euros), fit le bonheur d’un amateur. Elle montre que la véritable identité du modèle demeura une énigme jusqu’au dernier coup de marteau alors que, dévoilée, elle eut pu faire une bien meilleure enchère.

L’habit ne faisait pourtant pas de doute concernant le rang d’évêque. À condition de bien connaître la gravure de Chéreau, on y retrouvait les mêmes mèches de cheveux, sur le front, et la même arrête du nez. L’ensemble de la vêture, ici dans un cadrage plus serré, correspondait également parfaitement à celle de l’estampe. Malgré l’état de la toile, quelque peu salie et ternie par un vernis ayant viré au chanci, on sentait la qualité du Rigaud des années 1705-1710, période où il travaille les chairs tout en rondeur et en onctuosité. Si le vêtement trahissait d’emblée un travail d’atelier, avec ses effets de moiré rapidement brossés, le visage, par contre, pouvait tout à fait être rendu au maître. Le contact que nous avons eu avec l’heureux enchérisseur du portrait nous a appris que la toile avait été repliée sur ses bords d’un châssis plus petit et qu’elle présentait donc des éléments du camail, non visibles mais correspondant bien à l’estampe de Chéreau.

Hyacinthe Rigaud et Delaunay, portrait d'André Hercule de Fleury, évêque de Frejus, 1706. Coll. priv. © photos Blanchy & Lacombe svv

Hyacinthe Rigaud et Delaunay, portrait d'André Hercule de Fleury, évêque de Frejus, 1706. Coll. priv. © photos Blanchy & Lacombe svv

Né à Lodève de Jean de Fleury, écuyer, seigneur de Die et de Diane de Treilles de Fossières, d’une ancienne noblesse de Languedoc, « homme le plus heureux de la terre » selon Voltaire, Fleury avait été nommé évêque de Fréjus le 1er novembre 1698. Avant de connaître la gloire à la cour comme précepteur du jeune Louis XV puis comme un cardinal « regardé comme l’un des plus sages » membres du gouvernement du jeune roi, cet ancien aumônier de Louis XIV qui goûtait fort ses qualités, avait été installé dès 1668 comme chanoine de l’église de Montpellier. Monté à Paris pour parfaire ses études, il entra très tôt en cour. « Sa figure annonçait avantageusement les grâces de son esprit ; il plaisait par ses manières nobles et aisées et ne paraissait vouloir plaire qu’autant que l’exige une politesse bien entendu et l’amour propre de ceux dont on veut gagner les suffrages […] Transporté d’une Cour brillante au fond d’une province éloignée, au milieu des montagnes et des rochers, l’Evêque de Fréjus put hardiment s’y montrer avec toute sa politesse ; c’était moins en lui une parure acquise et étrangère, que les dehors naturels d’une âme tendre, généreuse et compatissante, toûjours prête à effectuer ce que ses dehors promettaient. » [6]

Nul doute que ce passage, tiré d’un éloge bien connu, aurait trouvé un écho particulier auprès d’Hyacinthe Rigaud lorsqu’il eut à fixer pour la première fois les traits avenants du prélat en cette année 1706.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Johannes Frisching, 1698. Coll. priv. © Dobiaschofsky svv

Hyacinthe Rigaud, portrait de Johannes Frisching, 1698. Coll. priv. © Dobiaschofsky svv

Le 14 mai 2016, sous le lot 364, se vendait chez Dobiaschofsky à Bern, un portrait inédit peint par Rigaud en 1698[7]. Absent des livres de comptes de l'artiste, l’effigie de Johannes Frisching (1668-1726) avait séjourné un temps dans la famille von Werdt à Bern avant d’être vendue à Bâle par Bally, en 1928 (lot. 99). Repartie ensuite en collection privée helvétique, elle permet aujourd’hui d’illustrer une posture tout à fait récurrente chez l’artiste[8].

Présenté en buste en armure, tourné vers la gauche et agrémenté d'un drapé de velours, le modèle tourne la tête vers la droite, regardant à l'extérieur de la composition. La posture, suivant le principe de l'habillement répété, illustre l’efficacité de la collaboration entre le maître et ses élèves. Tandis que Rigaud s'était réservé la confection du visage, l'un de ses aides fut chargé de la vêture dont on retrouve plusieurs exemples dans le catalogue de l'artiste. Ainsi, un portrait d'homme encore non identifié dont nous avions daté la réalisation autour des années 1690, reprend exactement le même habillement [P.911]. Cette même composition, quoique tronquée, est encore attestée par un dessin, aujourd'hui conservé au musée de Reims [P.911-2], ainsi que par le portrait de Charles Honoré d'Albert de Luynes, duc de Chevreuse [P.970].

A gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait d'homme, v. 1700. coll. priv. © d.p. / A droite : Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait d'homme, v. 1700. Reims, musée des Beaux-arts © d.r.

A gauche : Hyacinthe Rigaud, portrait d'homme, v. 1700. coll. priv. © d.p. / A droite : Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait d'homme, v. 1700. Reims, musée des Beaux-arts © d.r.

Frisching appartenait à une famille noble Bernoise, originaire de la région du Niedersimmental, et à qui avait été accordé la citoyenneté de la ville de Berne dès le XVème siècle. Second fils de Samuel III Frisching (1638-1721)[9], magistrat élu à 77 ans comme au bureau du Schultheiss de Berne, le jeune homme se forme auprès de son père et se distingue notamment comme commandant en chef des forces bernoises lors de la Seconde Guerre de Villmergen. Il remplit ces fonctions en tant que commandant, mais aussi magistrat et ambassadeur. Élu en 1701 au Grand Conseil et, en 1721, au petit Conseil de Berne, Johannes Frisching s’était uni à Margaretha von Stürler (von Serraux). Un portrait de notre modèle fut également peint par Antonio David (1698–1750) dans un style proche de Largillierre (château de Jegenstorf).

Hyacinthe Rigaud (?) et atelier, portrait de Louis XIV en grand costume Royal (détail), v. 1701. Coll. priv. © Leclere svv

Hyacinthe Rigaud (?) et atelier, portrait de Louis XIV en grand costume Royal (détail), v. 1701. Coll. priv. © Leclere svv

Chez Leclere, le 18 avril 2016, une très belle réduction du célébrissime portrait de Louis XIV en grand costume royal [P.695] était proposée au public de l’hôtel Drouot sous le lot 68. Invité à examiner l’œuvre, nous avions été saisis devant tant de précision miniaturiste pour ce qui nous était présenté comme un simple riccordi d’après le grand portrait aujourd’hui au Louvre. Réfrénant notre enthousiasme face à qui pouvait être le modello perdu de la fameuse trilogie payée à Rigaud par le roi, nous restions interrogatifs sur maints points peut-être en défaveur de cette thèse bien séduisante...

Plus aboutie que l’exemplaire de Chantilly mais proche par ses dimensions[10], la version proposée à la vente par la maison Leclere ne nous sembla pas en effet appartenir à l’abondante liste des « Louis XIV » réalisés par les aides de l’atelier de Rigaud[11] et ceux, plus protocolaires diffusés par l’Atelier du roi (si l’on en excepte les bustes, têtes et autres adaptations à mi-corps). Ses dimensions correspondaient toutefois aux autres réductions connues du maître et de ses aides à l’instar de celle du duc de Saint-Simon (Paris, collection privée) ou celles du fondeur Keller, riccordi très fidèles, à la finition cependant moins poussée que les œuvres originales, peintes sur des toiles aux dimensions codifiées : environ 40 par 30 cm.

Hyacinthe Rigaud (?) et atelier, portrait de Louis XIV en grand costume Royal, v. 1701. Coll. priv. © Leclere svv

Hyacinthe Rigaud (?) et atelier, portrait de Louis XIV en grand costume Royal, v. 1701. Coll. priv. © Leclere svv

Si l’identification de la toile de Leclere comme modello de l’œuvre originale pouvait être tentante, comme nous l'avions évoqué avec les spécialistes de la maison de vente, c’est qu’elle montre de nombreuses variations dans l’attitude finale : ainsi, le revers rouge de la chaussure droite du roi diffère nettement du grand portrait tout comme le fauteuil, à droite, qui a été positionné plus en retrait avec des accotoirs, de ce fait, plus allongés. Le tabouret supportant une partie des regalia, est aussi légèrement plus petit et ne déborde plus à gauche du piédestal des colonnes comme il le devrait. Le traitement du bas-relief figurant Thémis tranche par son degré d’esquisse avec la parfaite finition des textures de l’ensemble du décorum. On n’y voit pas non plus le phylactère qui devait supporter originellement la signature de Rigaud ; phylactère constamment présent sur les versions issues de l’atelier de Rigaud ou de celui du roi[12]. Le grand dais rouge s’arrête également avant la colonnade, tandis que le mur du fond montre quelques variations dans son décor, intégrant une plate-face basse quadrilobée qui n’existait pas dans le tableau de 1701. Lors de la rédaction de notre notice d'expertise, nous nous étions posé l'ultime question : se pourrait vraiment qu’il s’agisse du fameux modello présenté par Rigaud au roi afin de recueillir son assentiment sur la composition et à lui payée d’après les comptes des bâtiments su roi ?

Hyacinthe Rigaud (?) et atelier, portrait de Louis XIV en grand costume Royal (détail), v. 1701. Coll. priv. © Leclere svv

Hyacinthe Rigaud (?) et atelier, portrait de Louis XIV en grand costume Royal (détail), v. 1701. Coll. priv. © Leclere svv

Rigaud avait en effet fait inscrire le paiement de la commande originelle dans ses livres de comptes au début de l’année 1701 (« Le Roy et le roy d’Espagne, et une copie du portrait du Roy de la même grandeur que l’original pour sa Majesté catholique, le tout 12 000 livres »). Mais l’on sait, grâce aux comptes des bâtiments du roi, qu’il avait également fourni une réduction du « Louis XIV en costume de sacre », avec un petit réajustement de prix : « Au sieur Rigault, peintre ordinaire du Roy, pour deux grands portraits du Roy en pied, avec l’esquisse en petit desdits portraits, comme aussy du portrait en pied du Roy d’Espagne qu’ils a faits pendant la présente année, 10.000 livres ».

L’hypothèse de voir dans la toile de Leclere le fameux modello ayant servi à Rigaud pour montrer ses idées premières au roi est donc très séduisante[13], même si l’on ne s’explique pas, dans ce cas, pourquoi un Rigaud, si soucieux de perfection dans le dessin, accepta finalement de montrer, sinon de céder, au roi une première ébauche aux flagrantes imprécisions de perspective (notamment dans le fauteuil, dans le tracé hésitant et tremblant des entrelacs noirs du décor sur le tapis, au premier plan ou la maladresse de la représentation des jambes croisées du monarque, faisant totalement disparaitre la jambe gauche au profit d'un cuisseau droite bien peu gracieux). Lui, ce grand artiste féru de correction anatomique, si soucieux de rendre la nature telle qu'elle se présentait à lui, avait-il décidé que de menues erreurs étaient finalement de bien peu face au monarque le plus exigeant du monde... 

Il est difficile de trancher cette question, selon nous, en l’absence de toute référence à l’esquisse dans les collections royales et, a fortiori dans la masse des tableaux décrits sommairement dans l'inventaire après décès de Rigaud. Aucun maitre étalon pouvant servir de comparatif visuel et stylistique n'étant parvenu jusqu'à nous, comme être sûr que l'oeuvre présente soit le fameux modello. L'intime conviction serait-elle devenu, en l'absence de preuve scientifique, une notre matière substituant au doute scientifique raisonnable, l'affirmation la plus triviale sur la seule foi du sentiment personnel ? 

Nul doute que l’état exceptionnel de cet éventuel modello eut, en cas contraire, été consigné par ses services du roi dans ses collections. Invendue, l’œuvre fut reproposée à la vente à Munich, par la maison Hampel Fine Art Auctions, le 7 décembre 2016, sous le lot 1345 et trouva un nouvel acquéreur.


[1] Voir Perreau, 2016, Catalogue raisonné en ligne de l’œuvre de Rigaud (http://www.hyacinthe-rigaud.com/catalogue-raisonne-hyacinthe-rigaud/portraits/831-fleury-andre-hercule-de), Perreau, « Le cardinal de Fleury chez Millon », [en ligne], 5 décembre 2010, www.hyacinthe-rigaud.over-blog.com ; Perreau, 2013, cat. P.1349, p. 277-278 ; James-Sarazin, 2016, cat. *P.1431, p. 493-496.

[2]  En 1706, Delaunay reçoit 7 livres pour « le rochet de M[onsieu]r l’évêque de Fréjus » (ms. 625, f° 20). Perreau, 2013, cat. PC.915, p. 198 ; James Sarazin, 2016, cat. P.953, p. 324-325.

[3]  Hulst/3, p. 186 ; Voltaire, 1751, I, p. 469-70 ; Portalis et Béraldi, 1880-1882, I, 379, 382 (n° 12 et 13) ; Roman, 1919, p. 121, 127 ; James-Sarazin, 2003/4, cat. I, n°783 (tableau non localisé) ; Perreau, 2013, cat. PC.915, p. 198 (tableau non localisé).

[4] James Sarazin mentionnait deux versions peintes dont les reproductions photographiques s’avèrent si mauvaises qu’on aurait eu peine à savoir si elles avaient été faites, adaptées, copiées ou arrangées d’après l’image officiel du prélat ou, justement, les estampes (James Sarazin, 2016, cat. P.953, p. 324-325).

[5]

[6] « Éloge de Monsieur le Cardinal de Fleury », Mémoires de l’Académie royale des sciences […] année 1743, Paris, de l’imprimerie royale, 1746, p. 176.

[7] Huile sur toile, H. 80 ; L. 62,5, Collection particulière. Bien que Rigaud ne signait jamais en latin, la date est donnée par une inscription apocryphe rapportée au dos après rentoilage : « Rigaud pinxit A Paris / Joh: Frisching AE: 30 Ao: 1698 [i.e. âgé de 30 ans en 1698] ».

[8] Stéphan Perreau, Rigaud online, catalogue raisonné de l’œuvre, [en ligne] http://www.hyacinthe-rigaud.com/catalogue-raisonne-hyacinthe-rigaud/portraits/232-frisching-johannes ; Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud (1659-1743). Le catalogue raisonné, Dijon 2016, Vol. 2, cat. P.1124.

[9]  Huile sur sa toile d’origine ovale. H. 73 ; L. 59 cm.

[10] Huile sur toile, rentoilé,  H. 54 ; L. 46 cm.

[11] On pense notamment à Charles Viennot (1674-1706), Adrien Leprieur (1671-1732), Claude Bailleul (fl. Paris, 1690-1718), Jacques Charles Delaunay (m. 1739), Charles Sevin de La Penaye (1685-1740) ou Éloy Fontaine (1678-v. 1747).

[12] C’est toujours le cas dans les copies réalisées par ordre du roi par François Albert Stiémart (1680-1740), protégé du duc d’Antin qui « trouva l’aisance en se spécialisant dans la copie des tableaux de maîtres » ou de Pierre Charles Prevost (mort vers 1784), actif dans l’Atelier du roi dans les années 1740-1750 (cf Louis Dimier, Les Peintres français aux XVIIIe siècle, Paris, 1928, p. 76. Pour une approche plus moderne de Stiémart, voir Glorieux, 2009, p. 161-183).

[13] Ariane James-Sarazin, Hyacinthe Rigaud (1659-1743), Dijon, Editions Faton, 2016, tome II : Le catalogue raisonné, n° P.773, p. 254.

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