Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695 (détail avant restauration). Paris, coll. priv. © Sotheby's NY

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695 (détail avant restauration). Paris, coll. priv. © Sotheby's NY

Le front haut, le visage fin et juvénile, le regard assuré porté sur l’horizon à gauche de la composition, un « homme en armure » s’invitait sous le lot 484 dans la vente de prestige proposée à New York par Sotheby’s le 30 janvier dernier. Bien que de format réduit (41,5 x 32,5 cm) cette toile attribuée à l’atelier d’Hyacinthe Rigaud « avait tout d’une grande ».

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695 (avant restauration). Paris, coll. priv. © Sotheby's NY

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695 (avant restauration). Paris, coll. priv. © Sotheby's NY

Figuré au centre de la scène, jusqu’aux genoux, vêtu d’une armure française caractéristique de la dernière décennie du XVIIe siècle, le jeune modèle portait, nouée à la taille, une grande écharpe blanche symbolisant le commandement militaire et brandissait, dans la main droite, un bâton non fleurdelisé, second emblème de cette charge. Sa main gauche était posée sur un casque, lui-même déposé sur le velours amarante d’un grand rideau recouvrant en partie le plat d’une lourde table. L’étoffe, remontée sur la droite de la scène, se lovait autour d’un tronc noueux pour atteindre la ramure d’un arbre. À gauche, on aperçevait un choc de cavalerie et de fantassins et, sur l’horizon, les fumées d’une ville en flammes dont on semblait faire le siège.

Extrait du catalogue de l'exposition de Bruxelles en 1904 © d.r.

Extrait du catalogue de l'exposition de Bruxelles en 1904 © d.r.

L’œuvre n’était pas inconnue. Avant d’être transmise par héritage au sein de la famille lithuanienne des Klabin[1], riches industriels immigrés au Brésil à la fin du XIXe siècle en se spécialisant dans la fabrique de papier, elle avait en effet été exposée à Bruxelles en 1904 par son premier propriétaire connu, le fantasque polémiste Henri Rochefort (1831-1913)[2]. Aux côtés d’un projet de plafond par Noël Hallé et d’un portrait de Louis XV « jeune », Rochefort avait ainsi présenté la petite toile comme une effigie quelque peu complaisante du « prince de Conti », probablement parce que l’image partageait un certain faste juvénile avec le portrait de ce dernier, peint par Rigaud en 1697[3]. Le catalogue reproduisait également le tableau en vignette, lui concédant avec raison « la belle allure d’un petit Van Dyck ».

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait du prince de Conti (réduit à mi-corps). Coll. priv © d.r.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait du prince de Conti (réduit à mi-corps). Coll. priv © d.r.

La réapparition récente de l’œuvre a donc permis de confirmer qu’il s’agissait probablement du riccordo d’une œuvre de plus grande envergure, peinte dans les années 1690-1694. On y retrouvait en effet bien des éléments caractéristiques du Rigaud de cette période, à commencer par un air de « délicate fierté », insufflé par l’artiste à d’autres modèles adolescents tels le chevalier de Croissy (1693), Louis III de Bourbon-Condé (1690) ou le comte de Sansøe (1696), tous trois respectivement âgé de 16, 12 et 18 ans.

Hyacinthe Rigaud, portrait du chevalier de Croissy. Château des Essarts © d.r.

Hyacinthe Rigaud, portrait du chevalier de Croissy. Château des Essarts © d.r.

La perruque, terminée en son faîte par deux « cheminées » légèrement écartées et aplaties sur le dessus, y est tout à fait illustratrice de la mode qui courait alors. Ce n’est en effet qu’à la fin du siècle qu’elle prendra de la hauteur et s’étoffera sur les épaules, avec des boucles finement peignées, les « cheminées » se rejoignant au sommet par deux grandes « cruches ». Un certain paroxysme sera atteint dans les années 1710-1720 où l’on verra la perruque devenir presque trapézoïdale, le sillon central très marqué, partant en biais du front vers l’arrière du crâne. À partir de 1730, la mode optera pour un accessoire nettement plus court et ramassé.

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Durey de Vieuxcourt, 1696. Norfolk, Chrysler museum of art © CMA

Hyacinthe Rigaud, portrait de Jean-Baptiste Durey de Vieuxcourt, 1696. Norfolk, Chrysler museum of art © CMA

Un autre élément aidait également à dater le portrait. Le piètement de la table et son lourd décor fait de volutes en rinceaux et feuilles d’acanthes se retrouvait en effet dans d’autres portraits peints par Rigaud à plusieurs années d’intervalle. Au prix de quelques variantes, c’est ainsi le même accessoire qui apparaissait dans les portraits du duc de Boufflers (1694), du marquis de Grossoles (1695) de Durey de Vieuxcourt, de François Secousse (1696) ou des Lebret père et fils (1697).

 Armet à visière amovible de type Bourguignotte. Paris, musée de l'armée © d.r.

Armet à visière amovible de type Bourguignotte. Paris, musée de l'armée © d.r.

Le casque, quant à lui, sorte d’armet à visière amovible de type « Bourguinotte » surmonté d’une haute crête centrale, constituait l’un des éléments caractéristiques des armures revêtues par les modèles de Rigaud en cette fin du XVIIe siècle. Équipé d’une large visière, de gardes-joues bilobées très enveloppantes et d’un gorgerin prononcé, on le retrouvera notamment dans l’effigie du jeune Christian Gyldenloeve Danneskjold vu plus haut (gravé par Pierre Drevet en 1696). Ces deux œuvres ont d’ailleurs également en commun de figurer un personnage d’âge voisin, dont le corps juvénile revêtu des attributs militaires se trouve mis en scène devant un paysage évoquant au loin un bataille proche ou tout juste victorieuse.

Pierre Drevet d'après Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve Danneskjold, 1696. Coll. priv. © d.r.

Pierre Drevet d'après Rigaud, portrait de Christian Gyldenloeve Danneskjold, 1696. Coll. priv. © d.r.

Agrémenté d’un panache de plumes, cet armet sera repris dans les effigies du roi Frédérick IV de Danemark et de Louis-François Henri Colbert de Croissy, toutes deux peintes en 1693. Quatre ans plus tard, lorsque Rigaud inaugurera sa célèbre série des « militaires brandissant un bâton de commandement » avec le portrait du Grand Dauphin, la pièce d’armure s’ouvrira progressivement sur le devant avec un nasal et, sur le menton, des gardes-joues désolidarisées. Notons que le prince de Conti, qui se fit également peindre en 1697, optera quant à lui pour un casque très voisin.

 

Tous ces indices nous ont donc semblé très tôt suffisamment convaincants pour qu’un seul nom porté aux livres de comptes de Rigaud puisse être avancé en guise d’identification[4] : celui du célèbre mémorialiste Louis de Rouvroy de Saint-Simon (1675-1755), peint en 1692 contre l’importante somme de 420 livres[5]. Âgé de 17 ans, bientôt duc (1694), l’adolescent venait à peine d’intégrer les mousquetaires gris et s’apprêtait à servir, en mai 1692, comme chef de bataillon au siège de Namur, aux côtés d’un roi qui le trouvait pourtant « l’air délicat » et « encore bien jeune ». Commande probable de son père, Claude, le portrait du jeune Louis devait donc avoir été entamé dès 1691, son paiement total n’ayant été effectué qu’un an plus tard comme ce fut souvent le cas.

Extrait des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud pour l'année 1692. Paris, Bibliothèque de l'Institut © photo S. Perreau

Extrait des livres de comptes d'Hyacinthe Rigaud pour l'année 1692. Paris, Bibliothèque de l'Institut © photo S. Perreau

La thèse apparaissait d’autant plus crédible que le riccordo semblait lui-même correspondre à l’esquisse du portrait de Saint Simon que Rigaud commanda en 1695 à l’un de ses aides, Nicolas Joseph Le Roy, contre une rémunération de 6 livres[6]. L’aspect ébauché de certaines parties du tableau plaidait en cette faveur même si l’on sentait qu’une seconde main, plus assurée, passa derrière le travail initial de Le Roy, notamment pour fixer les effets de matière, vérifier les couleurs, affiner le dessin. La récente restauration minutieuse du tableau a pu en effet révéler une main plus sûre, allant bien au delà de l’esquisse. Les reflets des cuirs et des tissus sur le métal de l’armure, la délicatesse des carnations (notamment sur les mains et l’ajout délicat de l’humeur dans les yeux) le tout ajouté à une grande finition des nuances dorées du piètement de la table montrent un métier remarquable.

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695. Paris, coll. priv. © d.r.

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695. Paris, coll. priv. © d.r.

Le revers du rideau à la teinte électrique, à la manière des « colori cangianti », appellait également à une réelle implication du maître dans cette œuvre. Par contre, le fond de bataille et l’enrochement qui le précède sur la gauche restent encore difficiles à identifier, même s’il serait tentant d’y voir une évocation du siège de Namur…

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695 (détail du fond). Paris, coll. priv. © Sotheby's NY

Hyacinthe Rigaud et Nicolas Joseph Le Roy, portrait de Louis de Rouvroy, duc de Saint Simon, 1695 (détail du fond). Paris, coll. priv. © Sotheby's NY

La réapparition de cette esquisse est donc un important témoin du travail d’Hyacinthe Rigaud pour les années 1690 à une époque où il commence à peindre les portraits de la majeure partie des personnes influentes à la cour, à commencer par la famille royale. Quelques œuvres avaient déjà montré le talent de l’artiste à magnifier les militaires. S’il avait représenté dès 1689 le jeune duc de Chartres, futur Régent de France, dans une posture de militaire de cour il opta, l’année suivante, pour une attitude beaucoup plus engagée lorsque le comte de Revel, lieutenant général des armées du roi, le sollicita. Si l’œuvre originale n’est pas encore retrouvée, la gravure qu’en fit Vermeulen en 1691 montre de nombreuses affinités avec notre Saint Simon.

Cornelis Vermeulen d'après Rigaud, portrait du comte de Revel, 1695. Collection privée © photo S. Perreau

Cornelis Vermeulen d'après Rigaud, portrait du comte de Revel, 1695. Collection privée © photo S. Perreau

On sait par ses livres de comptes, que Rigaud choisit très vite de garder le souvenir de certaines de ses créations à succès grâce, notamment, à de petites réductions faites a posteriori. Ce type de format complétait alors les dessins et autres répliques en « taille réelle » faites par les aides de l’atelier afin constituer un véritable « catalogue d’attitudes » destiné à une clientèle en mal d’inspiration. Certains riccordi furent cependant de véritables « commandes client » à l’instar de la réduction du portrait de Louis XIV en grand costume de sacre que conserve aujourd’hui le musée Condé de Chantilly. « Esquisse » beaucoup plus aboutie que notre Saint Simon, elle fut probablement destinée à l’Atelier du roi qui devait, lui-même, en ordonner des répliques à ses employés[7]. Le même procédé prévaut dans la réduction du portrait de l’évêque de Saint Papoul, à ceci près qu’elle fut commandée par l’évêque de Narbonne Beauvau du Rivau[8], plusieurs années après la confection de l’original, trahissant ainsi quelques erreurs par rapport à son modèle. Le copiste, qui n’avait peut-être pas vu le portrait d’origine autrement que par une réplique esquissée, prit quelques libertés : le visage fut quelque peu réinterprété (tout comme la chevelure) et la bague épiscopale changea de doigt…

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Saint Papoul, v. 1695-1700, Coll. priv. © d.r.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de l'évêque de Saint Papoul, v. 1695-1700, Coll. priv. © d.r.

Les traits du visage de Saint Simon, sans doute sommairement reproduits dans le riccordo de Sotheby’s, se retrouvent pourtant assez nettement dans ceux d’un autre portrait du futur duc, aujourd’hui conservé au musée de Chartres[9]. Le modèle, plus jeune, vêtu d’une armure et le cou ceint d’un superbe nœud rouge très en vogue dans les années 1660-1680, ne semble pas avoir plus de cinq ans : on y retrouve les mêmes yeux ronds, les mêmes lèvres pulpeuses, des sourcils bien dessinés et montants, le même petit nez rond très court et le même ovale du visage.

Ecole française du XVIIe siècle, portrait de Louis de Rouvroy de Saint Simon, v. 1680. Chartres, musée des Beaux-arts © d.r.

Ecole française du XVIIe siècle, portrait de Louis de Rouvroy de Saint Simon, v. 1680. Chartres, musée des Beaux-arts © d.r.

Si la plupart des historiens se sont très tôt accordés sur la grande qualité du tableau chartrain, son attribution fut davantage sujette à caution[10], même si l’on avança très tôt, et sans doute un peu trop facilement, le nom de Rigaud. La tradition fantasma principalement l’épisode rocambolesque de la redécouverte du tableau au début du XIXe siècle, sous le maître-autel de l’église de Mézières-en-Drouais en Eure-et-Loir. La commune étant voisine du domaine de Maillebois qui avait été racheté par la légataire de biens de Saint Simon, la comtesse de Valentinois, il n’en fallu pas plus à l’antiquaire Gillard de Nogent-le-Roi (en Beauce), premier détenteur de l’œuvre, pour faire de ce portrait miraculeux d’une figure de l’histoire de France la nécessaire production du « premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes » (pour paraphraser Saint Simon). Vendue comme « Rigaud » après 1858, l’œuvre fut rachetée par le musée chartrain en 1863 où elle reste encore, malgré tout, cataloguée sous « Rigaud ».

 

Si l’identité du tableau de Chartres ne semble pas devoir être mise en doute, son appartenance au répertoire du Catalan doit cependant en être totalement rejetée aujourd’hui. N’ayant visiblement pas été tronqué d’un plus grand format, il ne peut en aucun cas correspondre par son format au prix tout à fait exorbitant du tableau peint par Rigaud en 1692. L’entier vocabulaire de la mode vestimentaire, trop tôt dans le siècle, ne concorde pas non plus avec l’établissement plus tardif du Catalan dans la capitale.

 

L’image juvénile de Saint Simon devint rapidement obsolète et ne fut pas diffusée par l’estampe. Il fallut attendre les années 1728, date à laquelle le duc reçu le cordon bleu de l’ordre du Saint Esprit, pour qu’une nouvelle iconographie voie le jour. Elle fut commandée par le modèle au peintre parisien Pierre Cavin (1670-1736)[11], surtout connu pour ses copies de grands maîtres.

Pierre Cavin, portrait du duc de Saint Simon, v. 1728, Collection privée. © d.r.

Pierre Cavin, portrait du duc de Saint Simon, v. 1728, Collection privée. © d.r.

Modeste artiste issu de l’Académie de Saint Luc, il s’était en effet fait remarqué par ses répliques du portrait de Louis XIV en costume de sacre peint par Rigaud en 1701. Il en fit don d’un exemplaire en 1712 au couvent des Grands Augustins de la Place des Victoires, paroisse du Catalan à cette époque, ce qui fut signalé par Piganiol de La Force dans sa Description de Paris : « Le portrait du Roi Louis XIV a été peint par Cavin, peintre estimé surtout pour les bonnes copies, d’après le portrait original fait par Rigaud, le plus habile Peintre de nôtre tems pour le portrait »[12]. Devenu avec le temps l’« artiste à tout faire » de Saint Simon, Cavin travailla activement pour ses maisons, comme le montrent différentes quittances de portraits et autres « ouvrages de peinture » pour ses résidences à Paris ou à La Ferté émises entre le 23 janvier 1719 au 21 mai 1734.

 

Cependant, peu imaginatif, et au prix de quelques variantes, l’artiste se contenta pour son effigie du mémorialiste, d’adapter une posture inventée par Rigaud pour son effigie duc d’Antin ou du comte de Guldenleuw[13].

Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait du duc d'Antin, v. 1710. Versailles, musée national du château © photo S. Perreau

Hyacinthe Rigaud et atelier, portrait du duc d'Antin, v. 1710. Versailles, musée national du château © photo S. Perreau

Réduisant son modèle à un buste vêtu d’une armure et du cordon bleu de l’ordre, le peintre « termina » sa posture dans le bas du tableau par un replis d’hermine débordant sur le devant, destiné à cacher la main gauche initialement prévue par le Catalan. Malgré un métier un peu lâché, Cavin réalisa ici un arrangement convaincant, créant l’illusion d’avoir été élève de Rigaud ou du moins d’en avoir été fortement influencé. Avant de mourir en 1736 dans une relative aisance[14], Cavin réalisa un certain nombre de répliques de son œuvre, destinées aux amis et membres de la famille du modèle.

 

Son efficacité à contenter le duc de Saint Simon, à une époque où Rigaud était devenu fort cher[15], fut jugé suffisante pour que le portrait qu’il livra de son employeur monopolise l’iconographie, passant même pour une réplique d’un original de Rigaud. D’évidentes maladresses anatomiques avaient pourtant figé le visage du mémorialiste dans une image quelque peu engoncée qui rendait peu justice aux traits du modèle dont on reconnaît encore la forme des sourcils et la moue des lèvres. Pour paraphraser Georges Poisson, il n’en restait pas moins que les tableaux dus au modeste talent de Cavin ne laissaient pas de constituer les seuls éléments iconographiques et picturaux qui fassent alors référence, au point d’ailleurs d’être reprises en tête de toutes les éditions des Œuvres de Saint Simon et comme illustrations des expositions nationales dédiées au mémorialiste[16]. L’oubli dans lequel Cavin tomba rapidement expliquèrent sans doute que les estampes faites par Ingouf et de Mariage en contrepartie de son portrait du duc de Saint Simon, furent respectivement titrées comme réalisées « d’après Van Loo » et « d’après de Troy ». Lorsque le musée de Versailles en construction commanda en 1887 à Perrine Viger du Vigneau une réplique à l’huile de la toile originale, le nom de Cavin était déjà bien oublié puisque les différents catalogues du musée ont décrit l’image comme « dérivée d’un portrait attribué à François de Troy connu par une copie ancienne »[17].

Henry Joseph ou Louis Nicolas van Blarenberghe, vue du château de la Ferté Vidame av. 1755. Boston, museum of Fine arts © MFA

Henry Joseph ou Louis Nicolas van Blarenberghe, vue du château de la Ferté Vidame av. 1755. Boston, museum of Fine arts © MFA

Si Saint Simon avouait en 1696 que « Rigault était alors le premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable », le riccordo de l’ancienne collection Rochefort semble donc un témoin très précieux du travail du peintre sur l’image de celui qui allait être considéré comme le maître incontesté du portrait littéraire.

Comme c’est souvent le cas, il reste cependant difficile de retracer l’historique du tableau avant sa publication comme issue de la collection Rochefort. Lorsque les notaires Guillaume Claude Delaleu et son confrère Doyen furent chargés d’effectuer, à partir du 13 mars 1755, l’inventaire des biens du duc, répartis dans son hôtel parisien de la rue de Grenelle où il mourut et au château de La Ferté-Vidame, il ne firent, ainsi que cela se pratiquait, que peu de véritable description des « portraits de famille »[18]. Tout juste sut-on, grâce à l’expertise de Gabriel Cornu, peintre à l’Académie de Saint Luc, que Saint Simon s’était constitué une belle collection de tableaux italiens où se côtoyaient les noms de Bassan, Corrège, Reni, Véronèse, Léonard de Vinci, Titien… mais aussi de Le Brun et Jordaens. Les portraits, quant à eux, étaient considérés par tradition comme des biens domestiques, « prisés pour mémoire », la plupart du temps légués d’un bloc aux héritiers pour en disposer comme bon leur semble. Le duc n’avait pas dérogé à la règle, notifiant par testament ses dernières volontés : « Je donne et substitue à ma petite-fille et unique héritière, la Comtesse de Valentinois, tous les portraits que j’ay à La Ferté et chés moy à Paris, qui sont tous de famille, de reconnoissance, ou d’intime amitié. Je la prie de les tendre et de ne les pas laisser dans un garde meuble »[19].

 

La duchesse renonça pourtant rapidement à la succession par acte passé devant Me Baron, le 4 septembre 1755, laissant à sa propre nièce, Marie Christine Grimaldi (1728-1774), comtesse de Valentinois, née de Saint Simon de Ruffec, le soin de se charger de l’héritage. On ne sait ce que devinrent individuellement les tableaux. L’inventaire des notaires avait pourtant noté à Paris, en marge des œuvres expertisées par Cornu, un portrait de Madame de Pontchartrain, un autre de la duchesse de Berry et un autre du maréchal de Lorges. Plus nombreux furent les item conservés à la Ferté. Dans un petit cabinet jouxtant celui « en Bibliothèque », on voyait les portraits de Madame de Gamache et de la princesse de Conty. Au dessus de la cheminée, était accroché une réplique du portrait devenu célèbre de son voisin et mentor, Armand Jean Le Bouthillier de Rancé (1626-1700), abbé de la Grande Trappe, peint en 1696 par Rigaud à la demande de Saint Simon[20].

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de l'abbé de La Trappe. Carpentras, musée des Beaux-arts © d.r.

Atelier d'Hyacinthe Rigaud, portrait de l'abbé de La Trappe. Carpentras, musée des Beaux-arts © d.r.

Dans le grand cabinet, on trouvait les effigies du cardinal de Noailles, du cardinal Gualterio et du Régent, trois personnages peints également par Rigaud en 1690, 1706 et 1689 mais sans que l’on puisse nécessairement dire s’il s’agissait ici de ces créations. En effet, François de Troy avait lui aussi figuré Noailles laissant à Jean-Baptiste Santerre, le soin d’immortaliser les traits du Régent. Jouxtant les même murs, les notaires signalèrent un portrait de Madame de Saint Simon « en ovale », sans doute l’une des versions décrites par Poisson dans son important article de 1975[21]. Dans une garde robe, on trouvait un exemplaire de l’estampe figurant le cardinal Dubois, par Pierre-Imbert Drevet d’après Rigaud et, dans la chambre à coucher qui lui faisait suite, un portrait de Louis XIII sur toile accompagné de « onze tableaux qui sont des Portraits de famille ». Dans une chambre au premier étage ayant vue sur le parc, étaient enfin accrochés cinq tableaux sur toile et dans une autre, dont on fit l’inventaire le même jour que celui de la chapelle du château, les portraits « de la feue Duchesse » et du duc de Saint Simon, ce dernier encadré dans la boiserie.

 

S’agissait-il du grand tableau de 1692 ? Impossible d’avancer la moindre thèse en ce sens. La réapparition du beau riccordo de la vente Sotheby’s permet donc d’imaginer la splendeur du tableau original aujourd’hui disparu, tout comme les murs qui probablement l’on porté.


[1] Les Klabin avait émigré en Angleterre à la fin du XIXe siècle pour fuir les persécutions du Tsar contre les Juifs, avant de s’établir au Brésil dans les années 1910. Le tableau fut acquit en 1935 par Luba Klabin (1888-1969) et conservé dans ses collections à Sao Polo. Il passa par héritage à son fils Horacio (1918-1996) à Rio de Janeiro, puis au fils de ce dernier, Claudio, qui le donna en 2005 à un collectionneur privé.

[2] L'Art français au XVIIIe siècle. Exposition organisée sous le haut patronage de Sa Majesté Léopold II, Roi des Belges par la Société française de bienfaisance de Bruxelles, janvier-février-mars, 1904, p. 144, n° 59.

[3] Perreau, 2013, cat. *P.490, p. 127. Malgré sa fortune, le prince n’aurait pas eu véritablement de raison d’avoir commandé une autre composition que celle de 1697 qui se voulait, elle, commémorative du trône de Pologne que Louis XIV venait de lui offrir.

[4] Et ceci, même si l’on sait que certains portraits attestés du maître ne furent pas portés aux livres de comptes. Ces « oubliés » figurent cependant en trop faible minorité pour que la règle du doute ne prenne le pas sur l’exactitude de ces livres de comptes, très largement vérifiée.

[5] Paris, bibliothèque de l’Institut de France, ms. 624, f° 7 v°. Roman, 1919, p. 29 (ne localisait pas le riccordo) ; Stéphan Perreau, Catalogue raisonné de l’œuvre d’Hyacinthe Rigaud, Sète, 2013, cat. P.276, p. 96-97 (ill. P. 276-1).

[6] Paris, bibliothèque de l’Institut de France, ms. 625, 1695, f° 2 v° : « une esquisse de Mr le duc de St Simon ». Le Roy était maître peintre à l’Académie de Saint Luc et habitait rue Montmartre.

[7] Huile sur toile, 49,3 x 36 cm. Chantilly, musée Condé. Inv.PE 335 (cat. FSE n°137). Voir Perreau, 2013, cat. P.695-3, p. 160. Il s’agit peut-être de celle qui fut payée par ordonnance du 16 septembre 1702 : « Au sieur Rigault, peintre ordinaire du Roy, pour deux grands portraits du Roy en pied, avec l’esquisse en petit desdits portraits, comme aussy du portrait en pied du Roy d’Espagne qu’ils a faits pendant la présente année, 10.000 livres » (Guiffrey, 1896, IV, p. 827).

[8] Anciennement dans la collection Minnie de Beauvau-Craon au château d’Haroué. Vente Paris, hôtel Drouot, Rémy-Lefur, 15 juin 2015, lot. 27.

[9] Huile sur toile ovale, 65,5 x 55,5 cm. Inv. 5409. Inscription à gauche (ôtée après restauration) : Duc de St Simon Vidame de Chartres ; Reportée au dos, sur la traverse du châssis ; traces de cachets de cire rouge.

[10] Les différents catalogues du musée sont d’ailleurs le reflet de cette constante interrogation : Cat. Chartres 1863, n°72 (Rigaud) ; Cat. Chartres 1893 (comme auteur inconnu) et la note : « a été attribué à Mignard » ; Cat. Chartres 1931 (comme attribué à Largillière).

[11] Georges Poisson, « Rigaud, Cavin et Saint-Simon », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1975, p. 191-205.

[12] Jean-Aymar Piganiol de La Force, Description de Paris, de Versailles, de Marly, de Meudon, de Saint-Cloud, de Fontainebleau et de toutes les belles maisons & Châteaux des environs de Paris, tome 2, Paris, 1742, p. 560.

[13] Perreau, op. cit., cat. P.1108 et P.345.

[14] Son inventaire après décès dressé le 3 juillet 1736 avait été publié par Georges Guiffrey et signalé par Mireille Rambaud.

[15] On sait en effet que de nombreux artistes au sein de l’Académie de Saint Luc (dont Cavin dépendait), s’exerçaient à la duplication de postures crées par Rigaud. Librement ou redevables au créateur, ils palliaient ainsi à l’indisponibilité du maître débordé et participaient à sa publicité (Stéphan Perreau, op. cit., « À l’école de Rigaud, pastiches et suiveurs », p. 42).

[16] Des estampes d’après le tableau de Cavin furent notamment diffusées dès la fin du XVIIIe siècle par Ingouf comme « d’après Van Loo » puis au XIXe siècle par Mariage comme « d’après de Troy ».

[17] Claire Constans, musée national du château de Versailles, Catalogue, les peintures, volume II, 1995, cat. 5264, MV 6656, p. 936.

[18] Paris, archives nationales, CVIII, 511, res. 1155. Décrit et cité par Armand Baschet, Le Duc de Saint-Simon, son Cabinet et l’historique de ses manuscrits d’après des documents authentiques et entièrement inédits, Paris, 1874, p. 65.

[19] Testament de Louis de Rouvroy de Saint Simon, déposé le 2 mars 1755 à l’étude de Delaleu.

[20] L’original fut donné par le duc à l’abbaye où il est toujours conservé. Dans son autobiographie de 1716 Rigaud relate brièvement la genèse de ce tableau : « M. le duc de Saint-Simon, intime ami de M. de Rancé, abbé de la Trappe, désirant avoir le portrait d’un si grand homme, et n’ayant pu l’obtenir de lui, détermina Rigaud par beaucoup de prières, d’aller avec lui à cette abbaye […] pour y peindre d’idée ce saint homme. Il y resta quatre jours avec ce seigneur, et pendant ce temps-là, il fit, par un effort d’imagination, la ressemblance si parfaite de cet homme de Dieu, que tous ceux qui l’ont connu regardent cet ouvrage comme un chef-d’œuvre de l’art. Le tableau a cinq pieds de haut. Cet illustre abbé y est peint assis, méditant devant un crucifix qui est sur son bureau ; il a la plume à la main comme un homme qui compose, ayant plusieurs de ses ouvrages autour de lui. Le fond du portrait est la cellule qu’il habitoit. M. le duc de Saint-Simon le garde précieusement » (Rigaud, 1716, dans Mémoires des membres de l’Académie, Paris, 1854, p. 118).

[21] L’une à Paris (ancienne collection Oberkamp et l’autre anciennement au château de Chasnay dans la Nièvre. Poisson, 1975, fig. 9, p. 201.

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